Il faut remercier Claude Lanzmann d’avoir consacré la dernière livraison des Temps modernes aux émotions populaires qui ont agité la Guadeloupe et la Martinique au premier trimestre 2009. Peut-être ce choix n’est-il pas étranger au fait qu’il a lui-même atterri au Raizet en décembre 2008, un soir où les routes de Guadeloupe étaient déjà bloquées par de nombreux barrages (cf. le récit de Juliette Simont, p. 4 à 6). Quoi qu’il en soit Les Temps Modernes font une œuvre salutaire en rouvrant le dossier antillais, deux ans après les événements de 2009.
Le numéro a été coordonné par Jean Bourgault, membre de la rédaction de la revue, qui signe une introduction optimiste (« de l’art créole, art [au sens de savoir faire] d’inventer le neuf au sein de la contrainte, on peut attendre qu’il n’ait pas fini de nous étonner », p. 37) et livre deux entretiens « empathiques » avec Élie Domota et Patrick Chamoiseau. Le numéro, qui s’ouvre sur un poème d’Édouard Glissant (« La pierre »), recense une vingtaine de contributions, la quasi-totalité par des auteurs originaires des Antilles, pour la plupart des intellectuels engagés depuis de longues années dans les débats politico-identitaires qui agitent le microcosme antillais. Les articles ne se rattachent pas moins à des genres différents (celui du chercheur, du témoin, du militant), avec parfois des correspondances inattendues, par exemple à propos du processus d’acculturation de la société antillaise, dénoncé par P. Chamoiseau et qui trouve sa frappante illustration dans la monographie d’une sociologue, Marlène Hospice, où se trouve décrit le parcours de trois Antillais appartenant à trois générations différentes.
L’entretien avec P. Chamoiseau contient de nombreuses pistes de réflexion. On retiendra en particulier son explication d’un phénomène particulièrement frappant de nos jours, celui de la dépolitisation des jeunes Antillais : il leur manquerait, selon P. Chamoiseau, un ressort essentiel, la frustration, pour qu’ils éprouvent le besoin de se révolter, ou au moins de se mobiliser (p. 159). Une telle intuition, qui pointe en direction de l’économie libidinale freudienne, mériterait à coup sûr d’être développée. De même pourra-t-on retenir l’idée suivant laquelle la force du capitalisme tiendrait avant tout à sa capacité à manipuler directement les imaginaires individuels, alors que les tentatives pour le renverser feraient nécessairement appel à des logiques collectives. Ou, pour le dire autrement, le capitalisme nous laisse l’illusion d’être libres tandis que les contraintes du socialisme nous apparaissent immédiatement.
Cet entretien intéresse aussi par ce qu’il ne dit pas. Interrogé sur la réception du « Manifeste pour les ‘produits’ de haute nécessité » dont il était l’un des co-auteurs, P. Chamoiseau admet que les Martiniquais ne l’ont pas pris au sérieux mais refuse de s’interroger sur les raisons de cet échec. Au contraire, affirme-t-il, « maintenant [au vu de la maigreur des résultats des luttes de 2009] le texte prend toute sa force ». Affirmation bien péremptoire. Le Manifeste préconisait la rupture avec le capitalisme : alors comment pourrait-on espérer une telle rupture tant que le capitalisme restera aussi attractif que Chamoiseau lui-même le souligne ? Il ne suffit pas d’en appeler à une « transformation de l’imaginaire » (p. 161) et de nous inviter pour ce faire à nous transformer en « guerrier pacifique » (p. 176) apte à « se réfugier dans le poétique » (sic, p. 177) !
