La mort en berne[1] est le premier roman du poète, essayiste, nouvelliste et dramaturge français, Denis Emorine. L’auteur puise dans sa propre expérience, sa propre existence, dans son identité et subjectivité pour nous offrir ce roman d’inspiration autobiographique qui raconte les voyages et les quêtes internes de l’écrivain Dominique Valarcher, bibliothécaire d’une grande université française, publié et traduit dans plusieurs pays, aspirant à vivre de sa plume grâce à ses conférences et droits d’auteur.
Dominique Valarcher, de retour de l’université new-yorkaise Benson College, reçoit le message d’une jeune étudiante hongroise, Nóra Németh, qui envisage de faire un master sur l’auteur. Valarcher trouve que la jeune fille est la réincarnation même de l’actrice soviétique Tatiana Samoïlova qu’il avait vue dans Quand passent les cigognes quand il était enfant et dont la beauté et l’interprétation l’avaient charmé. La responsable du département d’études françaises invite l’auteur à passer une semaine à Pécs pour donner des conférences, rencontrer professeurs et étudiants et éventuellement organiser des ateliers d’écriture. La présence de la jeune étudiante, quoique peu saisissable pendant longtemps, fonctionne comme auxiliaire, catalyseur dans la constitution de soi et ouvre à l’auteur de nouvelles perspectives de rétrospection, d’introspection tout en évoquant en lui sa passion pour les pays de l’Est aussi. Cette recherche méditative et réflexive est un récit monologique ponctué et enrichi de dialogues et de fragments poétiques qui élargit l’espace intertextuel du genre, redessine les horizons d’attente et joint l’invention à la (re)découverte de soi : en imprimant sur la fiction le sceau de la vie réelle, l’auteur crée « une véritable gnoséologie du sujet »[2], car en réalité, c’est en s’inventant comme un autre que l’écrivain s’approprie son destin[3].
L’œuvre se prête à une lecture plurielle, multidimensionnelle qui cherche à identifier et étudier les diverses strates narratives, identitaires. Grâce au voyage, à la rencontre avec Nóra, à la découverte de la ville de Pécs, aux conférences de l’écrivain, à l’échange, aux pensées et à la beauté rayonnante de la jeune étudiante, l’auteur s’engage dans un parcours (auto-)réflexif, analytique qui nuance le roman en l’enrichissant d’une lecture en tant que journal de bord d’une plongée dans « la structure même du soi »[4], d’une traversée de l’inconscient et apporte en même temps des éléments enrichissants à la connaissance de la substance mentale et spirituelle de l’être en général et de l’être de l’écrivain-protagoniste en particulier dont l’identité personnelle est esquissée dans un caractère mobile, une pluralité variable, inconstante et peu saisissable qui comprend voire embrasse comme trait inhérent la juxtaposition, la consonance des extrémités.
« L’altérité de soi, qui est souvent exprimée en termes de fracture ou d’aliénation »[5] se trouve ici sublimée dans l’unité de l’égotique de l’autofiction, de la « poétique de l’ego »[6]. En nous immergeant dans La mort en berne, nous pouvons connaître non seulement le côté professionnel du réseau relationnel du protagoniste à travers ses échanges avec son éditeur et ses interventions universitaires, mais aussi l’architectonique et les dynamiques de son for intérieur qui régissent la dimension familiale des filles de Valarcher, Natacha et Laure, et celle, encore plus intime, de l’amour, de la femme de sa vie, Laetitia, dont les nuances se dessinent dans une véritable poétique méditative. Cette œuvre-mosaïque, composée de fragments de souvenirs, d’impressions, d’enchaînements d’idées, d’éléments d’introspection et d’auto-analyse retrace à travers des coupes transversales les diverses périodes, couches et tranches de la vie de l’écrivain qui se juxtaposent, se superposent et se télescopent dans le présent de l’écriture. Le fil conducteur s’agence autour de la figure de l’étudiante hongroise, Nóra Németh dont la présence fonctionne comme une lentille convergente. L’intégralité du texte évolue autour de la quête du protagoniste, de son analyse introspective. Comme l’autofiction accueille des microrécits de vie, de sentiments et de souvenirs, l’histoire mémorielle et émotive qui se déploie progressivement se prête à une lecture visant à révéler les dynamiques latentes des pulsions de l’affliction, de la perte, de la déliaison et de l’ébranlement psychologique induit par les forces autodestructrices et dévastatrices émergeant du subconscient et faisant irruption dans la réalité du protagoniste : « Dans ce texte, ce n’est pas la permanence d’une chose qui se pense ou d’un être intelligent qui fait l’identité du soi, mais la réflexivité de la conscience (consciousness) qui accompagne toutes les pensées et par laquelle nous ne pouvons percevoir sans apercevoir qu’on perçoit. L’identité du soi est enveloppée dans l’acte même par lequel nous sentons, percevons, pensons, voulons, en raison de cette réflexivité »[7].
