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Miracle de la philosophie (Alain Juranville «De l’histoire universelle comme miracle» récit philosophique et récit biblique)

Les Éditions du Cerf, 2017.
Introduction et commentaires
Le livre présenté ici est le deuxième chapitre du second livre d’une œuvre à l’ambition rarement
égalée, tant en but qu’en moyens. Le plan annonce 24 volumes, dont chacun, pour des raisons
internes à la structure d’ensemble, peut être le premier pour le lecteur.

 

Afin de juguler les effets mortels de la pluie miraculeuse de serpents brûlants qui frappait son
peuple, Moïse, sur l’ordre de Dieu, fabriqua un serpent d’airain qu’il plaça sur une perche :
quiconque verrait serait sauvé[1].
Origine du caducée.
Ainsi la médecine biblique est claire, elle fait des miracles pour ceux qui savent les voir.

Vision des miracles
La pensée, et notamment la pensée chrétienne, définit généralement le miracle comme
l’intervention de Dieu dans le cours des événements. Ce qui, très logiquement, fait du miracle
une question d’abord religieuse (p.16).
Juranville dans son dernier livre ne nie pas tout à fait cette position, mais la précise. Certes,
pour lui, même s’il ne le dit pas ici explicitement, la Création est miracle, le monde comme
Création continue, le monde en acte est miracle et le fait de Dieu. Mais ce monde, le monde
vécu ordinairement ne se marque pas de sa présence, Dieu n’y apparaît pas manifestement,
immédiatement dans sa vérité. Il s’en est, par grâce, effacé, retiré. C’est ce que la Cabale
nomme Tsimtsum (la contraction de Dieu). Certes le miracle serait aussi ce que la religion et la
pensée ordinaire appellent miracle : l’intervention directe et manifeste de Dieu dans l’allée
ordinaire du monde, où par rupture il marque sa présence. Où il fait signe. Par exemple en
ouvrant la Mer Rouge devant la théorie du peuple juif, par exemple en faisant pleuvoir des
sauterelles ou en s’exprimant dans le sommeil de Daniel. Tout cela est certes bien miracle, qu’il
est de la responsabilité de l’homme, de chacun dans sa finitude, d’accueillir comme miracle[2].
Ou non. Car, mais ici c’est nous qui ajoutons, au miracle directement divin il est toujours
possible de ne pas ajouter foi. Car Dieu s’est si bien retiré qu’il est toujours possible pour
chacun de lire et de se fabriquer une explication où ne se nouent que les lois éternelles de la
physique, sans commencement pur. Donc sans rupture[3]. Le propre de l’acte historique, et
donc du miracle, est qu’il ne se répète pas, sinon il appartiendrait à un ordre temporel cyclique,
où très exactement les mêmes conditions se représentent. L’acte historique (et donc le miracle
suivant la thèse ici présentée) sont par définition a priori hors du champ de la science ordinaire.
Bref, un miracle, pour celui qui refuse de croire, trouvera toujours une explication rationnelle[4].
Et, d’une certaine manière, il aura raison. Par exemple, Jésus marchant sur l’eau ne bouscule
pas les lois actuelles de la physique des fluides. Seulement, il faut admettre qu’à ce moment
précis toutes les molécules d’eau présentes sous ses pieds étaient disposées selon une
configuration exceptionnelle, mais naturelle. La question de la preuve de l’existence de Dieu                                                               met donc d’emblée la science hors des débats. Le croyant s’accommodant de tout modèle
théorique scientifique, le scientifique pouvant toujours incorporer n’importe quel phénomène.
Admettre le surnaturel n’est donc pas admettre un phénomène comme rompant avec les lois de
la nature, mais que le sujet, librement, participe causalement à leur production. Le non-croyant
postule une hétéronomie pure, c’est-à-dire que lui-même comme les autres hommes, y compris
le Christ, ne participent pas d’une création continue, mais sont déterminés entièrement par les
lois de la nature. Que la parole n’est pas cause de ce qui advient, mais produite par des
déterminations naturelles. La révélation faite au croyant est que la loi est en même temps la
sienne et celle de l’univers. Que lorsque Jésus dit « Lève-toi et marche !»[5], l’ordre du Christ
est conforme à l’ordre de l’univers. Parce que cette parole est une vraie parole elle participe à la
création continue, elle cause ce que cause l’univers, elle en est à ce moment la formule révélée,
autonomie et hétéronomie.
Le miracle est certes surnaturel, sur-détermine la nature, mais ne la contredit pas. À bien y
réfléchir, il est impossible de trouver ce que pourrait être un fait contre-nature, rompant avec les
lois naturelles, pas seulement avec les lois connues et établies, mais possibles. Qui a vu les
images du tsunami de 2004 dans l’océan Indien relativiserait l’extraordinaire de l’Ouverture de la
Mer Rouge.
La thèse de Juranville est qu’à ces miracles nous devons ajouter ceux des hommes, qu’en
réponse à ceux-ci ils font aussi rupture, qu’ils commencent d’un vrai commencement (art.5,
p.90) et créent à leur tour, font œuvre (art.2, p.28). La thèse de Juranville est qu’alors, celui qui
sait rompre à l’image et à la ressemblance de Dieu qui sait rompre avec l’allée du monde
ordinaire, celui-là fait histoire et c’est miracle. Sa thèse est que l’ensemble de ces ruptures
(constituées essentiellement par les œuvres vraies des hommes, les œuvres d’art bien sûr,
mais aussi toutes les œuvres, jusqu’aux œuvres minuscules qui se font à tout instant), que
l’ensemble de ces ruptures constituent, quand elles se savent telles, rassemblées et
correctement lues, une histoire. Et au premier chef, constituée par les chef-d’œuvres répondant
les uns aux autres jusqu’au dernier, l’histoire universelle comme miracle.
Précisons ce terme de rupture.
Si nous tranchons un pain, la tranche détachée ne fait apparaître au lieu de la séparation
comme en son immédiat négatif le tranchant du couteau. Considérant la coupure, nous
n’apprenons rien de plus sur l’identité du pain, que l’identité formelle du moyen anticipatif utilisé,
soit la surface plane du couteau, répétée dans la surface plane de la tranche de pain. Au
contraire en rompant le pain, chaque part obtenue garde l’essentiel de ce qui fait son identité
formelle (structurelle, pourrait-on ajouter). Le pain, sous l’effort de la torsion, ne cède qu’en ses
points les plus inessentiels, la forme alvéolaire est préservée et (c’est là le miracle de la
multiplication des pains) est révélée. En rompant avec le tout l’homme s’individualise, se
détache de ses liens inessentiels avec le tout et apprend essentiellement qui il est. En se
séparant il sait d’un savoir pur son identité essentielle au tout de la création primitive. Car en
rompant avec le monde l’individu ne se coupe pas du monde, dont il ne voudrait rien savoir, et
dont il ne saurait rien. La séparation par rupture est le détachement des attaches illusoires
fabriquées premièrement dans la précipitation angoissée de temps obscurs, où il s’est agi de
s’identifier au tout, d’une identité immédiate, indifférenciée à tout et à tout le monde.
De la vraie rupture, réfléchie dans la grâce, émerge le savoir essentiel de soi comme individu,
savoir du monde nouveau qui s’y révèle et savoir enfin de la rupture elle-même qui, c’est la
définition qu’en donne Juranville, est histoire[6]. L’histoire, l’histoire vraie, est justement ce
savoir rompre, qui est l’identité authentique de l’individu comme existant, tel que l’histoire le
dépose, peu à peu, dans son déploiement.

Approche du récit
Venons-en au récit, qui est l’entité ici travaillée.
Le récit est ce dans quoi l’histoire se dépose (moment subjectif). Il est le dépôt lui-même de ce
savoir, où se fixe la mémoire[7] des événements (cf art.1, p.27). Le récit rapporte l’histoire, en
fait le rapport, rapporte les faits historiques. À travers son récit l’existant (comme sujet) rapporte
les faits, reconstitue médiatiquement l’histoire, dans le souci d’en dégager la vérité historique (et
de s’actualiser pleinement comme individu). Quand Christophe Colomb revient de ses voyages,
il a découvert un nouveau monde et chacun, auditeur, est intéressé pour savoir, d’une part et                                               premièrement qu’il est possible et qu’il existe, mais aussi comment il est possible pour chacun
d’y parvenir et d’en revenir. Colomb ne s’est pas coupé du monde, il s’en est momentanément
détaché, a rompu avec une tradition niant l’existence d’autres mondes que le monde
ordinairement connu, et puis est revenu, plein d’usage et de raison, pour témoigner de ce qu’il a
vécu, dans un récit. Le vrai récit, le contenu essentiel de tout vrai récit, consiste donc dans le
rapport de ce qu’il révèle des conditions essentielles de l’existence, dans une histoire qui vaut
pour tous parce qu’elle est universelle. Quiconque veut découvrir un monde nouveau devra
affronter les moqueries et les tempêtes, espérer puis désespérer, maudire et reprendre
courage, arriver enfin. Toute bonne histoire nous apprend cela, dont on est appelé à témoigner,
qu’il s’agisse de conquérir un continent, le pouvoir ou un cœur.