L’article de Michel Giraud constitue une sorte de réponse à l’entretien avec P. Chamoiseau. Car si leurs titres se ressemblent – « Il faudrait dire ‘les temps impensables’ » (Chamoiseau) ; « La promesse d’une aurore » (Giraud) – leurs tonalités sont bien différentes. P. Chamoiseau est un homme de lettres (d’où sans doute l’insistance sur cette mystérieuse « poétique » d’où il semble attendre le salut), contrairement à M. Giraud, formé aux sciences politiques et qui ne se paye pas de mots. Dans sa contribution, passionnante mais complexe et, on le verra, en partie contestable, il commence par caractériser les Antilles par la « dialectique » qui s’y instaure entre « la négativité de la sujétion coloniale » et « la positivité des affirmations identitaires » (p. 310), mais c’est pour ajouter aussitôt que ces affirmations identitaires ne sont le plus souvent que l’habillage de « stratégies politiques et sociales » (p. 313). Or ces stratégies apparaissent gouvernées avant tout, selon M. Giraud, par « la passion de l’égalité » (p. 311), par quoi il faut entendre l’exigence d’être traité comme des citoyens à part entière de la République… française. Dès lors, M. Giraud n’a pas de mots assez durs à l’encontre de ceux qu’il appelle les « entrepreneurs identitaires » (p. 321), qui s’érigent en censeurs de tout ce qui ne correspond pas à leur conception d’une antillanité authentique, comme si l’enfermement et le repli sur soi pouvaient être les voies de la libération. M. Giraud cite ici fort à propos É. Glissant qui rejetait toute « outrance renouvelée de spécificités » au profit d’ « une liberté totale de leurs rapports, frayée au chaos même de leurs affrontements ».
Bien qu’il ne méconnaisse pas leurs contradictions, M. Giraud range explicitement parmi les « entrepreneurs identitaires » les auteurs de « l’Éloge de la créolité » et ceux du « Manifeste » mentionné plus haut (si bien que P. Chamoiseau, signataire des deux, se trouve doublement visé !). Plus généralement, il entend réfuter la thèse défendue par les intellectuels antillais qui – sous prétexte que le peuple n’assumerait pas suffisamment à leurs yeux son antillanité – considèrent les Antilles comme des « sociétés malades ». Une tentation à laquelle même les plus grands (Césaire, Fanon, Glissant) ont parfois succombé. M. Giraud dénonce comme « cliniciste » cette attitude qui consiste à voir de l’aliénation, du déni de soi, bref « des conduites pathologiques » dans ce qui ne constitue, à ses yeux « fondamentalement, [que] des formes rationnelles d’adaptation ou même de résistance à la domination et à l’exploitation coloniale » (p. 337).
L’hypothèse de la rationalité des agents se trouve au cœur de l’explication économique des comportements. Elle n’est certes qu’une hypothèse mais d’une grande puissance explicative. Elle n’est qu’une autre manière de dire que les humains connaissent leurs intérêts (fût-ce confusément) et qu’ils agissent conformément à ces derniers. Dès lors, ayant suffisamment insisté nous-même, dans nos analyses, sur la rationalité du comportement des Antillais, nous ne pouvons qu’être d’accord avec M. Giraud quand il souligne « l’intelligence tactique » du LKP (p. 333) qui a su conduire le mouvement social sans jamais tenter de dépasser les revendications spontanées des manifestants (donc celles qui correspondaient à leur perception de leurs propres intérêts). Par contre, nous divergeons avec M. Giraud à propos de l’idée, toute différente, suivant laquelle « le mouvement populaire poursuivait… l’objectif fondamental d’une égalité républicaine immédiate » (p. 334). M. Giraud, on l’a vu, place la « passion de l’égalité » au centre de son modèle explicatif des sociétés antillaises. Et sans doute a-t-il raison pour le passé. Mais il paraît difficile de le suivre pour aujourd’hui. Faire de l’égalité une fin en soi serait selon nous une forme particulièrement erronée d’essentialisme. Car s’il existe, ce qui reste à prouver (Sartre, le fondateur des Temps Modernes s’est justement employé à prouver le contraire) quelque chose comme « l’essence » de l’homme, il semble encore plus difficile de démontrer qu’elle englobe le désir d’égalité. (Si cette thèse laisse certains lecteurs sceptiques, on ne peut que leur recommander la lecture de Nietzsche. Ils y découvriront que l’idéal égalitaire est l’apanage des faibles, tout simplement parce qu’ils n’ont que des avantages à attendre de l’égalité. Mais qu’il suffit que les faibles deviennent forts pour se mettre à voir les choses autrement.)
