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Les deux derniers tomes des “Ecrits politiques” d’Aimé Césaire

Ma vie est toujours en avance d’un ouragan 
(« La femme et la flamme », Soleil cou coupé, 1948)
Les commencements sont lyriques, la suite l’est moins 
(Entretien avec B. Paulino-Néto, 1989)

On sait la longévité exceptionnelle de la carrière politique d’Aimé Césaire (1913-2008) : maire de Fort-de-France de 1945 à 2001, député de la Martinique de 1945 à 1993. Césaire est par ailleurs célébré comme homme de lettres. On n’est donc pas surpris s’il a laissé, à côté de ses poèmes et de ses pièces de théâtre, nombre de textes à caractère directement ou indirectement politique : des discours à l’Assemblée nationale (repris pour la plupart dans le premier tome des Ecrits politiques) et d’autres interventions devant cette même Assemblée, des discours adressés aux Martiniquais, le plus souvent repris dans l’organe de son parti, le PPM (Parti progressiste martiniquais), des discours à portée universelle comme ceux sur le colonialisme (1950) ou sur la négritude (1987). Césaire était par ailleurs une personnalité de premier plan fréquemment sollicitée par les journalistes pour des entretiens.

Les interventions devant l’Assemblée nationale ont fait récemment l’objet d’une étude stylistique approfondie, que nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs, de la part de René Hénane[i]. Césaire, nourri d’une culture classique qui fait tristement défaut aux homme et aux femmes politiques d’aujourd’hui, était en effet un redoutable rhétoriqueur.

L’ensemble des textes à portée politique ont été réunis par les soins d’Edouard de Lépine et René Hénane dans une collection de cinq volumes (plus de 2000 pages en tout) dont les deux derniers viennent de paraître. Les césairiens et césairistes de tout bord ont désormais à leur disposition une mine de documents jusqu’alors dispersés et difficilement accessibles, voire inaccessibles. La première chose à faire est donc de saluer le travail d’archiviste des deux responsables de cette édition, sans oublier celui de l’éditeur, Jean-Michel Place, chargé de mettre en forme cette masse d’écrits.

A-t-on suffisamment souligné que Césaire était un personnage tragique, pris entre, d’une part, ses propres convictions anticoloniales et le sens qu’il donnait à la dignité de l’homme noir et, d’autre part, l’attachement à la France du peuple martiniquais dont il s’était fait le héraut ? Un vrai dilemme cornélien. Comme le Cid, Césaire était pris en effet entre son sens de l’honneur (qui le poussait à vouloir l’indépendance) et son amour, celui pour son peuple en l’occurrence (qui le poussait au contraire à demander toujours plus à la France). C’est en l’occurrence le second qui l’a emporté. Et sans doute aurait-il pu difficilement en aller autrement de la part de celui qui définissait la politique comme « aider les humbles » c’est-à-dire « les aimer » (Ecrits politiques, vol. 5 – ci-après EP 5 – p. 146), de celui que les habitants de Fort-de-France appelaient en retour « Papa Aimé » ou « Papa Césè », et si l’on se souvient enfin de la ferveur de la foule qui accompagna le cortège de son cercueil à travers la ville.

Autonomie

Mais, dira-t-on, Césaire s’est fait le défenseur de « l’autonomie » de la Martinique ! Et de fait, après avoir porté devant l’Assemblée nationale, en 1946, le projet de loi portant la transformation des colonies de Martinique, Guadeloupe, Guyane et de la Réunion en départements français, le PPM adopta bien ce mot d’ordre. Après quelques hésitations : en 1958, Césaire proposait de transformer la Martinique en une région fédérée (EP 3 – p. 25), en 1961 il mettait en avant le mot « autogestion » (EP 3, p. 148). C’est à compter du 3e congrès du PPM, en 1967, que le terme « autonomie » est définitivement retenu (EP 3, p. 232).