L’espace du texte est plastique. La malléabilité de l’espace subjective et géographique s’enracine dans les colorations affectives du soi. Qu’il s’agisse de la maison familiale, du bureau, de la micro-réalité de l’auteur ou de son voyage en Hongrie, de la ville de Pécs, on peut parler d’une spatialité intuitive qui se conçoit et se constitue dans des mouvements d’une topologie affective, d’un paysage émotif qui s’inscrit au cœur même de la subjectivité et se teint de toute la gamme de nuances et de couleurs d’une possibilité, d’une ouverture et d’une liberté de sentir. L’un des principaux facteurs de « tonalisation » qui forment, travaillent et transforment sans cesse la matière textuelle, la phénoménologie et même le côté métaphysique de cet univers littéraire est l’affectivité en tant que moyen d’auto-révélation, le « sentiment comme révélation du monde »[8].
L’approche et l’appréhension du monde passent essentiellement par l’étude et la révélation de l’ipséité qui se conjugue avec la modalité de la présence du monde qui peut être saisie d’abord et essentiellement en tant que rapport affectif et relation sentimentale. Grâce au ton personnel et à travers la succession des états affectifs, l’auteur nous admet dans son intimité et partage avec nous son entreprise analytique de la constitution de soi. En faisant un bilan, un retour en arrière, l’auteur établit une distance, un éloignement réflexifs indispensables à toute intention introspective qui cherche à donner une couleur objective à l’étude de la subjectivité qui s’interprète, s’écrit et se lit en tant qu’une « étrangeté à soi-même qui doit être réfléchi et reconquis sans cesse par une autoréflexivité »[9]. Au lieu d’un raisonnement superficiel et de conclusions irréfléchies et prématurées, le roman s’enveloppe dans une atmosphère de minutie patiente, dans une profusion de détails qui servent à la fois à nous introduire dans l’enchevêtrement complexe d’une micro-réalité, à apporter des précisions à la peinture d’une identité et d’une vie ainsi qu’à préparer soigneusement le terrain au déploiement de la dynamique sous-jacente fondamentale de la vie et de la pulsion de la mort qui régit l’œuvre entière jusqu’aux plus infimes détails. Ce motif omniprésent est bien saisissable dans les poèmes de Denis Emorine aussi dont « Ne viens pas me rejoindre… »[10] :
Ne viens pas me rejoindre sur les rives de la mort
C’est promis dès mon arrivée
Je ferai semblant de chercher l’éternité
J’essaierai d’y croire
Pour te rassurer.
J’aurai besoin de solitude encore une fois
Parce que rien n’aura changé
Et surtout pas ma vie
Je n’effacerai pas l’empreinte de mes pas
Je ne tournerai pas la tête ni mes pensées vers
D’autres que toi.
Je rassemblerai mes pensées éparses
Pour ne pas résoudre mes contradictions.
Crois-moi si tu le veux
J’arriverai enfin à déclamer les poèmes de Pasternak
En russe avant de mourir…
La mort,
Oui, la mort vient de l’Est
La lecture parallèle, juxtaposée de l’œuvre poétique et romanesque peut s’avérer particulièrement enrichissante pour pouvoir situer la démarche de traiter de la littérature en tant que « mise au point avec soi »[11] et pour mettre à jour et étudier les dynamiques explicites ou latentes de la pulsion de la mort, des paysages intérieurs de la perte, de l’anéantissement. Les passages du sentir au mnésique opèrent presque imperceptiblement et en évoquant la figure du père, l’auteur nous présente le côté mélancolique, nostalgique de sa personnalité en faisant référence au souvenir douloureux et impérissable de l’occupation allemande ou à la nature insaisissable, fragile et éphémère du bonheur. L’accès au moi nécessite la traversée des champs infiniment vastes des souvenirs, de la sensibilité, de l’ordre de valeurs aussi bien que de l’amour.