Tout cela nous éloigne-t-il de notre propos ? Nullement. Dès qu’on envisage des revendications – que ce soit comme acteur ou comme observateur – on doit s’intéresser au rapport de force. Or cette expression, à notre connaissance, n’apparaît qu’une fois dans le numéro des Temps modernes, dans l’article très bien informé de Jean-Luc Bonniol. Il s’agit d’une remarque presque faite en passant : « le rapport de force [était] favorable, forçant finalement l’État et le patronat à capituler » (p. 111). Or ce constat ne va pas de soi et, en tout état de cause, il mérite d’être expliqué. Il ne va pas de soi que des îles que l’on dit dans une situation coloniale – et en quête d’une égalité introuvable, ajouterait M. Giraud – puisse se trouver dans un rapport de force favorable avec l’État, ce qui est pourtant le cas (car il importe de rappeler que le patronat était prêt pour sa part à résister aussi longtemps que nécessaire à des revendications qui lui paraissaient aberrantes et que c’est l’État et les collectivités locales qui ont dû en premier mettre la main au pot pour financer la « prime de vie chère » et contraindre ensuite les patrons à les suivre). Tout cela incite à penser, soi-dit en passant, que l’expression « situation coloniale » est tout à fait inappropriée, s’agitant des Antilles françaises,… à moins de parler par antiphrase.
Les raisons pour lesquelles un tel « colonialisme à l’envers » a pu s’instaurer sont difficiles à comprendre et mériteraient une étude approfondie (à laquelle le Centre de Recherche sur les Pouvoirs Locaux dans la Caraïbe, le CRPLC, auquel appartient M. Giraud, pourrait se consacrer). Quoi qu’il en soit, la tolérance de l’État à l’égard de ses territoires d’outre-mer (Corse comprise) est un fait. Néanmoins, afin qu’un conflit salarial – puisque c’est à quoi s’est résumé, pour l’essentiel, le mouvement de 2009 – s’éternise – comme c’est le cas fréquemment aux Antilles – il faut qu’il ne mette pas en péril l’existence même de l’entité qui doit verser les salaires. Il en va évidemment ainsi pour tout le secteur public : les instituteurs peuvent faire grève pendant toute une année scolaire (comme ils le firent lors de leur combat pour obtenir la même surrénumération que les autres fonctionnaires) sans mettre en péril l’Éducation Nationale. Une particularité remarquable des Antilles réside dans le fait que les entreprises ne risquent pas davantage que le secteur public, puisque, ne travaillant que pour la consommation des Antillais, elles ne peuvent pas perdre les marchés dont dépend leur existence. Une grève longue peut certes avoir des incidences financières mais celles-ci sont rarement cruciales. Il suffit, habituellement, pour les résoudre, de négocier avec l’État – qui sait toujours se montrer compréhensif – un rabais sur les cotisations sociales et sur la TVA. Notons par ailleurs que, pour la plupart des entreprises antillaises, l’interruption temporaire de l’activité n’entraîne pas une baisse significative du chiffre d’affaires : celui qui devait changer les pneus de sa voiture les changera un peu plus tard que prévu mais il les changera, celui qui a vidé son congélateur pendant la grève le remplira une fois la grève terminée, etc.