Les quatrième et cinquième tomes des Ecrits politiques vont de 1972 à la mort de Césaire en 2008. En 1980, le 8e congrès du PPM retint le mot d’ordre suivant : « Autonomie pour la nation martiniquaise, étape de l’histoire du peuple martiniquais en lutte depuis trois siècles pour son émancipation définitive » (EP 4, p. 267). Cette formulation traduit une tension à l’intérieur du parti entre ceux qui auraient voulu indiquer clairement que l’indépendance était le but et ceux qui, à l’instar de Césaire, s’y refusaient, en considérant à juste titre qu’un tel objectif « ne correspond[ait] ni au niveau de lutte, ni au niveau de conscience du peuple martiniquais » (p. 264).

L’élection de François Mitterrand en 1981 et les perspectives ouvertes par la création des régions se sont traduites par une pause dans les revendications autonomistes : « je proclame solennellement un moratoire politique concernant le problème du statut juridique » (29 mai 1981, EP 4, p. 275). Par la suite, Césaire n’emploiera plus guère le mot autonomie, même si l’objectif demeurera ; il parlera plus volontiers « d’approfondissement de la régionalisation » (5 mai 1988, EP 5, p. 37) en insistant sur l’idée de responsabilité. Car si les Martiniquais constituent bien une « nation », ils sont pris dans un système délétère :

« Le peuple martiniquais doit se sentir responsable, et d’abord responsable de lui-même, et responsable de son histoire. Il ne peut toujours incriminer l’autre (c’est toujours la faute de l’autre), croire que le secours, cela viendra de l’autre. Tendre la main, être aidé. C’est cela qui crée la mentalité d’assisté. C’est parce que nous sommes dans un système où le seul recours qui était laissé aux gens, c’était précisément l’assistance. C’est contre cela qu’il faut lutter » (France Antilles, 9 juin 1985, EP 5, p. 172-173).

Comment s’y prendre pour acquérir la responsabilité souhaitée ? La question restera sans réponse. On ne peut tenir en effet pour telle l’appel à une « utopie refondatrice » (ibid.). Par ailleurs, les déclarations tonitruantes contre l’assistanat s’accompagnent en pratique, chez Césaire, de revendications constantes adressées à l’Etat français afin qu’il augmente ses dépenses en Martinique (c’est l’objet de la plupart de ses interventions en tant que député). L’argumentation, tantôt implicite, tantôt explicite, est toujours la même (c’est également celle des « indépendantistes » néo-calédoniens, par exemple) : nous ne sommes pas prêts mais grâce à une aide accrue de la Métropole nous pourrons investir, nous développer, transformer notre île en une économie prospère, après quoi nous pourrons voler de nos propres ailes. L’expérience n’a-t-elle pas suffisamment démontré, pourtant, que l’assistance n’a jamais produit qu’une prospérité factice qui s’effondrerait en même temps qu’elle ?

Les deux derniers tomes des Ecrits politiques renferment une abondante matière et de magnifiques formules que le lecteur se plaira à découvrir, comme celle-ci, à propos du droit au travail : « on lui a substitué le droit à la pitance et à la survie, autant dire la sportule[ii] de l’esclavage » (8 mai 1981, EP 4, p. 270). Ou, dans le discours de Miami : « Nous sommes tout simplement du parti de la dignité et du parti de la fidélité. Je dirai donc ; provignement[iii], oui ; dessouchement, non » (26 février 1987, EP 4, p. 527).

Préjugés

Césaire n’était pas exempt de préjugés. Ainsi quand il opposait à un « monde noir » fondé « sur une volonté essentielle de réconciliation, d’harmonie » un « monde blanc » intrinsèquement violent (9 novembre 1979, EP 4, p. 239). Cette vision idyllique de la négritude ne correspond guère à une Afrique postcoloniale en proie aux luttes fratricides !

Il existe au sein des diasporas africaines un fort ressentiment contre les Blancs, lié à l’esclavage. Loin de s’atténuer avec le temps, comme on pourrait normalement s’y attendre, il ne fait que croître et le les demandes de réparation se multiplient dans de nombreux pays. Ce retour vers le passé et le rejet par les Noirs martiniquais (entre autres) de la responsabilité de leurs déboires actuels sur les ex-colons esclavagistes contredit précisément ce que déclarait Césaire en 1985 (voir supra). Pourtant, interrogé là-dessus, loin de reconnaître le rôle de certains politiciens ou intellectuels plus ou moins bien intentionnés dans l’entretien d’un tel état d’esprit, Césaire n’y voyait qu’une donnée de l’histoire dont il fallait simplement prendre acte (8 décembre 2004, EP 5, p. 275).