Récit, miracle et psychanalyse
Juranville n’oublie pas le psychanalyste qu’il est aussi (cf art.3, p.46).
Il se rappelle que le patient, en rapportant lentement, peu à peu son histoire dans un récit, qui
en révèle la vérité et donc, nous le verrons plus loin, la termine, témoigne du miracle alors
accompli. Freud en son temps s’émerveilla de ce que l’association libre, et à travers elle la
liberté donnée à la parole, libérait de la souffrance. Un tel acte psychanalytique est libératoire
(ce qui sera analysé dans la première partie du prochain volume). Au fond Freud découvrit ce
que contient le mot de souffrance dans son essence. La peine à l’appel du nom. C’est ce que
rappelle la vieille expression postale, à propos des colis restés « en souffrance », parce qu’on
ne les a pas appelés où les appelle leur destin[8].
Tout cela est déjà chez Freud (rationnellement, car la chose a toujours été là), puis chez Lacan
quand il affirme que l’inconscient est structuré comme un langage[9]. Chez Freud quand il
découvre, non pas seulement l’inconscient, mais que les manifestations de l’inconscient font
sens et constituent l’histoire du sujet, qui peuvent être reprises dans un récit. Manifestation
d’une altérité, d’une relation à un autre. Mais le miracle n’est pas tout à fait dans la répétition du
symptôme comme autre manifeste. Il est dans la possibilité d’être une histoire complète,
complètement finie, où le sens de l’altérité et de l’identité est pleinement défini comme tel. Le
simple heurt au symptôme dans la cure ne suffirait pas, il n’est qu’un commencement, par où
commence toute histoire (le heurt aux portes de Troie, etc.) Le commencement réel ayant lieu
quand Achille, Ulysse, renoncent à leur attachement régressif, l’un à sa colère, l’autre à la
douceur de son toit, parce que le non-sens devient insupportable (ou plus précisément parce
qu’ils décident de le juger tel) et décident d’en finir une fois pour toutes avec cette guerre. Ainsi
l’histoire, menée jusqu’à son terme, terme dans les termes du récit d’Homère, est miracle. Car
le miracle, dit ordinairement, est l’intervention manifeste (surnaturelle) de Dieu dans le cours
des événements, au secours des hommes. Et le témoin conteur d’en (re)constituer et d’en
rapporter les faits, pour en fixer la mémoire. Témoigner qu’un miracle a bien eu lieu. Ce que
Freud découvre et qu’il ne dira pas, et que Lacan dira, c’est que l’inconscient, où s’origine la
psychopathologie, n’est pas structuré comme la nature, il ne se décrit pas (seulement) comme
phénomène physiologico-comportemental, mais aussi (c’est le sens de “sur” dans surnaturel)
comme un langage. Il est l’Autre du sujet. Et donc que l’Autre existe, manifestement, et
qu’entrer en relation avec lui, dialoguer (commencer par raconter ses rêves) fait sens (et fait
d’abord signe). Fait sens parce qu’autrement le sujet est rivé au même, enté dans un monde qui
n’est qu’une extension morbide de lui-même, entraîné vers la mort. Qui au fond est déjà la mort.
C’est ça que découvre Freud, qu’il y a, avec la psychanalyse, une fin sublime à la
psychomaladie, qu’une libération est possible, et que c’est depuis l’inconscient lui-même,
comme l’autre du patient, que viendra le secours. Or l’Autre absolu (disons Dieu) se manifestant
comme Autre dans le cours de l’existence larvée du sujet, quand il est reconnu et accueilli par
lui, débute l’histoire, et c’est un miracle. C’est un miracle parce que, d’une part ce
commencement est toujours imprévisible[10], il est une réponse à l’appel sans cesse répété qui
relève d’une décision libre du sujet. D’autre part parce que l’Autre est immédiatement présent
dans la réponse elle-même. Parce qu’il surgit comme révélation, à la fois relevant de la loi
immédiatement au cœur de la liberté et au cœur de la décision du sujet (autonomie), et d’autre
part à la fois relevant de la loi immédiatement présente dans le travail de la réponse
(hétéronomie) (cf p.17).
Ce que découvre Freud, c’est que toute société primitive vit entre totem et tabou, dans la                                                               pulsation des temps préhistoriques, dans le va-et-vient de l’appel et du renvoi d’appel, dans la
jouissance hypnotique et sanguinaire du tam-tam au refus mauvais. Jusqu’à ce que, oh, miracle !                                                        Un de ces hommes réponde autrement. Entrée dans l’histoire.
Déjà miracle, pourrions-nous dire. Mais si l’Autre s’est bien révélé par là à celui qui en a
accueilli le signe, il appelle encore à exister pour tous, et demande qu’on lui fasse signe en
retour. Début de l’histoire avec l’avènement de l’écriture.

Le point essentiel c’est l’expérience de l’association libre. Qui nous apprend que nous ne
pouvons pas dire “n’importe quoi”. Les observations de Freud dans Psychopathologie de la vie
quotidienne[11] sont formidables. Il s’émerveille de ce que, plus nous tentons de dire quelque
chose sans rime ni raison, par exemple une série de chiffres au hasard, plus il jubile en nous en
montrant justement la raison (et non pas seulement comme la raison d’une suite arithmétique
ou géométrique).
Une raison qui fait sens et est donc révélatrice d’une relation à l’autre.
Le point essentiel, c’est que si nous nous laissons aller à notre nature langagière immédiate, si
nous laissons venir, ce qui vient n’est ni chaos ni simple “nature”, mécanique comportementale
insensée. Le miracle c’est justement qu’alors nous appelons notre histoire. Une histoire certes
insue, qu’il faudra médiatiser, interpréter, et dont il faudra répondre.
Le coup de génie, c’est d’avoir démontré que Mr Hyde avait une vérité, et que cette vérité était
bonne à dire pour Jekyll.

Le récit mauvais
L’horreur c’est l’autre récit (celui que Juranville nomme récit ordinaire), celui qui se raconte
partout, et d’abord dans le milieu de la santé. Celui qui raconte qu’on peut perdre la raison en
vieillissant, sans être en rien responsable, sans qu’il n’y ait aucun lien avec sa propre histoire,
par un coup fatal du sort. D’un sort aveugle, insensé et implacable. Qu’on peut devenir un autre,
comme par possession, par grignotement irrépressible, un autre affreux et méchant et agressif,
qu’on peut assister en spectateur victime au lent et irréversible émiettement de soi, jusqu’à la
mort, qui sera rien, et ce rien, conclue-t-on, soulagement.
Dans l’autre récit je ne suis rien d’essentiel au monde. The show must go on.
Dans l’autre récit je suis seul, et de cette solitude de la conscience sans Autre, qui assiste
horriblement à sa propre mort.
Dans l’autre récit le fou est un insensé, ses dire et agir sont successions de purs
commencements sans suites, qui ne font pas histoire, immédiats surgissements sans identité
dans le temps, liberté folle, où d’ailleurs le temps est sans unité. Psychose où le temps n’est
que rupture, névrose où le temps n’est que pur déploiement continu.
Le récit est ce qui donne vérité à l’histoire, ce qui l’extériorise et met le sujet en relation à l’autre.
Et d’abord avec le psychanalyste.
L’autre récit raconte que l’histoire est sans vérité possible, qu’elle n’est qu’histoire naturelle[12].
Le génie de Freud est d’avoir découvert que la liberté dans l’association libre était la liberté de
se déprendre des griffes de la présence continue du monde, de sa présence obsédante de
totalité qui ne veut pas se faire oublier et ne veut pas laisser oublier le récit où je est un même.
Avec sa règle, Freud appelle un premier récit, archaïque, arché, principe et commencement du
récit à venir. Récit fabuleux, où le je qui l’exprime est un Autre pour l’ordinaire je, pour la
conscience du sujet en analyse, qui l’entend avec étonnement.
C’est tout cela qui nous sort de l’angoisse mauvaise que produit le récit mauvais, où le sujet est
soumis au vent mauvais d’un Autre sans Autre, d’un Autre qui fait dos. Parce que d’abord dans
le récit mauvais le je n’a aucune consistance en soi, par et pour lui-même. Il ne trouve son
identité que dans son identité au monde toujours déjà là, auquel il n’ajoute rien. C’est par
exemple le récit de la psychologie comportementale, qui raconte qu’elle nous soigne en nous
identifiant à nouveau au monde, dont on avait prétendument perdu le sens. C’est le récit de la
pleine conscience, où il s’agit de ne pas oublier d’être comme on a conscience d’être.
Freud nous dit qu’on a oublié, et d’oublier cet oubli. Et de laisser dire.
La règle de Freud est la possibilité d’une signification nouvelle. Où autre chose est raconté,
parce qu’il est raconté autrement. Où le je se reconnaît dans un Autre. Et, c’est ça l’essentiel, un
Autre qui se tient dans le temps. C’est ça, à vrai dire le miracle, que raconte le récit. Comme la                                                           Santa Maria qui a tenu à travers le temps, beau ou mauvais, et est revenue.

Conditions du miracle individuel
Juranville se rappelle l’expérience psychanalytique comme modèle, au niveau individuel, de
l’histoire comme miracle, quand elle est menée jusqu’à son terme, et rapportée dans toute sa
vérité, dans un récit.
Que nous apprend encore la psychanalyse sur le miracle ?
D’abord qu’il y a un miracle humain. Qu’à l’image de Dieu l’homme peut accomplir des miracles,
et que la psychanalyse en révèle les conditions. Juranville, en philosophe s’inspirant toujours et
partout dans son œuvre de l’acte psychanalytique, sur lequel il reviendra finalement pour
actualiser l’œuvre philosophique, et terminer le double cycle en cours d’écriture, retient ceci,
pour tout sujet au-delà de la psychanalyse, des conditions existentielles, pour que s’accomplît le
miracle. Dans l’ordre rencontré par le sujet en tant qu’existant : ce sont la grâce, l’élection et la
foi. Une quatrième condition les porte toutes, le don, qui est d’abord celui de Dieu (nous
renvoyons pour les développements à la lecture des précédents volumes[13]).
Reprenons l’analyse à rebours.
La psychanalyse est un acte de foi. Condition qui doit d’abord être celle de l’analyste, donnée à
l’analysant, par communication réelle. Ceci parce que d’emblée, l’analyste est « supposé savoir
y faire avec son symptôme ». Traduisons, il a trouvé (ou retrouvé) son autonomie, malgré (plus
loin nous dirons grâce à) son heurt répété à la finitude. Et c’est d’emblée aussi ce qu’offre
l’analyste au patient : un exercice d’autonomie pure (dites ce qui vous passe par la tête), qui
immédiatement se heurte à la finitude dans une répétition symptomatique, en contradiction avec
l’autonomie supposée (sur le divan toute contrainte « extérieure » est levée). Nous verrons plus
loin que la foi est d’ailleurs l’enjeu du miracle, ce qui s’y joue. Lorsque le Christ relève Lazare,
qui a cru ce qu’il a vu ? La foi est quelque chose qu’il faut ajouter à l’expérience[14] pour
devenir le témoin d’un miracle. Ainsi donc il faut plus, une autre condition.
Donc l’élection. Parce que l’autonomie seule, l’autonomie folle est sans cesse dénoncée par
l’échec toujours d’abord vécu par le patient, qui répète désespérément, avec les mêmes mots,
les mêmes gestes qui le font souffrir et qui, ces mots, en plus de la souffrance, y ajoutent
d’abord non-sens et dépression. Il faut donc une autre condition, en plus de la foi, pour rendre
cette folle autonomie sans cesse contredite supportable. Il faut que le patient sache
suffisamment que le travail qui va être mené sera totalement singulier, qu’il est destiné, à sa
manière, à « réinventer » la psychanalyse. Que le chemin qui sera parcouru sera à la fois
unique et à portée universelle, qu’il est l’unique appelé dans cette histoire, dont il pourra ensuite
heureusement témoigner dans un récit complet. Appelé sans cesse, élu inconditionnellement
(cette condition est absolument donnée avec l’existence, et redonnée par l’analyste), élu
réellement à la seule condition qu’il réponde de cet appel (c’est sa liberté, sa responsabilité).
Qu’il réponde par un récit, qui est en fait aussi le parachèvement de l’histoire, qu’il vient
sublimer et clore.
Toutefois, ces deux seules conditions ne mèneraient quiconque qu’à la tyrannie, à une
hystérisation des rapports. Il faut enfin que celui qui prend la parole, le patient, entende un
Autre dans sa propre parole (c’est l’exigence du sens). Qu’il puisse se convaincre que Je est un
autre. C’est là commencement du miracle (inspiration, intervention de l’Autre), d’un autre qui
n’est justement pas le psychanalyste (il s’était tu). C’est la grâce du psychanalyste qui, dès lors
que le patient laisse venir la libre parole, devient aussitôt la sienne propre. Commencement du
miracle qui est alors révélation (dans la parole que je dis je reconnais à la fois la commande
d’un autre (hétéronomie) en même temps que la mienne (autonomie)).
La psychanalyse est donc immédiatement un moment de grâce, supportée par l’élection, et
portée foncièrement par la foi.

