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José Bergamín, Le clou brûlant, traduction et avant-propos de Jean-Claude Carrière

Les fondeurs de briques

Il est des rééditions particulièrement bienvenues. La première traduction de El Clavo ardiente avait paru en 1972. Dans la préface ouvrant le très bel essai de José Bergamín, Malraux écrivait : « Voici ce que pense, dans quelques domaines majeurs, l’écrivain qui représenta le catholicisme dans les rangs des révolutionnaires espagnols ». Profondément catholique, profondément espagnol, profondément républicain, Bergamin ne pouvait en effet qu’intervenir dans des domaines majeurs  — la foi, la liturgie, la raison, la poésie, l’art, la politique, la liberté —  en proposant de leurs liens complexes, mystérieux, une vision absolument singulière dans la littérature occidentale du 20è siècle.

José Bergamín naît en 1895. Il participe en 1931 au gouvernement provisoire de la Deuxième République Espagnole, assiste aux incendies de plus d’une centaine d’églises et de couvents à Madrid et en Andalousie, et en 1933 aux émeutes anarchistes, durement réprimées. 1936, c’est le soulèvement nationaliste et le début de la guerre civile. Le gouvernement républicain met fin aux massacres des prêtres (9000 périront). L’Allemagne nazie et l’Italie fasciste viennent à la rescousse de Franco. La hiérarchie catholique prend fait et cause pour celui-ci. La politique de non-intervention des démocraties occidentales laisse les mains libres au caudillo et à ses alliés. José Bergamín s’engage contre les fascistes et ce qu’il estime la trahison de l’Église. Il écrit Terrorisme et persécution religieuse en Espagne 1936-1939 (1) annonçant et dénonçant, comme le fit Bernanos, l’immense vague de barbarie qui allait déferler sur l’Europe. Républicain, mais catholique, il analyse la signification théologique de la tragédie qui se joue sous ses yeux.

Le clou brûlant (il s’agit du clou de la croix) débute par le récit scandalisé que fait à sa mère une enfant de 9 ans tout juste rentrée de l’église. Sa foi, raconte-t-elle, a été profondément blessée lorsqu’au moment de la communion, elle a vu des femmes prendre des mains du prêtre l’hostie consacrée et se la passer de main en main. La connaissance de cette anecdote est l’occasion pour Bergamín d’entamer une réflexion, en faisant appel à ses lectures des grands auteurs espagnols, Lope de Vega, Calderòn, Cervantès, Gòngora, sur ce qu’est la pratique du culte liturgique sacramentel dans le catholicisme, sur son lien à la foi, laquelle dans l’irrationalité de son mystère, relève plus d’un critère d’évaluation esthétique et poétique, que moral. Les moralistes iconoclastes sont la bête noire de Bergamín (aussi bien les anarchistes brûlant les églises que les « croisés de Dieu » brûlant en son temps l’Église de Dieu). C’est que le diable, dont Bergamín traque la présence, a ses planques là où on ne le soupçonne pas, dans l’Église, par l’exemple, et derrière la Croix. C’est lui que Bergamín rend responsable de la dégénérescence, de la corruption politique, de la désintégration sociale, ce sont ses mots, de « l’Église vivante », et surtout, ajoute-t-il, « de sa laideur». C’est lui aussi, le Malin, qui est à l’origine du « vacarme » du monde, pour reprendre le mot de Thérèse d’Avila, qui en Espagne fut ce bruit infernal des canons, des bombes, des pelotons d’exécution.

La Main dans le feu (ce feu qui est celui de la vérité), dernier texte du recueil qui suit celui intitulé Le Pain dans la main, est une méditation sur le sacrement du mariage, sur l’amour et sur le temps. Et c’est toujours notre diablotin qui fait des siennes en mettant la morale dans le coup et en suscitant sur cette question de l’amour la réprobation des puritains de tous poils. Reprenant le « poème sacré du Dante », Bergamín rappelle qu’il n’y a de péché que contre l’amour, mais, précise-t-il, le plus grave contre l’amour étant « l’orgueil, la superbe », le moins grave « la concupiscence ». Parce que le premier « touche à Satan » ; le second, simple déviation amoureuse, est sans gravité, parce qu’il « touche à Dieu ». Quant au temps, si l’on veut qu’il échappe à l’emprise démoniaque, demandons aux saints ce qu’ils en pensent et comment ils le vivent. Catherine de Sienne nous en donne la formule : il « est comme la pointe d’une aiguille ». Plus de « fut », plus de « sera » : pointe du présent à tout instant, éternité assurée. Un autre Espagnol a dit cela à sa façon : « les Saints n’ont pas de montre ». Picasso, une sorte de saint, qui lui-même ne portait pas de montre.

Profondément républicain, profondément catholique, Bergamín, disais-je, et profondément Espagnol. Comme Picasso. Donc aficionado passionné. Son premier et son dernier essai sont consacrés à la tauromachie. 1930 : L’Art de birlibirloque (2) ; un demi-siècle plus tard, il publie La Solitude sonore du torero (3), superbe récit, traduit en français par Florence Delay, dans lequel il relate les expériences spirituelles les plus fortes vécues à regarder toréer ceux de ses amis qui furent parmi les plus grands toreros de leur temps. Il parle, bien sûr, de l’art tauromachique qu’il égale, quand il est grand, à la grande peinture et à la grande poésie  — Greco, Goya, Cervantès, Gracián, sont les noms qui côtoient ceux de Belmonte, Ordóñez, Rafael de Paula… —  , mais au-delà, c’est pour évoquer un art de vivre et de mourir. Qu’est-ce qu’un taureau courageux, un taureau découragé ? Qu’est-ce que la vaillance et la peur du torero ? Les courses de taureaux ne sont-elles pas, se demande Bergamín, le miroir de la vie sociale espagnole ? Plus généralement le miroir de toute société ? « Sur la peur repose la dignité humaine que représente ou symbolise le torero dans l’arène ». Mais qu’en est-il de la lâche agression du public sur les gradins, cette masse anonyme qui elle ne risque rien, injurie, conspue, agresse en toute impunité (en jetant les coussins, comme on lapide un condamné, écrit Bergamín), ceux qui risquent leur vie sur le sable ensanglanté de la piste ? N’incarne-t-il pas « l’indignité humaine à son pire degré d’avilissement» ? Le torero, c’est l’homme. Idem le taureau. « Un taureau brave n’est jamais féroce ; il est noble et clair. L’origine de la férocité chez les bêtes (comme chez l’homme) est la peur, la lâcheté ». Le spectacle du monde que nous avons chaque jour sous les yeux contredirait-il le constat de Bergamín ?

1)     Éditions de l’éclat. Traduction et présentation de Yves Roullière

2)     Le temps qu’il fait. Présentation de Florence Delay

3)     Verdier poche. Traduction et présentation de Florence Delay.