La révélation de l’être qui est l’un des motifs les plus importants et remarquables de l’œuvre de Denis Emorine prend appui sur la conscience affective et se manifeste à travers la mise en œuvre des souvenirs, de la poésie et de l’écriture, de l’intimité de l’amour conjugal. L’auteur, en faisant appel à la sphère métaphysique, « s’investit d’une surréalité »[12], devient médiateur entre l’intimité et l’intériorité personnelles et l’univers interpersonnel, entre le caractère tangible de la physicalité du monde objectal et phénoménal et l’insaisissabilité du surnaturel, du spirituel, du mental et du psychique, aussi bien que de la dialectique de vie et mort. En lisant le roman, on apprend que même « après tant d’années, Laetitia et Dominique étaient toujours épris l’un de l’autre »[13], que l’écrivain appartenait à sa femme sans restriction et que s’agissant d’une vie partagée en harmonie depuis longtemps, « la relation fusionnelle de leur jeunesse s’était muée en tendresse réciproque »[14]. C’est grâce à cette femme « supérieure, intelligente et séduisante »[15] que la mort, dont l’omniprésence obsessionnelle et dense semble indissoluble, est suspendue, même si ce motif s’infiltre et passe à travers toutes les fissures et coule à travers toutes les fentes, tous les interstices.
Je sais déjà
Que je partirai bientôt
Pour revenir vers toi
En empruntant d’autres chemins.
Nous aurons rendez-vous
Là où le jour et la nuit
Se donnent la main
Pour mieux berner les humains.
Je n’aurai plus beaucoup d’illusions
Mais je serai toujours illuminé par ton nom
Avant
Souviens-toi
Je pouvais défier le soleil
Sans ciller
Avant disais-je
Dans une autre dimension
Nous avancions les yeux fermés
En nous tenant la main
Dans les galeries de l’amour
Avant
J’aurais aimé être immortel
Pour te rendre grâce.
Surtout
Avant de sortir
N’oublie pas d’effacer mon nom
Sur le grand tableau noir[16].
Ce roman est un ensemble organique, un système dynamique et complet de la pensée émorinienne dont l’architecture s’appuie sur le pilier phénoménologique de l’écriture et de la physicalité corporelle, sur le pilier ontologique de l’existence et de la richesse des vécus et du pilier métaphysique de la quête de soi, de la plongée psychologique et philosophique dans les profondeurs de la subjectivité, de l’ipséité. En plus, les phrases et citations en anglais, allemand, russe, hongrois, italien et yiddish créent une atmosphère de polyphonie linguistique et de pluralité enrichissante. Il s’agit d’une véritable « ascèse mentale »[17] qui cherche à retrouver les points de repère pour préparer et faciliter la plongée dans le passé et les profondeurs les plus intimes de l’être, pour contribuer à la représentation de la complexité inouïe et « intrinsèquement irreprésentable »[18] de la subjectivité.
À l’âge de douze ans, l’écrivain est confronté à un secret de famille grave et douloureux : Valarcher apprend que sa mère avait épousé un Français d’origine polonaise, Paul Barbier, qui avait été déporté à Auschwitz sous l’occupation et était mort là-bas avant la libération du camp. À cette tragédie vécue par sa mère s’ajoute une sensibilité, une émotivité et susceptibilité accrues, nostalgiques et mélancoliques qui se laissent ramener en partie à la lointaine origine russe de l’écrivain. En plus, Valarcher apprend que Barbier voulait que leur premier enfant s’appelle Dominique : « À douze ans, le jeune garçon avait eu l’impression d’avoir perdu son enfance à jamais et surtout une forme d’innocence. Sur le plan symbolique, il était donc le fils de cet homme qui avait choisi un prénom épicène »[19]. C’est donc ce sentiment de perte, de l’imminence de la mort qui définissent et tracent les linéaments du centre de gravité de cette œuvre d’autofiction et de tout l’œuvre émorinien.
Ils sont revenus les visages en exil
Je les ai vus se refléter sur les chemins
Détrempés de sang
Ils me rappellent sans cesse
Que j’ai raison de voir la mort en filigrane
De ma vie[20].