Tout cela signifie que les Antilles, comme tous les territoires français d’outre-mer, vivent sous un régime d’exception, extrêmement favorable à première vue, celui de l’absence de contrainte économique. Cela explique, par exemple, la complaisance de toute la population, patronat compris, à l’égard des exigences ubuesques des dockers. Les dockers métropolitains ont l’habitude, eux aussi, des grèves dures, mais la sanction est alors immédiate : les chargeurs se détournent des ports français et passent par Gênes ou Rotterdam. Un tel détournement de trafic est impossible en Martinique où, comme l’on sait, les dockers touchent des salaires de ministre en travaillant trois fois moins. Mais cela n’a (à première vue) aucune conséquence : les coûts des entreprises se trouvant majorés, elles majorent elles-mêmes leurs prix ; constatant que le coût de la vie augmente, les salariés manifestent et ils finissent par obtenir une prime de vie chère. (Au cas où l’on croirait que nous en voulons particulièrement aux dockers, il va de soi qu’ils ne sont pas les seuls à user de leur pouvoir de monopole, que les entreprises elles-mêmes ne se privent pas, dans certains cas, d’appliquer des taux de marge exorbitants.)
Toute médaille a son revers : l’absence de contrainte économique qui caractérise les territoires français d’outre-mer se retourne finalement contre leurs populations. On parle de la « malédiction du pétrole » à propos de beaucoup de pays, riches en pétrole, et qui pourtant ne parviennent pas à se développer. Il en va de même pour l’outre-mer français, à ceci près que la rente pétrolière est remplacée par une rente d’origine étatique. Mais les conséquences sont les mêmes : une population qui vit au-dessus de ses moyens, qui se trouve de ce fait dans l’incapacité de développer des activités économiques compétitives et qui le paye sous la forme d’un chômage anormalement élevé (en particulier, mais pas seulement, chez les jeunes).
Ces précisions pourraient laisser penser que nous nous éloignons de notre propos. Il n’en est rien. Tout ce qui précède nous permet d’affirmer, à l’encontre de M. Giraud, que les combats pour l’égalité sont depuis longtemps dépassés aux Antilles. J.-L. Bonniol note d’ailleurs incidemment (p. 93), avec l’air de s’en étonner, que deux récents conflits parmi les plus durs ont été motivés non par une revendication d’égalité mais au contraire par la volonté de préserver certains avantages par rapport aux travailleurs métropolitains. Un tel constat confirme que l’égalité n’est pas une fin en soi. Elle est revendiquée tant que l’on se compare à mieux loti que soit. Elle disparaît au profit de la préservation des avantages acquis dès qu’on se trouve parmi les mieux lotis !
On pourrait continuer longtemps, évidemment, la glose sur le contenu du numéro des Temps Modernes, mais il est sans doute préférable d’inciter les lecteurs de mondesfrancophones intéressés par les bizarreries de la France outre-mer à se procurer le numéro 662-663 (janvier à avril 2011) de la revue, où ils trouveront bien d’autres choses à commenter, approuver ou discuter. Car, après tout, c’est à chacun de se faire son opinion.
Un dernier mot, quand même, sur le titre fort énigmatique du numéro : « Guadeloupe-Martinique – janvier-mars 2009 : la révolte méprisée ». « Révolte méprisée » : l’expression nous apparaît doublement trompeuse. Car où voit-on une « révolte », alors que le mouvement fut essentiellement festif ? Et révolte contre qui ? Contre l’État français, alors qu’on ne veut à aucun prix se détacher de la France ? Contre les patrons, alors qu’on ne souhaite surtout pas rompre avec le capitalisme ? Et pourquoi ce mouvement – à défaut de révolte il y eut bien un mouvement social prolongé et massif – serait-il « méprisé » ? Parce que l’État a tout fait pour calmer l’émotion populaire et forcer les patrons à céder aux revendications ? Parce que le secrétaire à l’Outre-mer a été débarqué sans ménagement ? Parce que l’État a essayé de reprendre la main en organisant des consultations tous azimuts (baptisées « états généraux de l’outre-mer ») ? Parce que la mise en œuvre concrète des diverses mesures actées dans les accords se heurte à des difficultés, voire à certaines réticences ? Sans doute, sur ce dernier point, mais on voit mal comment il pourrait en aller autrement. Non, vraiment, si le contenu de cette substantielle livraison des Temps Modernes est toujours intéressant, souvent instructif, parfois passionnant, il ne justifie de notre point de vue en aucune manière le titre qui a été retenu.
Michel Herland