« Malheur au fou qui n’est pas fou chez les fous ! »
Il faut saluer la constance de Jean-Noël Schifano et des éditions Gallimard, lesquelles, après un premier volume en 2013 consacré à la poésie, un second en 2015 reprenant la trilogie romanesque Les Cancrelats, Les Méduses, Les Phalènes[i] clôturent les œuvres complètes de T. U Tam’si avec un troisième volume qui contient à la fois son dernier roman, Ces fruits si doux de l’arbre à pain, une série de nouvelles et des contes.
Le roman, copieux (345 p.), publié en 1987 un an avant la mort de l’auteur, se déroule entièrement au Congo-Brazzaville juste après l’indépendance. Il est divisé en quatre parties inégales. La première, la plus brève, présente la famille au centre de l’histoire, Raymond Poaty, le père, juge, Isabelle, la mère, directrice d’école, Gaston, le fils aîné, étudiant en France, Sébastien, le second, à l’âge du bac, Marie-Thérèse dite Tchilolo, une fille dans les tourments de l’adolescence, enfin André, le petit dernier. Les deuxième et troisième parties, de plus de cent pages chacune, sont centrées respectivement sur la personne du juge, qui aspire à devenir procureur mais pas à n’importe quelle condition, et sur celle de Gaston, qui, de retour au pays, a intégré l’élite dirigeante à ses risques et périls. La quatrième partie ressort de la littérature fantastique avec la zombification de Gaston. Bien davantage que les romans précédents d’U Tam’si qui se situaient avant l’indépendance, Ces fruits si doux de l’arbre à pain est empreint d’un profond pessimisme. Foncièrement honnêtes, le juge comme Gaston n’ont pas leur place dans un pays aux mains de gouvernants corrompus. Les méchants gagnent à tout coup, la rhétorique révolutionnaire est mise au service des ambitions les plus cyniques et l’assassinat politique est le moyen le plus commode de se débarrasser de tous ceux qui refusent de participer à ce jeu sinistre.
U Tam’si affiche la couleur d’emblée : « Ils ont traîné l’indépendance dans la boue de Poto-Poto » (p. 35). Et quand le juge se déclare adversaire du parti unique, il ne reçoit en retour que de « grands éclats de rire » (p. 52). Dans un pays où « les canailles ont la partie belle dans les jeux retors de la politique » (p. 129), comment s’étonner que la concussion et les promotions canapé soient la règle ? Le pouvoir masque ses défaillances derrière des « incantations d’anticolonialisme comme cautère à tout » (p. 218), aussi ne s’étonne-t-on pas de la disgrâce de Gaston qui a voulu soutenir devant le bureau politique l’opinion suivant laquelle le colonialisme fut en réalité « la première grande révolution des temps modernes en Afrique », ajoutant : « Que nos peuples d’Afrique l’aient voulu ou pas. Que ces peuples aient été contraints ou pas, ça n’y change rien. Ils sont ce que cette révolution-là en a décidé » (p. 224).
C’est ici comme plus haut clairement l’auteur qui parle, Congolais vivant en France et qui considère son pays de loin. Mais cela n’enlève rien à un constat partagé par bien des auteurs africains, celui de l’échec dramatique des régimes issus de l’indépendance. Il n’est pas faux à cet égard d’incriminer les puissances ex-coloniales, puisqu’il est patent qu’elles ont soutenu des dictatures sanguinaires sous prétexte que l’ordre – quel qu’il soit – est préférable à la « chienlit ». U Tam’si suggère de façon assez transparente la responsabilité de la France en mettant en scène dans son roman l’agent français d’un certain « Flocat, l’homme du Général » (p. 255), Jacques Foccart, évidemment.
Ces fruits si doux de l’arbre à pain est un grand roman politique, toujours d’actualité, hélas ! Bien que ce que les romanciers racontent ne soit souvent rien de plus qu’une transcription de la réalité, il est malheureux qu’ils ne pèsent guère en matière d’influence. De fait, ce livre publié il y a plus de trente ans n’a pas davantage que d’autres changé la politique en Afrique, les dictateurs continuent à y prospérer. Il n’en est pas moins nécessaire pour les intellectuels de témoigner et de dénoncer, car si le silence vaut acceptation, la parole peut être moteur d’action. C’est pourquoi il est essentiel d’opposer un discours de vérité à la rhétorique creuse des démagogues.
Après Ces fruits si doux de l’arbre à pain, on pourra se détendre en lisant les nouvelles aux accents surréalistes réunies sous le titre de La Main sèche et les contes intitulés Légendes africaines. Notons d’ailleurs que des contes sont déjà présents dans le roman, en rapport avec l’intrigue et conformément à une tradition bien ancrée dans le « Continent ».
Tchicaya U Tam’si, Ces fruits si doux de l’arbre à pain – roman, La Main sèche – nouvelles, Légendes africaines – contes, Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2018, 739 p., 24 €.
[i] Cf. notre compte-rendu « Tchicaya U Tam’si, poète et romancier », Antilla, n° 1719, 3 juin 2016, p. 28-29. / Tchicaya U Tam’si, poète et romancier (28 mai 2016) https://mondesfrancophones.com/espaces/afriques/tchicaya-u-tamsi-poete-et-romancier/