L’étonnement
Or c’est cette même foi qui est l’enjeu du miracle. Miracle qui n’est d’abord qu’étonnement,
comme le souligne Juranville dans son introduction (p.16), et qui fait le propre de l’attitude
philosophique. C’est la vertu du philosophe, sa bonne disposition, son savoir premier. Le
philosophe est celui qui sait s’étonner, qui accueille le monde comme évidence et non évidence,                                                         bref qui accueille le miracle comme il faut. Même si, contrairement au croyant, qui adhère
immédiatement (comme singularité), ou au scientifique, qui le rejette immédiatement (comme
particulier), le philosophe supporte autant qu’il le peut la contradiction présente, parce qu’il veut
encore le voir comme un universel. Ce à quoi il parviendra par la médiation du concept par son
autre, autant qu’il l’aura fallu, retardant ainsi autant qu’il le faudra la Fin des Temps. La
philosophie de Juranville est exigeante mais patiente. Elle entend, au-delà même de
l’affirmation d’un savoir de l’existence (justifications de la thèse, qui sont l’objet des deux
premiers livres[15], formelle et réelle), déboucher sur une position effective de ce savoir, c’est-à-
dire sur une science absolue, en dix-huit chapitres, comme il se doit.

De l’histoire individuelle à l’histoire universelle
D’où le rapprochement de la psychanalyse et de la philosophie, qu’il met en correspondance.
Toute l’œuvre de Juranville peut commencer à se lire depuis cette thèse : la philosophie est au
sujet social ce que la psychanalyse est au sujet individuel. C’est une clé, sans doute la plus
pertinente pour comprendre le déploiement de sa pensée.
Pour Juranville la psychanalyse est le modèle de la relation à l’autre, de la relation bonne, c’est
la relation éthique à l’Autre par excellence. La technique psychanalytique, dégagée depuis
Freud jusqu’à Lacan, a fourni toutes les conditions pour qu’un miracle se produisît, un vrai
miracle, celui du Christ thaumaturge, qui guérit par la parole. Le vrai miracle c’est cette
médecine enfin arrivée, qui ne se contente pas de vouloir supprimer le symptôme, mais bien
plutôt de lui donner sens en le faisant apparaître dans sa vérité. Le vrai miracle est d’avoir
découvert que seul le sujet est lieu de souffrance, et que donc seul le patient en tant que sujet
est l’intérêt suprême et final du médecin. Que tout le reste n’est que secondaire. Car, qu’est-ce
qu’un sujet ? Quand on dit de quelque chose que c’est un beau sujet de reportage, on veut dire
par là que là, tout n’a pas été dit, que sur tel événement, par exemple, il reste des témoins à
faire parler, des lieux à montrer, des réflexions à mener, etc. Un sujet est quelque chose qui n’a
pas encore exprimé tout ce qu’il était, qui ne s’est pas encore donné dans sa pleine vérité. Ou
du moins, pour être plus exact, qui n’a pas trouvé sa formule, sa manière d’exister. Le sujet
souffre parce qu’il n’a pas encore été pleinement appelé par son nom propre. Le sujet, par
exemple l’enfant, doit encore se faire un nom. Il devra apprendre à ne plus souffrir de la
question, de la question qui l’appelle à répondre, de la question qui comme toutes les
questions, au fond, dit : Qui es-tu ?
La psychanalyse donc, (et au fond la médecine aussi), a trouvé son sujet et les conditions de
son abord. Selon Juranville tout est là, prêt à servir de modèle pour l’éthique, et donc pour la
philosophie.
Pourquoi ?
D’abord et surtout parce que l’humanité a une histoire comme chacun, individuellement, en a
une. Là est le parallèle essentiel. L’histoire universelle en correspondance avec l’histoire
individuelle.
Ainsi, de même que l’analysant trouve la paix en reconstituant son histoire et en la formulant
dans un récit, qui de fait y met fin (c’est l’individu dans sa pleine actualité, l’homme actuel), de
même l’humanité peut reconstituer son histoire et en produire le récit achevé, mettant par là un
terme à l’Histoire avec un grand « H », ce qu’il appelle histoire universelle. Récit qui met fin à
l’histoire parce qu’enfin tout y est dit et justifié en raison[16]. Parce qu’il ne peut plus rien surgir
qui vienne infirmer ce récit.

Le grand livre
Affirmer la fin de l’histoire, comme le fait Juranville ici dans sa présentation du récit, est une
thèse très forte. D’autant que la production effective du récit de l’histoire et de ses époques est
déjà le fait de son livre précédent. Ce livre-ci venant justifier ce que celui-là était en lui-même.
Comme récit des événements qui forment l’histoire complète, avec ses époques (récit
historique donc, selon l’ordre du temps, et non philosophique, selon l’ordre des raisons).
Une pareille thèse provoquera forcément, au mieux, de la méfiance. Et d’une certaine manière
on aura raison. Si l’on écarte d’emblée les récits prophétiques (proprement ou improprement),                                                        c’est-à-dire les récits prétendant s’inspirer directement de Dieu (donc hors histoire), ne
répondant qu’à Dieu et non aux hommes et aux œuvres des hommes, nous trouvons peu
d’auteurs dans l’histoire ayant pareille prétention. À vrai dire aucun fors Hegel.
Toutefois, la philosophie n’a-t-elle pas toujours caressé cet espoir ? de produire ce que dans un
autre contexte Mallarmé appelait « le grand livre » ? La philosophie n’a-t-elle pas toujours
supposé, depuis ses origines, la possibilité de produire pareil récit, à la fois proprement humain,
quant aux conditions de sa production, rationnel, répondant de toutes les objections, faisant
sens, c’est-à-dire tourné vers autre chose que lui-même, adressé à un Autre, donc répondant et
assumant aussi les lois d’un Autre ? Un récit qui soit à la fois autonomie et hétéronomie, un
récit qui soit certes révélation religieuse, mais aussi et en même temps contre-signable par tous
les hommes ?
Ce serait mauvaise foi, ou humilité mal placée[17], que de concevoir la philosophie comme se
contentant d’enchaîner sans fin des récits, eux-mêmes sans fin. De concevoir la philosophie
comme une simple posture sociale, abandonnant toute visée de réforme essentielle de cette
même société. Juranville soutient au contraire, que la philosophie depuis ses débuts vise un
savoir, un savoir complet, de ce que c’est qu’exister pour un homme. Et que ce savoir est d’une
certaine manière déjà là, incarné par Socrate, à son origine. Dans l’étonnement de Socrate. Car
qu’est-ce que l’étonnement ? C’est cette rupture avec le monde social, cette séparation
heureuse, libératoire, d’avec l’allée commune du monde, qui ouvre à une vision de ce monde.
L’étonnement est le fruit d’une rupture avec l’histoire qui permet de la dire et de la sublimer
dans un récit. Socrate dialogue avec des mondains, qui posent et dans leur pose posent le
monde. Socrate, décalé, dépositionné, Socrate sans pose s’étonne et interroge. Toujours, en
fait, les grands philosophes se sont placés d’emblée à la fin de l’histoire. Ou, plus précisément,
en dehors de l’histoire. Pour donner sens et vérité à l’époque dans laquelle sont suspendus
leurs contemporains. En proclamant qu’il ne sait rien, Socrate ouvre l’espace pour un nouveau
savoir, en rupture avec le premier. Il est déjà dans ce savoir, le savoir de cette rupture. Auquel
Platon donnera sa vérité. Ainsi s’initie le mouvement historique, qui devra se poursuivre jusqu’à
sa fin, c’est-à-dire jusqu’à ce que toutes les formes essentielles de fuites devant l’existence
soient dénoncées et qu’ainsi il n’y ait plus lieu de s’étonner, du moins socialement. Car il restera
toujours, et c’est là la place que veut faire la philosophie après elle, pour chaque individu à
devenir sujet d’étonnement. Et au savoir philosophique de se déployer, infiniment, à la seule
mesure infinie du nombre des concepts.

La raison dans le récit
Remarquons encore ceci, qui peut apparaître comme un paradoxe. Le philosophe est à la fois
foncièrement athée et religieux. Religieux parce qu’il exige sens et vérité. Mais athée parce qu’il
ne veut pas de ce sens à n’importe quel prix. Il veut aussi que ce sens soit reconstitué en
raison. Au fond il veut un médium. Médium que sera justement le récit philosophique achevé. Il
ne veut pas seulement des propositions vraies et sensées, sous la forme A est B, telles que l’art
et la littérature peuvent les produire. Il veut impliquer l’Autre, au fond n’importe quel autre et les
exigences d’une proposition tierce. Il veut pouvoir dire p or q donc r. Il veut produire un récit qui
tienne compte de l’Autre, avec ses objections et les conditions qu’il pose. Il veut produire un
récit pleinement argumenté. Un récit logique[18] ; d’où la méthode poursuivie par Juranville qu’il
nommera mathématique existentielle[19]. Saint Augustin admet : « je crois parce que c’est
absurde ». Le religieux est immédiateté de la relation à Dieu, sans médium. Augustin croit sans
raison. L’exigence de raison est donc d’abord une position athée. Pour autant le philosophe ne
peut vouloir en rester à enchaîner sans fin objections et arguments. Ce serait nier la finalité de
l’entreprise, qui autrement confinerait à l’autisme. Remarquons toutefois qu’on ne peut jamais
plus que défendre une thèse, jamais l’imposer. Qu’il sera donc toujours possible, pour
quiconque existe, de ne pas y croire, de fuir devant les raisons, mêmes les meilleures. C’est sa
liberté, et sa responsabilité. La fin de la philosophie, et le récit ordonné qui l’achève,
n’impliquent nullement qu’ils s’imposent à tous individuellement, seulement, ils rendent
consistant celui qui les défend et sait les reconstituer.

