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Leçon d’écriture (7) : « En guerre » de François Bégaudeau

Chien qui ne mord pas aboie

Pirlo a bien noté que la société rétribue la littérature, pourtant dénuée de valeur d’échange, du moment qu’elle produit des livres qui parlent de la société dans les termes où celle-ci aime se parler (p. 173). Au gré d’une anecdote de son dernier roman dans laquelle intervient un auteur venu présenter son livre, c’est lui-même que décrit François Bégaudeau. D’autant que le Pirlo en question affiche une radicalité que Bégaudeau ne dément pas lorsqu’il est amené à défendre son livre dans les médias[i]. De fait, En guerre est une peinture au vitriol de la France divisée entre des fractions irréconciliables (« classes » serait trop fort) où chacun ayant perdu tout espoir que la situation globale s’améliore, se réfugie dans le cercle des intimes. Ce livre aux accents céliniens vise juste. En mettant en scène deux protagonistes appartenant à des mondes qui, en principe, ne se rencontrent jamais, il nous permet de mesurer leurs différences. Bourdieu n’est pas loin : l’habitus de Romain Praisse, chargé de l’animation culturelle à la mairie d’une préfecture de la banlieue parisienne n’est pas du tout le même que celui de Louisa Makhloufi, agent d’exploitation logistique chez Amazon.

Avant (et même un peu pendant) de tomber en improbable amour pour Romain, Louisa est la compagne de Cristiano Cunhal, ouvrier et fier de l’être chez Ecolex, avec lequel elle partage la propriété d’un pavillon acquis à crédit. Hélas cette entreprise industrielle sous-traitante et ni plus ni moins performante qu’une autre se trouve bientôt prise dans la tourmente des délocalisations. La première partie du livre analyse la stratégie de pourrissement des patrons successifs face aux efforts des ouvriers pour sauver leur outil de travail. Si le cas est hypothétique, il y en a eu suffisamment de réels dans l’actualité pour que tout ce qui est raconté ait un accent de vérité : d’un côté, les AG, le blocage de l’usine, les manifs devant la mairie ou au péage de l’autoroute, l’occupation du bureau de la responsable des ressources humaines chargé de faire avaler leur licenciement aux ouvriers et la prise en otage d’icelle, etc. ; de l’autre la morgue des patrons à l’abri d’un rapport de forces en béton et assurés de parvenir à leur fin moyennant quelques dizaines de milliers d’euros versés à chaque ouvrier, dont il convient de déduire ce que rapportera la vente à l’encan de l’usine et de ses machines.

Mais tandis que Cristiano, au chômage, s’enfonce dans la dépression tout en s’occupant à perdre son indemnité fissa dans des paris sur internet, Louisa, délaissée et de ce fait tombée dans les bras plus accueillants de Romain, s’accroche à son travail chez Amazon, partant du principe qu’elle en a davantage besoin qu’Amazon a besoin d’elle.

Ils nous tiennent.
Et donc elle se tient. Elle se tient à carreau. Elle ferme, entre parenthèses[ii], sa bouche.
Elle ne racontera pas que les objectifs de productivité de chacun doivent croître en permanence. Ni qu’une panne à l’origine d’un retard doit être justifiée par la note du garagiste sous peine de retrait sur la paie. Ni que les managers nommés associates encouragent les employés à signaler les collaborateurs qui traîneraient les pieds, discuteraient entre eux, auraient un comportement suspect, ou voleraient, si tant est que les travailleurs aussi robotisés par le rythme qu’écœurés par les montagnes de marchandises aient jamais l’idée de voler. Ni qu’en scannant le pickeur se scanne, trace ses déplacements, assure sa propre surveillance. Ni qu’à Pâques les cadres ont organisé une chasse aux œufs, avec à la clé une cocotte en chocolat pour chacun. Ni que, pour une raison un peu obscure, les recruteurs prisent particulièrement les anciens militaires.
Tout ça restera entre nous (p. 147-148).

On aura noté l’adresse aux lecteurs, à la fin. Bégaudeau se permet parfois d’intervenir dans son récit, rarement, juste pour souligner, sans en avoir l’air, une vérité pas trop bonne à dire.

Les hommes évaluent le talent sexuel d’une femme à son degré de docilité, et en dernière instance à l’intensité des gémissements qui célèbrent leur savoir-faire. Il [Romain] s’en voudrait d’en être là. Y est sans doute en partie. Moi le premier (p. 159).

A part ce trait universel chez la gent masculine, Romain est tout le contraire d’un Cristiano, adepte du body-building et fier de sa force physique.

Il est facile de ne pas s’aligner sur la compétition virile lorsqu’aucune situation ne vous l’impose. Lorsqu’on évolue dans un milieu où aucune adversité n’exige qu’on montre ses muscles, où la concorde est valorisée, la discussion préconisée, la mixité saluée, le commerce entre les sexes équitable, les hommes féminins prisés, les torses glabres, les mains fines (p. 202).

On ne racontera pas davantage les aventures de Louisa et Romain et surtout pas la fin que rien ne laissait présager. D’ailleurs l’intrigue n’est pas essentielle dans ce livre qui vaut surtout comme un miroir de ce que nous sommes, soit, dans le désordre : la bise masculine (entre hommes normalement constitués), l’épilation intégrale (jusqu’ici plutôt féminine), la belgitude, le zapping, les inégalités culturelles, le pouvoir érotisant du « hiatus politique » entre les partenaires, le populisme (« si les populistes servent le peuple, what the fuck ? »), les attentats, « la complainte de la bombasse », « le lien entre vigile et négritude », Nuit debout, etc.

 

François Bégaudeau, En guerre, Paris, Verticales, 2018, 297 p., 20 €.

[i] Voir son intervention récente dans l’émission « C-Politique ».

[ii] Louisa remplace systématiquement « entre guillemets » par « entre parenthèses »