Mais la résignation apparente, le suspense de l’écoulement du temps et de la fragilité humaine recèle aussi « la possibilité de l’inattendu, de la surprise, de l’espoir »[21]. L’écriture de Denis Emorine est également régie par la présence mnésique et affective, par l’immédiateté du traumatisme qui ne se limite pas à l’axe personnel mais porte également sur la douleur et la souffrance se manifestant à travers l’altérité. En se chargeant d’esquisser une topologie thématique et stylistique de l’œuvre prenant en compte la complexité réflexive, la charge émotive et le schéma des imbroglios liés à l’histoire personnelle et à l’intensité affective, on peut constater que tout événement « se déploie selon une diastase du passé et de l’avenir […] : le Moi s’y pose comme principe, et l’avenir prend la figure d’un horizon qui assure à ce Moi une certaine prise sur ce qui vient […] le traumatisme atteint [l’auteur] de façon anarchique, avant tout a priori, et la distance qui [le] sépare de l’infini ne se laisse encadrer par aucun horizon, mais s’accroît au contraire lorsqu’il le parcourt »[22]. Les mouvements, le va-et-vient et le balancement entre les pulsions de la privation, de la douleur, du deuil, de la mort et l’unité amoureuse, le lien conjugal et l’épanouissement littéraire circonscrivent une totalité que les tensions affectives internes, les pulsations divergentes et la charge émotive cherchent à tout moment à « faire éclater […] et à l’ouvrir à l’infini »[23].
L’énergie affective transmise par l’amour exclusif qui imprègne le livre et son caractère transcendantal se mettent au service d’une quête fondamentale et authentique, d’une interrogation qui se manifeste sous forme d’un espoir, d’une « attente espérante »[24] pure qui nuance et diversifie la topologie affective du roman et qui équilibre la charge émotive mélancolique contournée par le leitmotiv de la mort. On peut saisir tout au long du livre la pulsation de la dialectique travaillée par la dualité parfois paradoxale mais le plus souvent complémentaire de continuité et discontinuité, de la vie et de la mort, de la vérité éternelle et impérissable de l’amour et de la fragilité et fugacité de la condition humaine. Ce roman de Denis Emorine peut donc être considéré comme « le filigrane de tous les livres qu’il a portés et publiés »[25] dans lequel émerge et se structure en texte l’imminence et la proximité menaçante de la mort qui, même si elle apparaît comme « la béance centrale qui troue l’histoire du moi »[26], est toujours imprégnée d’un aspect d’ouverture qui est constamment soumise à la possibilité d’un renouvellement et d’une réinterprétation grâce à l’amour. L’auto-analyse s’inscrit dans une dynamique globale de visée synthétique qui complète la dimension métaphysique d’un niveau physique, charnel, sensoriel : l’auteur met un accent particulier sur les couleurs, odeurs et saveurs qui fusionnent comme une somme d’éléments unifiant toute catégorie et gradation en un seul continuum de qualité[27], celle de l’amour, de la remémoration et de l’intimité de l’individualité. Cette « psychologie ascensionnelle »[28] du perceptible et du charnel atteint le point culminant dans une scène érotique dans laquelle Laetitia, la femme de l’écrivain se transforme en « déesse barbare »[29], se déhanche, se déshabille et excite Dominique avant de lui faire l’amour. Les scènes quotidiennes de la vie partagée, le séjour du couple à Pécs ainsi que le flux et reflux des souvenirs et des sentiments sont des instants d’éternelles retrouvailles, d’un amour sans cesse renouvelé, reconnu et apprécié qui s’intercale parmi les moments de perte et de dépaysement de l’amère réalité.