Le récit et les illusions de l’époque                                                                                                                                                                 Prenons l’exemple du récit d’une histoire drôle. Le narrateur y retarde autant qu’il le peut le
moment de la chute. Il garde pour lui un certain savoir, qu’il sait que l’interlocuteur ne sait pas,
et qu’il révélera à la fin. Le ressort comique tient dans ce que le narrateur sait une illusion dans
laquelle est pris l’auditeur, et il joue de cette illusion. Et ce qui choit dans la chute est
précisément cette illusion. Pour révéler le sens de l’histoire. Voici un exemple : c’est en France
durant la Seconde Guerre. Un Juif dit à un autre :
– Je crois que j’ai trouvé le moyen de passer en Amérique.
– L’Amérique, mais c’est loin !
– Loin d’où ?
Le récit joue sur cette illusion que nous avons tous une terre, un pays qui est le nôtre. La chute
révèle l’errance des Juifs, elle révèle une condition essentielle, du moins la fait ressurgir de
l’oubli. Elle réactualise la conscience des conditions humaines. Une bonne histoire fait ainsi
tomber les illusions, les unes après les autres. Et le bon narrateur sait jouer de ces illusions. A
chaque moment du récit, le narrateur déploie la situation, explicite, détaille, mais se retient de
dire ce qu’il sait que l’auditeur apporte inconsciemment en plus au récit et l’aveugle. Le
narrateur joue sur la tendance de tout auditeur à oublier les conditions essentielles de
l’existence, sur notre tendance à tous à fuir devant elles. A résister, pour le dire en termes
freudiens. Chaque moment de ce récit actualise une époque[20], où se fixe l’illusion (au fond
toujours surmoïque) et une forme de la jouissance immédiate. Moment du récit où le narrateur
joue avec l’illusion en cours chez l’auditeur, et que la chute viendra dénoncer. Puisque nous
savons maintenant que Juranville fait sans cesse correspondre philosophie et psychanalyse, et
nourrit le savoir de la première par cette dernière[21], nous pourrions ainsi nous appuyer sur les
analyses de Freud quant aux mécanismes de défense du sujet face à la réalité. Sans doute
aussi les stades (oral, anal etc.), Juranville ne le fait pas. Il aurait aussi pu faire référence au
découpage classique des récits théâtraux en cinq actes. Ce qu’il ne fait pas non plus. Il choisit
le pentateuque et le long récit de ses narrateurs au travers de cinq livres pour étayer son
propos. Il choisit le récit biblique comme annonce et guide vers le récit philosophique[22]. La
structure quinaire du premier annonçant prophétiquement les cinq époques de l’histoire et
conséquemment celle du récit qui la présentera dans sa vérité.

Métonymie et prophétie
Juranville a ici l’idée que la Bible est métonymique, c’est-à-dire que l’histoire qu’elle conte (celle
du peuple juif), contient déjà formellement et significativement tout ce que sera essentiellement
l’histoire universelle dans son déploiement effectif. C’est un départ, c’est-à-dire une partie
annonçant le tout à venir. Bien sûr, une prophétie ne peut jamais annoncer et décrire une suite
d’événements dans ce que sera leur réalité, ce serait là nier l’imprévisibilité essentielle de toute
histoire. Mais elle en annonce, par traits structurés, ce qu’il devra en être logiquement, d’une
logique existentielle. Cent voiles à l’horizon annoncent la présence future de cent navires. Nul
ne sait alors quelle sera la réalité effective, ni la forme ni la couleur de ceux-ci, ni quand
réellement ils surgiront. Mais assurément nous en savons le nombre et le surgissement
prochain. C’est là la forme métonymique de la prophétie biblique, qu’on devra retrouver dans le
récit philosophique achevé.
D’où la thèse de l’histoire universelle comme miracle.

Les peuples et la fin de l’histoire
Car Juranville soutient aussi cette autre thèse (suivant par là Rosenzweig) qui présente le
peuple juif immédiatement placé à la fin de l’histoire. Peuple juif qui a immédiatement accueilli
la parole divine et ses commandements. Qui devient, pour les autres peuples, historicité pure et
modèle. Ce qu’a dû traverser le peuple juif, chaque peuple aura lui aussi, d’une manière ou
d’une autre, à l’affronter et à le vérifier. Le miracle étant alors que tout ce qui devait répondre de
l’histoire (c’est l’historicité) fût advenu et reconnu finalement dans sa vérité, dans un récit. Car
ce que ne dit pas (encore) Juranville, c’est que ce récit philosophique final est parachèvement
du miracle, le miracle en acte, libératoire des différentes formes surmoïques, des illusions
fascinatrices et dominatrices du monde à ses différentes époques, tel qu’il le présentera dans le
prochain volume[23].                                                                                                                                                                                   Remarquons tout de même que le récit du Pentateuque rapporte de nombreux refus, rébellions                                                                 et révoltes du peuple face aux exigences de Dieu. A l’exemple du Veau d’or. Aussi ne devons-
nous pas confondre immédiateté historique (historicité pure) et adhésion sans faille. Le peuple                                                          juif, tout au long de son histoire (celle rapportée par le pentateuque) ne cesse de faillir. Il
n’adhère pas immédiatement à la parole de Dieu et aux lois prescrites. En quoi dès lors peut-on
parler d’immédiateté historique ? Il nous faut donc distinguer, pour bien suivre la pensée
juranvillienne, entre le peuple désigné dans son ensemble, avec ses serviteurs, ses chefs de
clans, ses rois et ses prêtres, et le peuple comme « couche sociale », comme partie de la
population distincte par le discours qu’elle tient dans le dialogue social. Si toute la population
juive du temps d’Abraham à Josué n’a pas toujours adhéré aux lois prescrites, en revanche le
peuple juif, pris dans son identité structurale, théocratique, ordonnée par les prêtres et les
prophètes, suit quant à lui prescriptions et demandes de Dieu. En cela, parce que toujours,
d’Abraham à Moïse, tous obéissent aux commandements, en cela on peut parler de « peuple
immédiatement placé à la fin de l’histoire ».
Quelle différence entre l’histoire du peuple juif et celle des autres peuples, et notamment celle
des peuples (ou du monde) chrétiens ? La différence est peut-être cette exigence du
christianisme, et du monde occidental en général, à produire un médium justifiant complètement
en raison la relation des hommes à Dieu. Un médium qui vaille pour tous et responsabilise
chacun définitivement devant la création. C’est l’exigence d’universalité de la pensée
occidentale, sur la base d’un athéisme formel (c’est le logos grec, qui maintient ferme à la fois
l’assurance de la production d’un discours proprement humain et autonome, ainsi que la
séparation des hommes avec Dieu).

L’étonnement (2)
Le Grec (en premier lieu Socrate) en s’étonnant du fait du monde, et du monde tel qu’il est fait,
s’en sépare et dans son étonnement attend que chacun puisse s’étonner avec lui et partager sa
vision[24]. Car l’étonnement est fortement contagieux. Dans l’étonnement, l’étonné entraîne
irrésistiblement son auditeur avec lui. C’est chaque fois un merveilleux point de départ, un
commencement pur de et pour la philosophie. Celui qui s’étonne est à la fois très objectif et très
subjectif. Dans l’étonnement l’étonné se place à un point de vue qu’il peut partager avec les
autres sans effort. L’étonnement est un point de départ au sens où l’étonné se départit du
monde dont maintenant il s’étonne. Et de ce point de départ commence un discours, où brille
l’étonnant dans sa vérité aurorale.
Quand le Président du Reichtag autrichien déclare « la séance fermée » au lieu de « la séance
ouverte », on peut ne pas s’étonner et n’y voir qu’une méprise sans signification. Certes, ce
n’était pas le mot attendu, mais au fond, n’y voir qu’une « variation » de ce qui était attendu,
comme on observe un soubresaut dans une mécanique, qui ne remettrait pas en cause les lois
de fonctionnement de cette mécanique. Le psychanalyste lui s’étonne, il y a vu (comme d’autres
le serpent d’airain) le symptôme d’une rupture, où quelque chose a surgi, s’est montré, dévoilé,
qui pointe vers un sens et une vérité. Aussi, dans son étonnement, se départ-il de sa vision
commune du monde et s’attache-t-il ferme à se diriger vers une nouvelle. Il substituera bientôt
une vision à une autre (dans laquelle le président « rêve » de voir enfin la séance se clore), une
interprétation pour une autre, qui tient compte de ce surgissement, de cet imprévu, comme fait
historique et aurore de sa vérité (de son histoire individuelle à lui et de sa vérité à lui,
Président). Bien sûr, consciemment, le Président ne voulait pas clore la séance. Toutefois, dans
le songe qu’il se permet d’exprimer « tout haut », ce désir de clôture s’exprime. Dans le songe
l’Autre absolu, Dieu, l’a visité et lui a prédit, métonymiquement, ce à quoi lui, le Président, était
destiné, pour peu qu’il réponde de ce destin et de cet appel. C’est le sens de l’inconscient dans
la philosophie de Juranville. Un appel étonnant de Dieu. Qu’il s’agit toujours de déchiffrer,
d’interpréter.
Et précisément ici, que dit Dieu ?

Sophocle-Roi
Quand l’oracle prédit qu’Œdipe tuera son père et épousera sa mère, la prédiction se réalise
totalement parce qu’elle avait été oubliée, parce que, justement, les parents n’avaient pas voulu                                                     qu’elle se réalise. Il n’y a pas eu de miracle. Et, à ce point du récit, il n’y a pas eu d’histoire non
plus, que la simple répétition (et réalisation) dans le monde, de ce à quoi ce monde déjà là, ce
monde archaïque songeait. C’est-à-dire à rester lui-même, inchangé, dans son identité
immédiate. On peut dire plus simplement que Dieu au travers des songes et oracles avertit,
prédit ce qui devra arriver, fatalement, d’une manière ou d’une autre. Mais l’histoire d’Œdipe ne
commence vraiment que lorsque celui-ci prend conscience de ce qui est arrivé. Alors il devient
un héros tragique (et sublime). On pourrait donc dire que ce que Dieu prédit, c’est le mal
inévitable par lequel l’homme devra passer. Le miracle c’est quand l’homme parvient, d’une
manière ou d’une autre, absolument imprévisible, ni pour l’homme ni pour Dieu, à sublimer ce
mal et à l’exprimer du monde, à l’en dégager. A rompre avec la prédiction dans sa lettre et n’en
garder que l’esprit. Dans une œuvre. Là commence l’histoire comme miracle. L’histoire
individuelle, à laquelle ouvre la psychanalyse sous toutes ses formes (déjà Socrate, déjà le
confessionnal etc.) est faite ainsi. Œdipe sur le divan eût songé et reconstitué le message de
l’oracle et écrit des livres, Sophocle à Colonne et Sophocle-Roi.

