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Deux succès littéraires du printemps 2010 : Incidences de Philippe Djian et Katiba de Jean-Christophe Rufin

Deux succès littéraires du printemps 2010 : Incidences de Philippe Djian (Gallimard, 233 p., 17,90 E) et Katiba de Jean-Christophe Rufin (Flammarion, 393 p., 20 E). Par Selim Lander.

Les ressorts du succès sont décidément très divers en littérature. Sans aller chercher les auteurs de best-sellers dont les tirages atteignent plusieurs centaines de mille – dont on a parfois du mal à considérer qu’ils font œuvre littéraire – il suffit de comparer deux romans dont on a beaucoup parlé au printemps 2010, et qui se sont fort honorablement vendus tous les deux, pour mesurer combien leurs mérites peuvent être différents. D’un côté, Incidences de Philippe Djian, sorti au mois février et dont les ventes cumulées atteignaient 48 000 exemplaires à la fin mai. En face, Katiba de Jean-Christophe Rufin, sorti en avril, 45 000  exemplaires vendus à la fin mai. En dehors de la similitude des chiffres des ventes, les deux livres n’ont à vrai dire qu’un seul point commun : ils sont sortis de la plume d’écrivains déjà réputés et dont les nouveautés sont attendues par les journalistes spécialisés. Pour le reste, la démarche des auteurs s’avère très différente. J.-C. Ruffin s’inscrit fidèlement dans la tradition du roman d’espionnage, dont le but est de distraire tout en instruisant sur la politique internationale. Tandis que chez Ph. Djian, le respect de certaines conventions du polar n’est qu’un prétexte pour écrire une œuvre littéraire au sens fort du terme.

Incidences s’ouvre sur une macabre découverte. Au petit matin, un professeur constate que la jeune étudiante avec laquelle il vient de connaître une nuit d’amour et d’ivresse, est passée de vie à trépas. Ce pourrait être horrible mais la magie du style rend cet épisode simplement léger. Le narrateur, qui endosse la personnalité du professeur en question, se moque apparemment de tout. Contrairement à Ph. Djian, il a depuis longtemps renoncé à toute ambition littéraire – par manque, dit-il, de la grâce nécessaire – et il se contente d’enseigner l’écriture romanesque dans une université située quelque part dans une région au relief montagneux (ce dernier jouant un rôle important dans l’histoire). Notre narrateur poursuit donc tranquillement sa carrière d’enseignant, tout en se réservant le privilège de séduire des étudiantes qui, à ce qu’il paraît, ne demandent que ça. Son seul  souci est de dissimuler ses liaisons, car elles seraient très mal vues dans le milieu professionnel plutôt conservateur qui est le sien. Cela l’oblige évidemment à se débarrasser clandestinement du cadavre de sa partenaire d’un soir. Et c’est à ce point que l’histoire commence vraiment.

Ce serait rendre un très mauvais service au lecteur que de lui raconter la suite. Aussi se contentera-t-on d’évoquer la technique d’écriture d’un Ph. Djian qui se montre ici au meilleur de sa forme. Il faut en effet beaucoup de talent pour conduire le lecteur de surprises en surprises jusqu’à renverser totalement ses hypothèses. Aucun des trois personnages principaux (le narrateur, sa sœur et la maman de la jeune morte) n’est ce que nous croyions au départ. Même l’incident initial, la mort de la jeune fille, prend à la dernière page un aspect beaucoup plus sinistre que ce que nous pensions. Et toute cette tension qui s’installe progressivement n’empêche pas que le style demeure de bout en bout léger, comme si jamais rien n’avait d’importance. L’auteur distille incidemment (est-ce là l’origine du titre ?) des indications qui, rétrospectivement, s’avèreront d’une importance capitale, mais son personnage est si humain, si sympathique, il a une telle énergie, un tel appétit de vivre, l’on n’a vraiment pas envie de lui chercher noise.

