Scènes

« Nous sommes tous repus » d’après Th. Bernhard

Le théâtre de Thomas Bernhard est rempli d’acrimonie et de fureur. Bernhard (1931-1989), autrichien, traumatisé par les années passées dans un internat nazi, à Salzbourg, n’a cessé de vitupérer contre ses compatriotes auxquels il reprochait leur complaisance envers Hitler tout autant que leur comportement après-guerre. Malade des poumons, hospitalisé à plusieurs reprises, il a développé une vision particulièrement pessimiste et cruelle de l’humanité en général. Le personnage masculin de Nous sommes tous repus mais pas repentis, adaptée du Déjeuner chez Wittgenstein (1984) par Séverine Chavrier (directrice du CDN Orléans/Centre-Val de Loire) sort d’ailleurs d’un hôpital psychiatrique, ce qui en fait un caractère bien choisi pour exprimer toute la violence bernhardienne.

Voss (ou Ludwig (la pièce s’intitule en allemand Ritter, Dene, Voss, soit les noms des trois acteurs fétiches de Th. B.), qui vient de sortir de l’hôpital, est accueilli par ses deux sœurs. Ou bien il n’est jamais sorti de l’hôpital et ses deux partenaires sont ses infirmières (quoique cela ne figure pas dans le texte et soit plutôt une suggestion de S. Chavrier dans sa note d’intention). Le dîner n’est en tout cas pas chez Wittgenstein (Paul W., ami de Th. B. et frère de Ludwig W.), lequel brille par son absence. En tout état de cause Nous sommes tous repus… est une adaptation avec des emprunts à d’autres pièces, voire d’autres auteurs, comme Nietzche.

Il n’est pas facile de mettre en scène Th. B. Pour ne citer qu’un exemple, La Place des héros dans la version de Lupka (Avignon 2016) ne fut pas le succès escompté[i]. S. Chavrier a fait quant à elle le pari de l’outrance. « Monter Bernhard aujourd’hui, écrit-elle, pour ramasser quelque chose qui est dit et redit dans son œuvre, c’est une manière de penser, de dire, de voir, de crier en silence, de vociférer du dedans, de ruminer en parlant, sûrement pas un geste formel et musicalement immaculé ». Et plus loin : « Il faudra que s’invente un théâtre burlesque et extravagant ».

Pari tenu, pari réussi. Après un prologue quasi muet pendant lequel on se demande où elle veut en venir, la température monte progressivement… en même temps que le niveau sonore. Le son joue ici un rôle essentiel, en particulier les crachouillements des disques joués à plein tubes et « scratchés » ou « tapotés » par Voss. Avec ces moments où la sono explose alternent heureusement (pour les oreilles peu habituées) des passages de musique classique brefs mais intacts et quelques intermèdes au piano par Dene. Le niveau sonore est de manière générale élevé, tellement que les micros dont sont pourvus les comédiens sont, dans ce cas, indispensables pour leur permettre de se fondre dans un univers où l’amplification domine.

Mais la musique et le son ne sont qu’un des éléments contribuant à l’effet « too much » – ici volontairement recherché. Il y a encore le jeu des comédiens et avant tout celui de Laurent Papot qui n’hésite jamais à en remettre dans la surenchère. Il est le clown – triste – qui mène son jeu sinistre avec une autorité telle que les deux comédiennes ne sont que ses comparses et ses victimes consentantes. Et l’on se met à leur place : comment faut-il se comporter face à un frère imprévisible qui passe sans transition de la gentillesse à la brutalité, d’un discours policé à une pantalonnade ? Voss est malade et, de ce simple fait, tout lui est permis, jusqu’aux pires excès, comme lorsqu’il simule (?) un viol ou recrache sur ses sœurs ce qu’il vient d’avaler. L’ « action » est en effet celle d’un repas de famille (à grand recours de vaisselle brisée). La pièce, dans le genre repas apocalyptique, rappelle en plus « énorme » Automne et Hiver de Lars Noren présentée par le Collectif Citron en Avignon en 2018[ii].

De temps à autre une vidéo en noir et blanc, tremblée, montre les comédiens dans des paysages d’hiver. Un moyen de détendre provisoirement l’atmosphère. Il arrive aussi que Voss se saisisse d’une petite caméra et filme des séquences de la pièce. Sans aucun souci de qualité, peut-être une parodie des abus de l’usage de la vidéo sur les plateaux de théâtre depuis quelques années ?

Une bizarrerie de ce spectacle si fort, en tout cas de la représentation à laquelle nous avons assisté. Elle s’est terminée classiquement par un noir qui a provoqué des applaudissements assez peu nourris, les spectateurs attendant le retour des comédiens sur le plateau… Or ils n’ont jamais réapparu, laissant tout le monde fort décontenancé. Provocation ? Dans quel but ?

Avec Marie Bos, Séverine Chavrier, Laurent Papot. M.E.S. Séverine Chavrier.

Théâtre Monfort, Paris, 5-9/11/2019.

[i] https://mondesfrancophones.com/espaces/periples-des-arts/avignon-2016-15-place-des-heros/

 

[ii] https://mondesfrancophones.com/espaces/periples-des-arts/avignon-2018-4-moliere-lars-noren-michele-cesaire-off/