Le Christ et le monde sacrificiel
Mais ce que peut un individu ou un peuple laisse le monde en général, l’univers,
structurellement inchangé. Dans son identité immédiate avec soi. L’histoire universelle
commence véritablement lorsque l’univers se réfléchit et s’apparaît dans sa vérité constitutive
de monde sacrificiel. Ce qui arrive avec le rejet sacrificiel du Christ (Chap. II, p.77), venu dans
le monde. Où il apparaît qu’il n’y a pas de place pour un individu complet, parfaitement bon,
incarnation de la parole. Où il apparaît que le monde est foncièrement injuste, halluciné, forclos,
structuré autour d’une horreur et d’une terreur psychotiques, à la fois terrorisé et terrorisant à
l’aube de notre époque, où règne un « on » de haine de l’autre, comme simplement un autre
homme, individuel, séparé et spirituel.
La vie de Jésus est une histoire, une histoire individuelle, qui est un événement, mais
certainement pas le premier. Le décisif est sa condamnation et sa mort, qui viennent réfléchir ce
que Juranville appelle « le système sacrificiel du monde ordinaire » que la philosophie a
justement pour tâche de dénoncer rationnellement contre toute objection, jusqu’à instituer et
donc actualiser le monde juste, le monde actuel où s’actualise la justice universelle. Qui ouvre
la possibilité pour chacun de s’établir comme individu, et s’ouvre aussi (ça Juranville ne le dit
pas) à la venue du Christ dans sa gloire.
Le monde qu’ouvre la venue du Christ avec son sacrifice est donc le monde historique,
médiatisé dans sa réflexion par l’œuvre philosophique. Monde essentiellement chrétien, qui ne
veut pas seulement aller jusqu’au bout de son histoire propre, la fin de son histoire, mais qui
veut aussi la fin de l’histoire pour l’univers tout entier. Qui la veut pour tous les peuples, qui veut
un monde où non seulement chaque individu mais chaque peuple ait une place, déterminée et
justifiée rationnellement[25]. Et il le veut parce que le sacrifice du Christ constitue un événement
insupportable, dont de toute nécessité il faut fixer la mémoire dans un récit. D’où d’abord les
quatre grands témoignages.
L’histoire universelle n’est donc pas seulement l’histoire immédiatement réalisée du peuple juif.
Elle est une histoire logique, qui fixe définitivement et irréversiblement ses acquis à chacune de
ses époques. L’histoire universelle révèle à tous (c’est la vérité du récit philosophique achevé,
au-delà de son seul discours) la logique déjà implicitement présente dans chaque histoire
individuelle. Or la découverte de la logique (existentielle) de l’histoire d’un individu (au-delà de
ce qu’ont pu en montrer de tous temps les poètes), est le fait de Freud et de la psychanalyse.
D’où, encore une fois, la philosophie tournée vers la psychanalyse d’une part, vers la Bible
d’autre part.
Vers la psychanalyse pour sa position de l’inconscient qu’elle a su dégager par la grâce de son
discours (épochè du jugement moral).
Vers la Bible, et plus précisément ici vers le Pentateuque, pour la structure de son récit,
quinaire, révélatrice des heurts nécessaires et donc des époques que doit traverser toute
histoire, en général.
Le récit philosophique doit aussi, selon Juranville, s’inspirer du récit des Évangiles. Et
spécifiquement du récit de la Passion (Chap. 1, p.27), modèle des épreuves que doit souffrir
tout existant fini, dans le cours de son histoire individuelle.

Le récit et la méthode
Nous voudrions maintenant aborder la difficile question de la méthode, sur laquelle Juranville ne
s’étend pas (deux petites pages dans l’introduction), qui est pourtant décisive dans ce
cinquième chapitre de son œuvre.
A la fin de l’année 2000 Juranville présentait aux PUF les trois premiers chapitres (sur 24) de ce
qui constitue peu à peu le corps principal de son œuvre, La philosophie comme savoir de
l’existence. Le quatrième est paru en août 2007.
En 2010, puis en 2015, paraissent successivement deux livres en marge de ce grand plan
d’ensemble. Ce sont : Inconscient, capitalisme et fin de l’histoire (PUF), puis Les cinq époques
de l’histoire. Bréviaire logique pour la fin des temps (Cerf). Deux livres historico-politiques, qui
semblent commandés par des raisons plus psychologiques que méthodologiques de l’auteur.
Si Les cinq époques forment le récit de l’essentiel de l’histoire présentée dans sa logique
existentielle, récit ordonné dans le temps, le livre que nous présentons aujourd’hui fait l’analyse
du concept de récit au sein du récit philosophique lui-même, qu’il reprend, dix ans après,
suivant une méthode aussi stricte que complexe, et qu’il n’a de cesse de préciser au cœur du
texte lui-même, à mesure que le récit rencontre les concepts liés aux figures du langage
(métaphore, métonymie, substitution etc.), mais aussi et surtout de savoir.
Entre ce dernier volume et les précédents, la présentation a été légèrement modifiée. Le titre se
présente sous la forme d’une thèse et présente le contenu de manière développée et
structurée, où autrefois on ne trouvait que le concept analysé (ici le récit). De même, chacun
des dix-huit chapitres porte un titre bien explicite. Là où encore une fois on ne trouvait qu’un
mot. Le tableau synoptique des concepts, avec leur définition et leur ternaire d’analyse, a
disparu. En revanche, on notera que les différents moments de la méthode sont eux plus
clairement notifiés.
Qu’on ne s’y trompe pas : malgré ces légères modifications dans l’apparence, la méthode
poursuivie est toujours strictement la même, et toujours aussi rigoureuse.
Nous ne voudrions pas ici revenir sur l’ensemble de la méthode juranvillienne, l’exposé nous
entraînerait trop loin. D’autant que, s’agissant d’un système, plus nous creuserions la forme et
plus nous verrions, peu à peu, remonter l’ensemble du contenu. Exposer toute la méthode
reviendrait à exposer toute sa philosophie.
Nous renvoyons donc à l’introduction générale, pages 6 à 8, du livre 1 et premier volume
(l’altérité) pour la présentation générale de la méthode ; au chapitre 5 de L’événement (la
théorie), notamment aux pages 210 à 213 sur la logique ; aussi aux pages 236 à 238 pour un
exposé éclairant sur la structure sénaire du savoir, enfin à l’article 10 de ce présent volume,
ainsi qu’à son introduction.
Nous nous contenterons ici de préciser certains points.
Commençons par remarquer ceci que l’œuvre porte un titre général, La philosophie comme
savoir de l’existence. Le titre exprime la thèse générale, qui est une thèse de philosophie,
rapportée dans un récit, lui-même philosophique. Ce titre est une définition. Le concept de
philosophie est défini par deux autres concepts, savoir et existence. Le premier livre est donc
une analyse du concept d’existence, suivant un ternaire (phénomène-vérité-essence), ici
(altérité-jeu-inconscient) inspiré de la logique hégélienne (identité-différence-identité de l’identité
et de la différence), puis redoublé. Ce premier exposé constitue donc et rapporte un savoir… de
l’existence.
Le deuxième livre analyse le concept d’histoire, suivant le ternaire (événement-récit-acte). Nous
pouvons donc maintenant en déduire, suivant la même logique présentée ci-dessus, que le
deuxième livre constitue donc et rapporte (dans un récit) un savoir de l’histoire. Or, savoir et
histoire définissent certainement un troisième concept. Celui-ci Juranville ne nous le précise
pas. Cependant, les analyses précédentes nous invitent à avancer une hypothèse[26].
Qui sait l’histoire ?
Parce qu’il fait un parallèle permanent entre psychanalyse et philosophie, Juranville distingue
histoire individuelle et histoire universelle, de même qu’il distingue sujet individuel et sujet
social, structures existentiales et structures historiales[27] etc. S’agissant de l’histoire
individuelle, Freud avec la psychanalyse et la théorie de l’inconscient apporte un savoir décisif.
Freud apporte, sans pouvoir le nommer comme tel, le refus de l’existence. Et bien sûr, c’est son                                                   précieux trésor, les modes de ce refus, les mécaniques de la résistance, des refoulements,
déplacements etc. Selon Juranville, sans l’inconscient l’histoire du sujet ne peut être pleinement
pensée et sue et rapportée dans un récit. Ce que découvre et affirme la psychanalyse, c’est que
l’inconscient constitue l’identité foncière du sujet, et que la répétition du symptôme, d’abord
malin, vient régler son existence, comme présence de l’altérité, d’abord ressentie, vécue,
comme une altération (et aliénation). Or, ce que justement apprend l’analysant en analyse, c’est
« savoir y faire avec son symptôme »[28]. Et c’est ce savoir-ci, ce savoir de son histoire, telle
qu’il la reconstituera finalement dans le récit qu’il fera d’abord à son analyste, puis à la                                                         communauté analytique lors de la passe, qui le définira à ce terme comme psychanalyste lui-
même. Si donc le psychanalyste ne se présente pas d’emblée comme sachant l’histoire de son                                                       patient, si même il s’efface justement comme savoir (c’est sa grâce efficiente), l’analysant lui le
suppose tel, il le suppose savoir son histoire. Savoir et histoire définissent donc bien la
psychanalyse. Histoire qui apparaîtra dans sa vérité en tant que récit (celui de la passe), dans
sa différence avec cette histoire (où finalement je est un autre). Juranville l’appelle la
subjectivité absolue de l’histoire, car l’histoire est celle pleine du sujet, qui se l’est appropriée.
Notons que la passe est passage, passage à l’acte, à un bon acte, non plus le passage à l’acte
criminel, qui n’est que la répétition du symptôme, de qui ne veut pas d’histoire vraie et se
maintient dans l’histoire fausse, l’histoire ratée qui remplit les colonnes des faits divers[29].
Ainsi l’histoire individuelle se présente-t-elle bien d’abord comme événement (quelque chose
est arrivé, objectivement, moment de l’identité immédiate au symptôme), qui est ensuite
médiatisée (le sujet fait le récit de cette histoire, moment de la différence, de la subjectivité
absolue), pour être enfin comprise dans l’unité de l’acte qu’elle voulait, moment de l’altérité
absolue, où par l’acte [historique], le sujet devient autre). Miracle individuel.
Qu’en est-il alors du savoir de l’histoire universelle ? En toute logique, nous devrions en déduire
que cela définit la philosophie. Or la philosophie est déjà définie comme savoir de l’existence. Il
semble qu’ici un terme manque, qu’une place structurelle est faite pour un concept, qui serait la
philosophie, comme philosophie particulière, philosophie de l’histoire, en tant que son savoir est
fondé par la psychanalyse.
Quoi qu’il en soit, il nous semble que le savoir de l’histoire ressort essentiellement de la                                                      psychanalyse. N’oublions pas que Juranville est philosophe et psychanalyste, aussi ne devons-
nous pas nous étonner que les deux premiers livres posent le savoir spécifique de ses deux                                                             activités.
Le récit est donc le rapport de l’ordre juste d’apparition des concepts, suivant la méthode.
Méthode qui est donc essentielle au récit. Et qu’il nomme ici, dans l’introduction, mathématique
existentielle.