Suite à des séjours en Hongrie en solitaire et avec sa femme, Valarcher se rend compte qu’il est épris de Nóra, la jeune étudiante hongroise. Cette prise de conscience permet à l’écrivain d’acquérir de la distance à l’égard de sa vie et de son environnement. Les moments passés à Pécs, en compagnie de Nóra sont des instants du sublime, c’est-à-dire de « l’élévation de l’homme hors des limites factuelles de son existence »[30] mais aussi de choc qui « transfigure son rapport quotidien avec le monde et les autres »[31], avec la femme de sa vie, Laetitia, et marque une rupture avec son expérience de l’ipséité, l’histoire de sa subjectivité. S’agissant d’un instant de désaccord affectif qui bouleverse et trouble l’harmonie, l’écrivain cherche à canaliser cette énergie émotive en évoquant et revivant d’agréables souvenirs bien connus, en s’adonnant à l’amour conjugal et à l’intensité érotique. Suite à un bref séjour chez Nóra, Valarcher, persuadé que Laetitia sait tout, n’avoue pas ses sentiments à sa femme mais il aurait envie de lui dire qu’il « a aimé à distance une jeune fille à qui il ne l’avouera jamais »[32]. Il se lance dans une folle course d’idées, dans une réflexion psychologique et ontologique qui touche à la personnalité de sa femme, à sa vocation d’écrivain, aux dynamiques internes de son ego, à ses expériences vécues, au souvenir de sa mère, à sa susceptibilité et émotivité. Il semble avoir « retrouvé l’innocence »[33] avec sa femme, mais au fond il devient la proie d’une crise d’esprit qui se prolonge et le dévore. Réfugié dans la maison de son ami italien à Garouze, il réfléchit aux élans sentimentaux qui menacent de le déchirer tout en assumant la nécessité pressante et inéluctable de la réévaluation de sa vie, de la relecture de sa personnalité, de la « réélaboration du concept de soi »[34]. Se sentant lâche pour s’expliquer avec les deux femmes de sa vie et essayer de se justifier, Valarcher, allongé sur un canapé dans la pénombre sans rien faire, s’abîme dans ses méditations mélancoliques, sans issue et sombre dans une résignation sans fond « en souhaitant que son cœur s’arrête enfin de battre […] le paradis n’existait pas » [35].
Le froid a tout recouvert, Carmen
Tu ne sens plus le monde qui s’incline
Pour souffler sur tes doigts glacés
Quelque part un petit garçon hurle dans la nuit
Tu ne l’entendras plus jamais […]
Il n’y a plus de serrure sur les mots pétrifiés
Mes lèvres sont gelées
Me voici pourtant
Je voudrais rentrer à la maison
Mais le froid a tout recouvert[36]
Dans La mort en berne, il ne s’agit pas d’une conscience du pur fait mais du sondage de l’épaisseur de cette conscience qui interroge l’affectivité constitutive par laquelle « se dessine l’histoire concrète du moi »[37]. Ce roman est un récit de soi, un psaume de la quête où l’analyse de la constitution de l’être et de la constitution affective reconduit à l’ipséité, au soi. Il s’agit d’un album de vues panoramiques de paysages intérieurs d’un « homme qui se cherche, se parle, parle et tâche de se trouver par cette occasion »[38]. Au lieu de se manifester comme une passivité, l’affectivité, la capacité d’être affecté par les changements du monde, par l’inconstance de la vie et le jaillissement des émotions vécues ou enfouies apparaît comme une ouverture d’un homme et d’un écrivain qui, en tant que « praticien du monde »[39], cherche à embrasser et à filtrer à travers lui-même la totalité de l’existence, faisant ainsi un livre avec sa vie dont l’histoire de Dominique Valarcher est la trame qui organise « la quête de toute subjectivité en attente d’une structuration de soi, de son caractère et de son tempérament »[40]. À la fin du roman, on assiste à un changement radical du schéma comportemental de l’écrivain-protagoniste : la perplexité, la souffrance et la rupture d’équilibre intérieur « évacuent ce qui relève de la subjectivité »[41] et le personnage principal, en cherchant à « anesthésier sa souffrance »[42] et à retarder de faire un retour sur soi-même et une critique sévère de son comportement et de sa lâcheté, complètement désinvesti, se replie sur lui-même dans un état de désubjectivation tout en augmentant le clivage inconciliable entre soi-même et le monde.
Je me perdrai au fond de moi-même
Tout est déjà prévu
Le livre est fini
Je n’ai plus envie de tourner d’autres pages
D’obéir aux lois gravées dans la chair humaine.
Je ne crois plus à l’envol des mots
Mais à la disparition des astres
À la fermeture des lèvres scellées de sang.
Je suis toujours arrivé trop tard
Pour fermer les yeux des morts
Jadis
On murmurait à mon oreille ces mots consolateurs
Que je n’entendais pas
Je suis assis face à l’Histoire
Je voudrais lui tourner le dos
Mais je ne peux pas
Chaque mouvement m’arrache un gémissement
La neige me recouvrira un jour
Elle n’arrête pas de tomber
Depuis que je suis né
Depuis que mon père est mort souillé de solitude
Depuis que ma mère erre dans des forêts sans issue
Depuis que les yeux des déportés me font reculer
Au fond de ma cage[43]
[1] Denis Emorine, La mort en berne, Genève, 5 Sens, 2017. URL : https://catalogue.5senseditions.ch/fr/fiction/93-la-mort-en-berne.html. Une première partie du roman a déjà paru en traduction anglaise dans l’anthologie Offbeat/Quirky du Journal of Experimental Fiction édité par Eckhard Gerdes. URL : https://www.experimentalfiction.com/product/offbeatquirky/.
