Mondes africains

Léopold Sédar Senghor, un poète Nègre? (2) La Négritude poétique : éloge de la sensibilité.

                   Léopold Sédar Senghor, un poète Nègre? (2)

                                           La Négritude poétique : éloge de la sensibilité.

Au cours de son œuvre théorique, Senghor donne lui-même une autre définition, moins politique, de la Négritude. Celle-ci devient plus généralement la « faculté d’être ému »[1] des négro-africains. En effet, Senghor oppose l’art nègre et l’art occidental, à cause de l’orientation rationnelle du dernier qui n’est pas développée chez le premier. Ou plutôt par une différence de degré entre les deux types de «raisons » à l’œuvre dans ces deux pôles culturels :   « La raison européenne est analytique par utilisation, la raison nègre, intuitive par participation »[2]. Ainsi si l’auteur concède qu’en art : « l’Europe nous (..) a enrichi de sa “technique”, “a développé”, en nous, “l’esprit critique” »[3], il affirme que « ce que le Nègre apporte, c’est la faculté de percevoir le surnaturel dans le naturel, le sens du transcendant et l’abandon actif qui l’accompagne, l’abandon d’amour »[4]. Le mouvement du « moi » au « Toi », qui discrédite la Négritude politique de Senghor, fonde donc aussi sa Négritude artistique. En effet, nous avons vu que sa poésie est entièrement traversé par ce courant de sympathie qui pousse l’homme (auteur, éthos poétique ou lecteur) à dépasser les limites du soi, à s’unir au mouvement sous-terrain que constitue le rythme ontologique, et, partant, cosmique. La poésie Nègre de Senghor est donc fondée sur l’élan et la souplesse ondulatoire du rythme. Elle est« plus riche et plus dépouillée, plus musclée et plus souple, plus dynamique, plus généreuse, plus humaine, parce que plus naturelle»[5]. Et il ne faut pas confondre « naturel » et réalisme chez Senghor car « parce que cet art tend à l’expression “essentielle” de l’objet, il est à l’opposé du “réalisme subjectif” »[6]. En effet, c’est au rythme intérieur des choses auquel s’attache la poésie de Senghor et non à leur aspect extérieur, si ce n’est quand celui-ci est à l’image de son intériorité. La Négritude serait donc  une sensibilité à la force vitale qui anime les choses. Et le poète Nègre serait l’homme capable de la retraduire en langage artistique. En cela, l’humanisme politique de Senghor (qui veut rendre sa dignité au peuple noir et faire atteindre l’Homme à la complétude) est corroboré par un humanisme poétique car le poète cherche à tirer de l’homme ce qu’il a d’essentiel et donc de profondément humain. Le poème Que m’accompagnent kôras et balafong présente cette Négritude poétique sous les traits de la beauté artistique de la Nuit noire :

« Ô Beauté classique qui n’est pas angle, mais ligne élastique élégante élancée! / (…) / Ô ma Lionne ma Beauté noire, ma Nuit noire ma Noire ma Nue! / (…) / Nuit qui me délivres des raisons des salons des sophismes, des pirouettes des prétextes, des haines calculées des carnages humanisés »[7].

 

La Négritude poétique illustre et justifie donc la Négritude politique du poète. Mais elle est en réalité appuyée sur une conception philosophique du monde, comme Tout uni par des ondes de relations, qui peut être contestée, comme l’a montré précédemment l’exemple de Bidima. Celui affirme ainsi  que «l’art négro-africain entendu comme la manifestation d’une essence nègre dans les productions artistiques est une invention de l’ethnographie coloniale»[8]. Il semble en effet illusoire de vouloir taxer de « Nègre » toute une conception métaphysique de la réalité et de son rapport à l’art, bien que beaucoup de courants spirituels africains soient fondés sur un monisme semblable à celui que développe Senghor[9]. Tous les Nègres n’adhèrent pas à ce mouvement et ne sont pas non plus « sensibles » et capables de « sympathie ». C’est ce que rappelle Patrice Nganang, qui déplore la violence de son peuple : « Le génocide du Rwanda est plus qu’une mise en garde aux mystificateurs du « royaume de l’enfance »[10] ». De plus, la différence que l’on peut observer entre les poésies des deux fondateurs de la Négritude, Césaire et Senghor, montre déjà la vanité de la généralisation : les poèmes du premier sont beaucoup plus violents et haineux que ceux du second, davantage « francisé » que son compagnon. Ainsi, la poésie de Senghor ne peut se constituer en exemple ou modèle d’un style et d’un état d’être-au-monde propres à tous les Nègres, malgré ce qu’en dit Sartre : « la négritude (…), est une compréhension par sympathie. Le secret du noir c’est que les sources de son existence et les racines de l’Être sont identiques»[11]. Ceci ne concerne qu’un certain courant de la poésie Nègre dont la figure de proue est Senghor, et ne peut pas être généralisé à l’ensemble des poètes Nègres et encore moins à celui des poètes noirs. On peut ajouter, que même à l’intérieur des disciples de Senghor[12], « il y a plusieurs façons d’être son descendant »[13]. Il est donc tout à fait réducteur de généraliser la notion de « négritude » à un vaste ensemble de poètes.