Récit achevé et surmoi
Un problème ne manquera tout de même pas de devoir être posé, parce qu’il sera sans nul
doute la cible des critiques.
Lorsqu’on prétend avoir achevé la constitution du savoir philosophique, l’avoir justifié
complètement et posé effectivement dans un récit[30], on se heurte à deux types de problèmes.
Le premier type est de l’ordre du doute, de la méfiance, parce que c’est là prétendre occuper
une place si longtemps convoitée, si souvent occupée à mauvais droit. Quiconque prétend
détenir et révéler au monde le savoir absolu est généralement suspect. Disons-le tout net : pour
un médecin psychiatre, c’est un signe qui ne trompe pas, pareil discours renvoie très vite le
discoureur à une catégorie bien précise du DSM.
Il y a donc de grandes précautions à prendre à la lecture de pareille thèse. Juranville les
envisage. Il dit quelque part[31] qu’à chaque moment où s’avance la thèse il faut sans cesse
entrer en discussion avec tous les grands penseurs de l’histoire, prévenir et répondre de toutes
les objections, dans la mesure des forces disponibles. Que c’est le prix à payer, la prudence
nécessaire pour se prémunir contre la folie idéologique et la clôture sur soi. Il dit ailleurs[32],
dans le seul texte porté par la première personne (du singulier), la grande difficulté de mener à
bien pareil projet, et a bien conscience que c’est « folie ». Nous pouvons témoigner ici que la
rigueur ne manque jamais et les textes évoqués toujours très précisément cités. Bien sûr, ni ce
texte ni ses autres ne convaincront pas, ni les lacaniens pur jus, à cause de sa lecture judéo-                                                   chrétienne, à cause de son affirmation de l’existence de quatre structures existentiales (et non
trois), à cause de l’affirmation d’un savoir absolu, posable et posé. Ni les hégéliens, dont il
entend dépasser le mouvement nécessaire de l’histoire, ni les philosophes analytiques, eux
pourtant très attachés à l’affirmation d’un savoir rationnel, mais contre la méthode suivie
partout.
D’ailleurs Juranville n’entend pas convaincre tout le monde, il n’ignore pas que la fin de la
philosophie n’est pas l’obtention d’une reconnaissance explicite de tous. Seulement, nous
pensons qu’il pense que créer ou recréer ce savoir fait consister son créateur comme individu,
et socialement consister le monde juste. Miraculeusement. Le savoir est posé comme une                                                                 vérité intérieure, c’est donc pareillement que le texte consiste : sa vérité reste intérieure à lui-
même.                                                                                                                                                                                                                            S’il consiste.
D’autre part le texte n’est pas immédiatement engageant, à cause de son caractère répétitif,
fade[33], parfois à la limite du rébarbatif. A cause de la culture philosophique relativement
importante qu’elle exige de son lecteur, et de l’apparente clôture sur soi inhérente à tout
système, qui appelle (nous exagérons à peine) de comprendre le tout pour en comprendre des
parties.
Pourtant, nous savons qu’ici le style est volontairement pauvre et répétitif par choix, par souci
de rigueur conceptuelle il n’appose jamais les adjectifs, n’approche pas la vérité par touches
correctrices successives. Nous le savons parce qu’en 1973 il publiait un premier livre, Physique
de Nietzsche, aux Editions Denoël, d’ailleurs tout récemment réédité, où apparaissait un style
très différent, riche, érudit jusqu’à la préciosité par l’emploi d’expressions rares ou anciennes.
Le style est répétitif parce que le dispositif méthodologique lui impose de revenir sans cesse
sous les mêmes formes, d’emprunter les mêmes voies de raisonnement, de soulever les
mêmes objections, de répondre des mêmes thèses avec les mêmes arguments. Ne faisant
varier chaque fois, à chaque nouvel article, que très peu de mots, à des places déterminées où
ils s’y substituent tour à tour.
Le deuxième type est plus sérieux, il émane directement de la thèse elle-même, à la pointe de
son déploiement. En effet, essayons de suivre le raisonnement de Juranville jusqu’au bout de
son récit sur le récit, dans ses conséquences essentielles, afin d’en éprouver la consistance.
Supposons donc qu’il ait raison, qu’il y ait bien un savoir vrai de l’existence, que ce savoir est
bien justifié en raison, et qu’il l’ait finalement bien produit, déposé dans un récit, qui ordonne et
fixe la mémoire des événements qui firent leçon, travaillées par leurs époques, accomplissant
par là la destinée humaine essentielle. Qu’est-ce que ce récit pour le lecteur ?
Nous pensons être ici tout près du paradoxe du menteur.
Si Juranville dit vrai lorsqu’il dénonce partout le surmoi sous toutes ses formes, celui qu’il
appelle aussi l’Autre absolu faux, l’idole écrasante, le Veau d’or, bref le mauvais Autre qui n’a
pas d’Autre, l’Autre spectral terrifiant qui fait trembler et pétrifie devant l’existence, un tel récit,                                                         qui se pose comme savoir absolu, dans sa vérité universelle, ne risque-t-il pas d’incarner lui-
même (indépendamment, d’ailleurs de la qualité du savoir prétendu), cette même figure du                                                           surmoi ?
Et, question autrement importante, quelle place laisse-t-il au lecteur pour incarner lui-même la
philosophie, si son récit est essentiellement achevé ?
Cette première question et objection, Juranville l’envisage sans cesse et n’a de cesse d’y
répondre à chaque analyse nouvelle, dans tous ses livres depuis son Lacan. Il l’appelle
« l’argument kierkegaardien », qui se répète sous des formes différentes dans toute l’histoire de
la pensée contemporaine, de Marx à Rosenzweig, en passant par Heidegger et Lévinas. Il dit
par exemple : « Mais cette pensée, la pensée contemporaine – que je dénommerai pensée de
l’existence -, exclut que pareil sens vrai puisse être posé comme tel, objectivement, dans un
savoir nouveau. Il y aurait là, pour elle, rechute dans le sens illusoire. »[34] Pour Lévinas par
exemple, l’existence vraie ne peut prendre sens qu’en relation à l’Autre, à l’Autre véritable, et en
s’ouvrant à lui d’une ouverture elle-même vraie, c’est-à-dire en faisant de lui le lieu du savoir et
de la vérité, donc en s’effaçant comme savoir, en posant son identité dans la relation à l’Autre et
donc en supportant l’effondrement de son identité immédiate à soi, en acceptant que se
détruise l’image de soi qu’on tenait à l’abord de l’Autre. Pour Lévinas, celui qui sait et ne lâche
pas son savoir ne peut accueillir un savoir nouveau venu de l’Autre. On trouve une idée                                                               analogue dans un proverbe chinois, qui fait remarquer que pour remplir une bouteille il faut
d’abord la vider. Bachelard, dans le contexte de l’apprentissage, appelle cela « l’obstacle
épistémologique[35] » : tant qu’un élève « croit savoir », et au fond dans la vie quotidienne il n’y
a pas de « trou » dans le savoir, on a toujours, d’une certaine manière, « réponse à tout » ; tant
donc qu’il croit savoir l’élève ne peut accueillir un savoir nouveau. Pour en revenir à Lévinas,
c’est essentiellement par la rencontre de son visage que l’Autre apparaît comme tel à son
prochain, et lui offre, par grâce, par l’ouverture imposée par l’infinie singularité de son visage, la
relation, la relation vraie, inenfermable dans un savoir. Savoir, pour la pensée de l’existence,
c’est a priori ignorer l’Autre, se fermer à lui, le fuir, le rejeter en même temps qu’on rejette
l’existence, et insister sur soi. Savoir c’est faire porter son poids sur ce qu’on sait déjà, faire
comme on a toujours fait, être comme on a toujours été.
Ainsi tout savoir viendrait contredire l’existence, a fortiori un savoir absolu.
Là surgit le paradoxe mentionné plus haut : plus Juranville creuse du côté du savoir, plus il
affirme et pose, plus il semble contredire la première exigence existentiale. L’assertion vient
donc barrer par elle-même le contenu signifié : si l’on croit le contenu vrai, nous devons le
rejeter (nous en détourner) comme position et assertion. S’il est vrai il ne peut se dire, etc.
La thèse générale de Juranville comme savoir et existence semble donc renfermer une
contradiction.
Juranville aurait pu chercher une voie médiane, une voie de conciliation, penser, comme les
lacaniens[36], que ce savoir n’est au fond qu’un semblant, un mi-dire, quelque chose qu’on
avance sans en être trop dupe, un dire qu’il faudra dédire, contredire, un écrit qui passe
(contrairement aux paroles, dixit Lacan).
Ou bien Juranville aurait pu botter en touche, simplement affirmer que le problème de l’accueil
de son texte pour le lecteur n’est pas son problème ; que lui écrit, répond dans une écriture. À
chacun sa tâche.
Ou bien il aurait pu s’infatuer, accorder que certes, après lui plus de philosophes, plus de
philosophes historiques, qui font l’histoire de la philosophie, mais place aux disciples et à la
discipline ![37] En fait Juranville ne soutiendrait pas le contraire de ses contradicteurs supputés. À plusieurs
endroits dans son œuvre il souligne la contradiction (selon lui inéliminable) de sa position. Il dit
ainsi :

« Car la tentation serait ici pour moi de perdre la contradiction radicale que ces penseurs [de
l’existence] ont lumineusement dégagée, et de retomber dans la même contradiction absolue,
dans le même paganisme qu’on peut leur reprocher : leur rejet, au nom de l’existence, de tout
savoir philosophique ferait de l’homme le déchet d’une idole, d’un Autre absolu clos sur soi ;
mon affirmation du savoir philosophique avec l’existence pourrait apparaître comme celle d’un
système lui aussi clos sur soi. Contre cette tentation de clôture, je veux montrer, par le dialogue
avec les auteurs majeurs de la pensée contemporaine, que cette pensée est elle-même
marquée par une contradiction radicale, entre l’affirmation (ou supposition) de l’existence, et
l’exigence, toujours rejetée, mais toujours revenante, d’un savoir philosophique nouveau. Qu’il y
a, à partir de là, un progrès dialectique qui fait passer d’un auteur à l’autre. Et que mon propos
s’établit dans le prolongement de cette dialectique. Chaque fois que j’introduirai un nouveau
thème et concept, j’insisterai sur pareille dialectique. »[38]

Que faut-il y entendre ?
Qu’il serait socialement (et éthiquement) pire encore de refuser que d’accepter de poser un
savoir, même fermement convaincu des exigences d’une existence authentique.
Qu’il est illusoire, et même malsain, de prétendre échapper à la contradiction.
Qu’un concept se comprend toujours, dès qu’il est réfléchi, comme une contradiction.
Que le travail de la philosophie est justement d’affronter et de dépasser dialectiquement la
contradiction inévitablement rencontrée.
Que celui (philosophe ou non) qui refuse de vivre la déchirante épreuve qu’impose le concept
est voué à la fascination paralysante de toute figure surmoïque (idolâtre) qui se donne comme
unité harmonieuse, sans contradiction ni problème, qui n’appelle à aucun travail, ne pose pas la                                               question (qui es-tu ?), qui s’offre comme solution (et dilution).
Que la thèse de la philosophie comme savoir et existence est certes d’abord contradictoire,
mais que c’est le travail de la philosophie, par sa méthode, de parvenir à dépasser pareille                                                   contradiction en débouchant (par création pure) sur de nouveaux concepts, qui seront eux-
mêmes à leur tour objet d’un même travail.