Le 13 novembre 1975, le député Césaire a pris la parole à l’Assemblée nationale pour critiquer d’une manière globale la politique de la France outre-mer. C’est à cette occasion, à propos du projet d’installation en Guyane de « trente ou quarante mille immigrants venus d’Europe », qu’il prononça l’expression « génocide par substitution » (EP 1, p. 218). Les Ecrits nous enseignent qu’il ne s’agissait pas d’une parole manifestement excessive dans la bouche de Césaire, comme on peut en dire au fil d’un discours polémique, mais que cela correspondait à une sorte d’obsession. Interrogé à la radio, en décembre de la même année, « il s’agit tout simplement […] de remplacer une population par une autre » (EP 4, p. 102), déclare-t-il. Trois ans plus tard, il reprend le propos dans le cadre de la campagne aux élections législatives, en l’appliquant cette fois à la Martinique.

« J’ACCUSE enfin le gouvernement d’avoir mis sur pied un plan de substitution qui compromet chaque jour davantage l’équilibre racial de notre population et d’avoir mis en train, moins publiquement qu’en Guyane sans doute mais tout aussi efficacement, un plan de recolonisation qui doit faire de nous des hommes qui seront, à bref délai, des minoritaires dans leur propre pays » (p. 184-185, n.s.).

Interrogé par un journaliste de Rouge (l’organe de la LCR, trotskiste), il déclare carrément :

« Nous sommes même biologiquement – c’est mauvais de dire ça, ça fait vraiment raciste ! – menacés, c’est un pays dont l’équilibre va être rompu, qui est envahi par tous les anciens pieds-noirs, rapatriés d’Indochine, d’Algérie, et c’est le peu de pouvoir politique que nous ayons qui va être arraché » (p. 199, n.s.).

En 1981, c’est de « liquidation culturelle » qu’il sera question (p. 314). En 1989, il défendra encore l’idée sinon l’expression elle-même : « Je ne crois pas du tout qu’il s’agisse de xénophobie ou de nationalisme étroit » (EP 5, p. 56).

De nos jours, les personnes qui emploient l’expression « grand remplacement » à propos de l’accroissement de la part des musulmans dans la population française sont considérées comme des fascistes. L’exemple de Césaire nous confirme la difficulté qu’il y a à se vouloir simultanément nationaliste (même non « étroit ») et de gauche.

De par son nationalisme, Césaire ne pouvait qu’être en opposition frontale avec le mouvement de la créolité aussi bien qu’avec Glissant et son Tout-monde. Interrogé par le journal Le Monde, Césaire soutenait que la créolité était réductrice par rapport à la négritude (12 avril 1994, EP 4, p. 155). La question n’est pas aussi théorique qu’il y paraît, même si les politiciens martiniquais contemporains ne s’y arrêtent guère. Elle ne concerne rien moins en effet que cette « identité martiniquaise » que Césaire se vantait d’avoir « réveillée », au moment où il renonçait à son poste de député (EP 5, p. 125).

 

Aimé Césaire, Ecrits politiques, série dirigée par Edouard de Lépine et René Hénane, cinq volumes, Paris Jean-Michel Place, 2013-2018 (avec le concours de la Fondation Clément)
Vol. 4 – 1972-1987, 542 p., 2018

Vol. 5 – 1988-2008, 433 p., 2018 (accompagné d’un index de l’ensemble de la série)

Editions établies par Edouard de Lépine

 

[i] https://mondesfrancophones.com/espaces/politiques/aime-cesaire-le-bossuet-des-antilles-de-lart-oratoire-a-lassemblee-nationale-2/

[ii] Les comestibles que les riches romains faisaient distribuer à leurs clients.

[iii] Marcotter (pour la vigne).