[2] Ibid., p. 72.
[3] Laurent Mattiussi, Fictions de l’ipséité : Essais sur l’invention narrative de soi, Genève, Droz, 2002, p. 12.
[4] Thomas De Koninck, « Affectivité et ipséité », Jean-Marc Narbonne et Luc Langlois (éds.), La métaphysique : Son histoire, sa critique, ses enjeux, Paris, J. Vrin, pp. 229-239. (ici p. 235.)
[5] Mounir Laouyen, L’autobiographie à l’ère du soupçon : Barthes, Sarraute et Robbe-Grillet, thèse de doctorat, Université Blaise Pascal, 2000, p. 115.
[6] Mounir Laouyen, « Autobiographie et poétique de l’ego. De l’intersubjectivité au degré zéro de l’égoïté : Barthes et Robbe-Grillet », Mounir Laouyen (dir.), Perceptions et réalisations du moi, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000, pp. 71-86.
[7] Yves Charles Zarka, L’autre voie de la subjectivité, Paris, Beauchesne, 2000, p. 71-72.
[8] Thomas De Koninck, op. cit., p. 235.
[9] Michel Onfray, Le christianisme hédoniste, Paris, Grasset, 2006, p. 208.
[10] Denis Emorine, Bouria, des mots dans la tourmente, Paris, Éditions du Cygne, 2014, p. 22.
[11] Ibid., p. 209.
[12] Hanétha Vété-Congolo, L’Interoralité caribéenne : Vers un traité d’esthétique caribéenne, Saint-Denis, Connaissances et Savoirs, 2016, p. 312.
[13] La mort en berne, p. 33.
[14] Idem.
[15] Denis Emorine, « Entretien avec l’auteur de La mort en berne », 5 Sens Éditions, [En ligne].
[16] Le poème ne figure que dans l’édition hongroise. Denis Emorine, Bouria, szavak a viharban, Budapest, Underground, 2017, p. 60.
[17] Michel Onfray, op. cit., p. 180.
[18] Éric Benoit, « Dans les fragments d’un miroir en éclats », Michel Braud et Valéry Hugotte (dir.), L’irressemblance : Poésie et autobiographie, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2006, p. 31.
[19] La mort en berne, p. 44.
[20] Bouria, des mots dans la tourmente, p. 21.
[21] Pierre-Jean Fichet, « Topologie de l’espoir : Comment se situer dans la phénoménalité ? », Jean Leclercq et Jean-François Lavigne (dir.), Espérer : Études phénoménologiques, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2015, p. 116.
[22] Idem.
[23] Idem.
[24] Idem.
[25] « Entretien avec l’auteur de La mort en berne »
[26] Éric Benoit, op. cit., p. 33.
[27] Serge Nicolas et Ludovic Ferrand, Les grands courants de la psychologie moderne et contemporaine, Bruxelles, De Boeck, 2009, p. 132.
[28] Jean-Philippe Pierron, « L’homme à la folie : une introduction », Jean-Philippe Pierron (éd.), L’homme à la folie : Philosophes et psychiatres, Bruxelles, EME, 2015, p. 11.
[29] La mort en berne, p. 60.
[30] Frédéric Streicher, La phénoménologie cosmologique de Marc Richir et la question du sublime, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 10.
[31] Idem.
[32] La mort en berne, p. 106.
[33] Ibid., p. 117.
[34] Yves Charles Zarka, op. cit., p. 70.
[35] La mort en berne, p. 130.
[36] Bouria, des mots dans la tourmente, p. 19.
[37] Thomas De Koninck, op. cit., p. 235.
[38] Michel Onfray, op. cit., p. 216.
[39] Ibid., p. 247.
[40] Idem.
[41] Christiane Kègle et Claudie Gagné, « Figures de la survivance. Écriture et trauma : La Preuve d’Agota Kristof », Christiane Kègle (dir.), Les récits de survivance : Modalités génériques et structures d’adaptation au réel, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007, p. 33.
[42] Idem.
[43] Bouria, des mots dans la tourmente, p. 36.