Que cela tient à une autre thèse de Juranville, héritée de Heidegger : que la véritable objectivité
de l’existence est dans le langage, est langage, et que donc (ça évidemment Heidegger ne le
soutiendrait pas) le langage peut être « objectif », objet et médium d’une science exacte et
ultime.
Qu’en réalité cette tâche de la philosophie est désormais définitivement ouverte dans ce sens,
tout en fermant tout aussi définitivement son caractère historique (la question de l’identité de la
philosophie n’a plus de sens, mais ré-ouvre d’autres questions, elles aussi philosophiques).
Que désormais (c’est la fin de l’histoire) la philosophie est ouverte à tous dans son identité et
son existence concrètes.
Qu’il est désormais de la responsabilité de chacun de répondre et de poursuivre cette discipline
dans cette forme terminale, sans plus avoir à être justifiée.
Que les concepts sont en nombre infini.
Que ce qui est désormais ouvert devant nous est la théorie infinie des concepts.
Que ce à quoi appelle Juranville est de se maintenir ferme dans un affrontement répété à la
contradiction, et à son dépassement métaphorique, par rupture avec ce qu’on croyait d’abord
savoir du concept, pour lui en substituer un autre.
Que c’est là, non seulement le sens de la philosophie, mais aussi le sens de l’existence.
Que la structure dans laquelle il appelle ainsi à s’établir est la sublimation, où (c’est sa
définition) se pose l’existence.
Que ce que vise au fond la philosophie est l’identification de cette structure, la structure
existentiale par excellence, et à lui faire pleinement justice.
Que toute histoire (savoir de la rupture) répond de cette structure, qui est miracle.
Que la psychanalyse elle-même répond de cette structure (et non de la « bonne » psychose,
comme le soutenait Lacan).
Qu’enfin, ce que vise, au de-là de la philosophie et de la psychanalyse, cet appel du récit
juranvillien, c’est à inviter chacun à entrer et se maintenir autant qu’il le peut dans cette
structure, la sublimation, de quelque manière, en tant qu’individu, parce, qu’aura été institué et
justifié (donc défendu et reconnu dans le monde) ce mode d’existence.
Que le récit philosophique juranvillien révèle cette structure, elle la met au jour.
Que ce récit sur le récit, qui analyse le concept de récit (ou qui élève ce thème au concept) en
montre la structure sublimatoire sans pouvoir la nommer directement (c’est son point aveugle,
son mode en acte).
Qu’il est ainsi justifié que l’acte est le concept prochain, où s’atteint le but recherché ici, la
philosophie en acte, qui actualise un monde.
Qu’actualiser un monde où soit justifiée en raison une existence sublimatoire doit permettre à
d’autres existences sublimes comme celles du Christ ou celle de Socrate d’advenir, sans
qu’elles soient sacrifiées.
Que la sublimation est une structure instable, la plus difficile a maintenir ferme, qu’elle est celle
de tous les créateurs, poètes, éducateurs. Dans leurs actes.
Que s’affronter à une contradiction et trouver « une voie de sortie », c’est cela exister et poser
son existence. Que s’affronter sans cesse à de nouvelles contradictions, et sans cesse trouver
une voie de sortie, c’est s’installer dans l’existence authentique et la poser, telle que l’appelait
de ses vœux d’abord Heidegger, mais aussi (avant et ensuite) toute la pensée contemporaine
et incarner une structure existentiale. Et que ce manifeste attend que cette incarnation soit
possible sans rejet sanglant ni haine démesurée.
Et que le miracle est la juste position de la violence où elle doit être, dans le langage[39].

Contre-récit
Nous aimerions terminer cette présentation par une relation.
Nous avons pris connaissance de la philosophie de Juranville il y a maintenant près de trente
ans, en suivant son enseignement, à Rennes.

C’était l’époque de Lacan et la philosophie, la thèse telle que nous venons de la présenter, si
elle n’existait pas encore dans cet état, en présentait déjà les grandes lignes, dans la quatrième
partie de son ouvrage.
Nous nous souvenons parfaitement de l’effet de fascination (ou de rejet scandalisé) qu’une
pareille philosophie exerçait alors. Nous sentions à la fois l’attrait et la contradiction dans
laquelle elle nous plongeait : adhérer, c’était perdre son autonomie, limiter sa liberté et
indépendance d’esprit, perdre son esprit critique, se vouer à devenir une pâle copie, au mieux
une sorte de clone, adoptant les tics et n’en manifestant pas la grandeur. Nous avions déjà
sous les yeux semblable effet produit par les lacaniens de première et deuxième générations :
ce n’était franchement pas beau à voir. Il fallut donc, salutairement, s’en écarter, abandonner à
regret et à contrecœur une pensée qui pourtant nous paraissait si justement répondre de ce
que nous exigions que la philosophie fût.
Des années ont passé et, précipité par l’âge peut-être, nous nous sommes remis à l’étudier
assez sérieusement. Que faire d’une telle pensée ?
Juranville invite sans cesse dans ses écrits à créer à son tour, à poursuivre si possible. Or, lire
et comprendre est une chose, le texte est persuasif. Mais il nous manquait une preuve. Non pas
seulement une preuve interne au texte, apportée par le maillage cohérent des renvois des
concepts les uns aux autres, où les éléments méthodologiques et les définitions se justifient les
uns les autres. Où, par miracle, un surcroit de sens se manifeste quand se dégage la structure
d’ensemble, comme quand au-delà du but recherché explicitement (consciemment) un autre
but, plus grand, est atteint. Nous cherchions un autre type de preuve.
Voici ce que nous avons trouvé, à l’occasion de la parution de cet ouvrage sur le récit.
Quand nous avons appris la reprise du projet général et la parution prochaine du volume sur le
récit, dont nous ne connaissions que le titre et des éléments du plan, nous avons tenté un
contre-récit, avant publication. L’idée était de voir s’il était possible de produire, non pas le texte
de Juranville lui-même, bien sûr, cela reste l’œuvre de sa personne, mais enfin des analyses
proches, sinon identiques, à celles qu’il produisait de son côté.
Le résultat ne fût pas honteux, et conséquemment, certaines analyses présentes dans ce texte
en sont directement issues.

 

Paimpol, vendredi 25 août 2017

 

[1]Nombres 21. 4-9
[2]« C’est le miracle, à la fin de l’histoire, des actes qui montrent que les hommes ont pleinement répondu à ces
interventions […] », p.15.
[3]C’est très clairement exprimée la position de Renan face aux miracles du Christ :
« Nous bannissons le miracle de l’histoire. Nous ne disons pas : « Le miracle est impossible ; » nous disons : « Il
n’y a pas eu jusqu’ici de miracle constaté. » Que demain un thaumaturge se présente avec des garanties assez
sérieuses pour être discutées ; qu’il s’annonce comme pouvant, je suppose, ressusciter un mort ; que ferait-on ?
Une commission composée de physiologistes, de physiciens, de chimistes, de personnes exercées à la critique
historique, serait nommée. Cette commission choisirait le cadavre, s’assurerait que la mort est bien réelle,
désignerait la salle où devrait se faire l’expérience, réglerait tout le système de précautions nécessaire pour ne
laisser prise à aucun doute. Si, dans de telles conditions, la résurrection s’opérait, une probabilité presque égale à
la certitude serait acquise. Cependant, comme une expérience doit toujours pouvoir se répéter, que l’on doit être
capable de refaire ce que l’on a fait une fois, et que dans l’ordre du miracle il ne peut être question de facile ou de
difficile, le thaumaturge serait invité a reproduire son acte merveilleux dans d’autres circonstances, sur d’autres
cadavres, dans un autre milieu. Si chaque fois le miracle réussissait, deux choses seraient prouvées : la première,
c’est qu’il arrive dans le monde des faits surnaturels ; la seconde, c’est que le pouvoir de les produire appartient ou
est délégué à certaines personnes. Mais qui ne voit que jamais miracle ne s’est passé dans ces conditions-là ; que
toujours jusqu’ici le thaumaturge a choisi le sujet de l’expérience, choisi le milieu, choisi le public ; que d’ailleurs le
plus souvent c’est le peuple lui-même qui, par suite de l’invincible besoin qu’il a de voir dans les grands
événements et les grands hommes quelque chose de divin, crée après coup les légendes merveilleuses ? Jusqu’à