Comme le narrateur est professeur d’écriture narrative, il a le loisir de nous faire part de sa doctrine en matière d’écriture. Il apparaît qu’elle se résume à deux règles principales, bigger than life et less is more, « qui demeurent, nous dit-il, essentielles mais semblent si peu connues et encore moins appliquées que c’en est renversant, une misère » (p. 194). Force est de reconnaître, en tout cas, que leur application dans Incidences s’avère des plus efficaces. L’auteur suit fidèlement ses deux préceptes en mettant en scène des personnages hors du commun, certes, mais sans jamais grossir le trait, en faisant tout ce qu’il faut au contraire pour les faire apparaître platement banals. Le contraste entre le « plus » (des événements qui sont relatés) et le « moins » (dans la manière de raconter : la légèreté du style, l’humour omniprésent) est sans nul doute ce qui explique le mieux la réussite du livre, au-delà de l’histoire, bien plus subtile pourtant qu’il n’y paraît au début.

« Katiba » n’est pas le nom d’une héroïne exotique. On désigne par ce mot un camp de combattants islamiques en Afrique du Nord. De fait, le roman de J-Ch. Rufin nous transporte au milieu du Groupe salafiste pour la prédication et le combat, désormais appelé Al-Qaida au Maghreb islamique. Le livre s’ouvre sur l’assassinat d’une famille de touristes italiens qui traversent le Sahara en voiture, un fait divers qui s’inspire de celui, bien réel, qui a concerné quatre touristes français en décembre 2007. Quant à l’héroïne – car il y en a une, bien sûr, elle est même le personnage central – elle s’appelle Jasmine : elle est belle, séduisante et n’a peur de rien. Elle côtoie des terroristes fanatisés, des services secrets aux plans tordus, une officine de renseignements qui cherche à se faire une place au soleil, une ONG aux intentions pas claires, des experts en tous genres, des diplomates revenus de tout. Il y a de l’action, de l’amour, du sang, bref tout ce qu’il faut pour composer un roman d’espionnage digne de ce nom.

Outre sa qualité d’Académicien français, J.-Ch. Rufin est également ambassadeur de France au Sénégal. Cela lui confère une certaine autorité lorsqu’il met en scène des événements et des personnages semblables à ceux qu’il a pu rencontrer dans sa vie professionnelle. Et il ne manque pas d’un certain sens de l’humour lorsqu’il s’attache à décrire les travers et les ridicules, non pas tant d’ailleurs du corps diplomatique dans ses postes à l’étranger, que de l’administration centrale, le Quai (d’Orsay) dont il brocarde allègrement les règles de sécurité et le service du protocole. Enfin, puisque le propre des romans d’espionnage est aussi d’instruire en fournissant aux lecteurs des informations auxquelles ils n’ont pas nécessairement accès, on trouvera dans Katiba d’intéressantes considérations sur l’univers mental des fondamentalistes musulmans. S’il faut en croire J.-Ch. Rufin (et, encore une fois, on doit pouvoir lui faire crédit sur ce point), les salafistes n’ont pas une conception linéaire du temps. Ils sont dans la quête d’un retour au commencement de l’Islam : « Le destin de l’humanité est de revivre ces heures décisives, de rejouer les mêmes affrontements » (p. 285). D’où la nécessité, hic et nunc, de la guerre sainte.

Rien de plus dissemblables, en définitive, que les deux romans examinés ici. Le premier se déguste. Bien que le style exclue toute affectation – au contraire Incidences mise constamment sur la légèreté, l’understatement, l’autodénigrement – chaque mot a été pesé. Ici la forme l’emporte sur le fond, ce qui est probablement la meilleure définition de la Littérature avec un L majuscule. Au contraire Katiba s’avale. On est porté par l’histoire dont on désire connaître la fin et l’on peut se laisser aller, du coup, à passer rapidement sur certaines descriptions ou digressions qui n’apparaissent pas indispensables à la compréhension de l’intrigue. C’est dire que le fond l’emporte sur la forme et que dès lors – si l’on admet la définition précédente – on se situe plutôt dans la littérature avec un l minuscule.