nouvel ordre, nous maintiendrons donc ce principe de critique historique, qu’un récit surnaturel ne peut être admis
comme tel, qu’il implique toujours crédulité ou imposture, que le devoir de l’historien est de l’interpréter et de
rechercher quelle part de vérité, quelle part d’erreur il peut receler.»
Ernest Renan, Histoire des origines du christianisme, Calman Lévy, 1895, Livre I, Vie de Jésus, introduction pp. 46-
48.
[4]Au sens de la rationalité scientifique ordinaire.
[5]Jean 5. 8
[6]Cf par exemple L’événement, pp. 67 et 68, où l’histoire est définie comme savoir et rupture.
[7]La mémoire est elle-même présentée comme le moment objectif du récit. La mémoire est le sujet de toute la
première partie du livre.
[8]Au sujet du destin, se reporter à toute la troisième partie de l’ouvrage, qui lui est consacrée.
[9]Cette thèse apparaît pour la première fois dans la troisième année de son séminaire. Cf Lacan (J.), Le
séminaire, liv. III : Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p.20.
[10]Ce point est capital dans la thèse de Juranville, qui atteste de la rupture avec Hegel. Chez Hegel l’histoire se
réalise nécessairement, à mesure que les concepts parcourent ses différents moments de leur effectivité. Ainsi,
dans l’identité immédiate du concept est comprise déjà, nécessairement et d’une nécessité logique, les deux
moments prochains de la différence du concept avec lui-même et de leur identité synthétique. L’histoire
hégélienne, dirait Lacan, est écrite au future antérieur. Elle n’est en aucune façon miracle.
Déjà dans un texte ancien, Lacan et la philosophie, paru en 1984 et réédité de nombreuses fois depuis, Juranville
discute sa différence de vue avec Hegel, au sujet de l’histoire, ainsi que l’articulation de sa dialectique avec la
conception lacanienne du signifiant. Se rapporter au chapitre 22 : « Le signifiant pur et les trois moments de la
logique du signifiant. Lacan et Hegel. », pp.120 à 128.
Par ailleurs, et c’est aussi capital pour la thèse qu’il défend aujourd’hui, Juranville dit dans ce même texte (p. 123) :
« Notons bien ici que nous devons accepter de rompre avec une certaine lettre du texte lacanien […] »
Il s’agira de défendre l’idée, au sujet de l’histoire, non seulement qu’une vraie rupture est possible, qui n’est pas
seulement le déploiement nécessaire d’un moment logique déjà présent dans le concept lui-même comme
supprimé (Hegel), mais encore qu’il existât un savoir de cette rupture, un savoir non pas seulement partiel (Lacan),
mais total et posable dans un récit philosophique. Dernier acte miraculeux, dont il sera essentiellement question
dans le prochain et dernier volet de ce livre II consacré à l’histoire, et au savoir de cette histoire.
Au sein du récit philosophique tel que Juranville le présente ici, les concepts apparaissent successivement dans un
ordre imprévisible, c’est-à-dire qu’ils ne comprennent pas en eux-mêmes, nécessairement et comme supprimés,
les différents moments de leur analyse. S’il y a bien une logique, elle est compréhensive, et non déductive. Ce qui
est d’ailleurs, notons-le en passant, le cas de tout récit.
Certes, pourrait-on objecter, le récit achevé donne toutes ses raisons comme ce qu’il fallait démontrer. Soit,
exprimé au futur antérieur, ce qu’il aura fallu démontrer. Sauf que ce qui se découvre et se démontre peu à peu
dans l’histoire par les philosophes est existentiel, pris dans le temps réel, le temps vécu par le sujet fini comme
faisant essentiellement sens à ce moment-là (position pure), après avoir nié, refusé, fui, oublié (négation pure). Et
non par une pure opération du Saint-Esprit. Le passage d’un concept à l’autre est saut métaphorique, créatif, et
donc chaque fois cause et commencement pur dans le temps.
[11]Freud (S.), Psychopathologie de la vie quotidienne, trad. Franç., Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1972.
[12]Il y aurait sans doute à dire au sujet des rapports du naturel au surnaturel chez Juranville. Si foncièrement
l’histoire est surnaturelle (c’est le miracle), le récit qui pose cette histoire contient surtout, comme savoir, le savoir
du mal nécessaire, par lequel passe toute existence. Ce que banalement nous appelons la nature humaine, dans
sa finitude. Or le savoir de cette nécessité est justement ce qui définit, chez Juranville, le concept de nature.
[13]Notamment La Philosophie comme savoir de l’existence, PUF, 1999, livre I, chap. II, pp. 62-83. Ainsi que toute
la dernière partie du livre I, chap. III, sections 16, 17 et 18.
[14]on « ajoute foi », selon l’expression.
[15]Voir aussi plus bas, « Le récit et la méthode ».
[16]Ici beaucoup de confusions et de malentendus : la fin de l’histoire selon Juranville n’est pas celle de Fukuyama
(cf à ce sujet la toute première page de L’événement, p.9.) Dans le Récit, présenté ici il met les points sur les « i » :
« Et il n’y a, dans cette affirmation de la fin, de l’accomplissement, nulle présomption de Hegel (ou de la
philosophie), mais simplement le déploiement d’une nécessité à partir du fait de la philosophie. Et nulle illusion non
plus, car ce n’est pas parce que des faits continueront de se produire dans le monde social que l’histoire n’est pas
accomplie, achevée, terminée, finie. En elle avait à se réaliser, c’est la visée de la philosophie, un monde
rationnellement juste. Rien de moins, rien de plus. » (p.12).
[17]Cf à ce propos la première addition à La science de la logique, G.W.F. Hegel, Vrin, 1970. Par exemple : « Dieu
est la vérité : comment allons-nous le connaître ? Les vertus de l’humilité et de la modestie semblent être en
contradiction avec un tel projet. Mais on pose alors aussi la question de savoir si la vérité peut être connue, pour
trouver une justification du fait qu’on continue de vivre dans la vulgarité de ses buts finis. Une telle humilité ne vaut
pas grand-chose. » (p. 467) et : « L’esprit paresseux s’avise facilement de dire qu’on n’a pas à croire qu’il faille
prendre au sérieux l’acte de philosopher. » (p. 468).
[18]C’est le sous-titre du précédent volume, auquel nous faisons référence : Les cinq époques de l’histoire.
Bréviaire logique pour la fin des temps, Les Editions du Cerf, 2015, 2016.
[19]Cf les pages 21 à 23.
[20]Toute la deuxième partie du livre est consacrée au récit comme époque (pp.117 à 213).

[21]Juranville fait une autre présentation des rapports de la philosophie et de la psychanalyse dans son Lacan,
ouvrage de jeunesse, où la thèse n’a pas encore la consistance qu’elle aura à partir de 1999 : « L’une à l’autre
philosophie et psychanalyse sont affrontées et nouées. L’une le symptôme pour l’autre » (Lacan et la philosophie,
PUF, 1984, p.8).
[22]Sans doute, une discussion devrait être légitimement ouverte sur ce point : Juranville réduit l’histoire
primordiale du peuple juif aux livres mosaïques. Comment devons-nous considérer les incessants dialogues de
Dieu avec ce peuple durant les mille ans suivants ? Notamment, dès l’entrée à Canaan, l’ordre de la destruction de
Jéricho ? Devons-nous y lire, à la mort de Moïse, une alliance définitivement scellée dans les termes ? Dans
Jéricho, les premiers pas épouvantables d’un peuple et d’un guide (Josué) inflexibles comme la jeunesse, ivres de
la pureté des commencements ? Nous n’avons malheureusement ni indices dans le texte, ni l’érudition suffisante
pour interpréter et discuter ici son positionnement.
[23]Un plan relativement détaillé du prochain volume, qui traitera de l’acte, est présenté dans L’événement, pp. 90
à 93.
[24]Cf à ce propos page 16, la place de l’étonnement dans la philosophie commençante.
[25]Où la guerre laisse la place à une forme minimisée de violence sociale, le conflit.
[26]Nous n’ignorons pas que Juranville lui-même ne présente pas son travail ainsi. Au début de l’introduction
générale au livre II l’explication qu’il nous donne de la méthode de composition de ces deux premiers livres est tout
autre. Nous ignorons toutefois si ces deux chemins d’explication sont logiquement compatibles. Ce qui suit est
donc une interprétation.
[27]Cf au sujet de cette distinction L’événement, p. 234.
[28]Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome. Seuil, 2005.
[29]Cf Inconscient, capitalisme et fin de l’histoire, pp. 26 à 35 « le sujet individuel et l’acte éthique de la
psychanalyse ».
[30]Le récit philosophique juranvillien est en réalité fini et en principe infini. Nous reviendrons plus loin sur cet
aspect.
[31]Quelque part… nous n’avons pas retrouvé la référence exacte.
[32]L’événement, « avertissement au lecteur », p.9.
[33]Cf tout de même François Julien, Eloge de la fadeur, Le Livre de Poche, 1993.
[34]L’événement, p.10.
[35]La Formation de l’esprit scientifique, (G) Bachelard, Editions Vrin, 1938.
[36]la « pensée de l’existence » présente un récit toujours ouvert, où ne se pose pas vraiment et fermement un
savoir, qui au fond nie l’essence même et la possibilité d’un savoir et d’un récit. Lacan présente une chaîne des
signifiants sans fin. Il reste attaché à une histoire sans fin, il refuse qu’un récit puisse venir la parachever et
ordonner un savoir. Qui en fixerait le sens. Il considère pourtant une fin à l’analyse. Une analyse peut et doit finir,
mais cette fin est chez lui, nous le pensons, plutôt une forme de reconnaissance de l’impossibilité de finir. L’idée de
Lacan et de ses successeurs, selon nous, est qu’au fond, la volonté de mettre fin à l’analyse est toujours liée à la
pulsion de mort, que c’est le fantasme de l’analysant qui supporte mal le travail en cours et se supporte (c’est sa
névrose) à l’idée qu’il pourra bientôt baisser les armes, souffler, jouir, lâcher, se reposer. La passe est donc ce
moment, quelles que soient les subtilités apportées depuis à la procédure de 67 (Jacques Lacan, Autres écrits,
Seuil, p. 243-258.) par J.A. Miller et les autres, où le futur analyste témoigne de son faux désir d’en finir et se
satisfait de sa condition, au fond dirons-nous, d’analysant sans fin. La psychanalyse parle bien alors de
témoignage, mais d’un témoignage où reste un reste, que Freud nomme « roc de la castration », « restes
symptomatiques », que Lacan appelle « la part du réel ». Lacan parle à la fin de son enseignement de « vérité
menteuse ». Où tout n’est jamais finalement que « semblant » dans un discours.
[37]Tout de même, si le propos avoué n’est pas celui-là, si sec et si radical, la réalité de son positionnement n’en
est peut-être pas loin. Il est indéniable que ce récit, le récit juranvillien, dépasse en prétention d’être seulement un
récit juranvillien. Il se présente, dans sa justification interne, comme la structure aboutie de tout récit philosophique.
Suivant une méthode dégagée par toute l’histoire de la pensée philosophique. Juranville sur ce point reconnaît
volontiers son héritage : « D’où la méthode. Méthode spéculative, avec, pour chaque terme analysé, ses trois
temps nécessaires, comme chez Hegel. Mais aussi méthode existentielle, parce que, au-delà de la vérité
phénoménologiquement dégagée pour chaque terme, il faut tenir compte du primordial refus (désespoir [c’est
l’héritage de Kierkegaard], pulsion de mort [c’est l’héritage de Freud]) que l’existant oppose à cette vérité, et donner
place à l’acte créateur par lequel seul on peut passer outre à ce refus. Et enfin méthode métaphorique [c’est la
dette envers Lacan], parce que l’objectivité est, avec l’existence, langage [c’est Heidegger], et que le principe de
cette objectivité est alors métaphore – l’acte même de la création. » La philosophie comme savoir de l’existence,
PUF, 2000, 4e de couverture.
Ainsi si la structure même du récit est présentée comme définitivement acquise dans ce récit-ci sur le récit, nous ne
sommes plus loin de penser la philosophie comme une discipline de disciples. Ce qui certes a toujours été d’une
certaine manière le cas, chaque auteur ayant toujours eu à répondre des œuvres des auteurs passés, et à en
accuser la dette, mais qui serait après lui, Juranville, singulièrement « modélisée ».
[38]L’événement, p.14.
[39]C’est tout le sens, nous croyons, de la thèse juranvillienne : par la métaphore le philosophe « se fait violence »
(c’est l’éthique) et fait violence au langage, transgresse son allée ordinaire. Où la libido, la pulsion sexuelle,
agressive, est sublimée, et au passage à l’acte violent (la guerre, le sacrifice humain, toute la « violence                                 sacrificielle », qui visa et atteignit Socrate et le Christ) est substitué un acte de langage.
« Celui qui le premier lança une insulte plutôt qu’une pierre est le fondateur de la civilisation », Freud (S.), Malaise
dans la civilisation, trad. Fr. Ch. Et J ; Odier, Paris, PUF, 1971.