À l’inverse, on peut trouver chez des occidentaux une tendance poétique proche de celle de Senghor, que l’on peut caractériser par une sensibilité au mouvement rythmé qui s’exprime dans l’être, mais aussi par l’importance donnée, en conséquence, aux perceptions sensorielles, dans le poème. Senghor dit lui-même avoir élaboré sa conception de la poésie Nègre à la lecture d’auteurs européens :

 

« Pour en revenir à Paul Claudel, qui, après Rimbaud et plus que Rimbaud m’a influencé en me faisant retourner aux sources de la Négritude, je renvoie le lecteur aux communications que j’ai faites en 1972, au Congrès international de Brangues »[14]. (p.213).

 

On peut également trouver dans d’autres textes occidentaux qui l’ont précédé l’élan qui a fait la poésie de Senghor : dans la poésie sociale et prophétique de Hugo ; dans les correspondances baudelairiennes ; dans le verset mystique de Claudel ; dans la nostalgie de celui de Saint-John Perse ; dans l’encensement de l’Amour par Eluard et Breton ; dans le traitement de l’image et du choc poétique qu’ont instauré les surréalistes ; dans la concision et la magie du style d’Apollinaire, dans la valorisation de la charité que propose Péguy ; et même dans l’importance accordée par Proust aux affects et notamment à la mémoire affective. Senghor ne le nie pas et consacre même des chapitres de ses œuvres théoriques à la critique de ces auteurs dont il décèle le style Nègre. Mais cela entraîne la nécessité d’élargir le concept racial de Négritude (comme il l’a fait en politique) à la capacité universellement partagée, mais plus ou moins développée, d’émotion. L’art Nègre, qu’il soit le fruit du travail des occidentaux ou des négro-africains, pourrait en effet se définir comme l’art dont la source, le moteur et  la fin est l’émotion. Nous avons étudié la « matière-émotion » qui compose le poème de Senghor, et nous pourrions la mettre en relation avec celle des poèmes des auteurs que nous venons de citer. Il nous semble donc qu’il faudrait, au lieu de discréditer l’idée exprimée par la « négritude », trouver un terme moins racial pour qualifier ce type de poésie.  Ainsi le poète lyrique Nègre est celui que Goethe appelait simplement « poète » :

 

« J’appelle poète, j’appelle créateur tout homme qui est capable d’incorporer son état de sensibilité à un objet, à un point suffisant pour que cet objet me contraigne à passer à cet état de sensibilité, et par conséquent exerce sur moi une action vivante »[15],

 

c’est à dire au point que je puisse passer du « moi » sujet au « Toi » objet, grâce à l’onde d’émotion poétique. Le lyrisme qui découlera de cette conception de la poésie est un Nouveau lyrisme, dépassant le lyrisme antique et romantique. En effet, celui-ci n’est plus la simple observation de soi-même comme Autre dans le miroir qu’offre le texte, mais l’expérience de soi comme Autre et de l’Autre comme soi dans l’émotion que transmet le rythme du poème. Dans son récent ouvrage philosophique sur le rythme, Wunemburger décrit le mouvement poétique qui fait passer l’émotion de l’auteur à son lecteur :

 

« Par la conscience ou l’aperception de rythmes, le sujet devient alors, non miroir, mais médiateur qui agit comme accélérateur, transformateur du rythme lui-même. Le sujet peut dès lors être comparé à une sorte de boîte noire, où entrent et d’où sortent des rythmes différents, après avoir été convertis en modalités nouvelles »[16].

 

Mais il donne trois conditions à cela : tout d’abord le poète doit posséder : « une réceptivité sensorielle aiguisée », puis  la capacité d’ « appropriation dynamique du rythme et son innervation psychiqiue » et enfin « une maîtrise de la reproduction-création du rythme ». Il stipule que « Cette dernière condition peut dépendre à la fois d’apprentissage répétés qui affinent les modes d’expression rythmiques, mais aussi de dispositions personnelles, que l’on convient d’appeler le génie (poétique par exemple) »[17]. Le génie du poète Nègre est justement cette faculté d’émotion qui permet de renforcer le rythme vital. Et c’est donc un lyrisme de l’action d’émotion, dont la beauté peut être dite « beauté fonctionnelle »[18], qui est en œuvre chez Senghor. Sa poésie, fondé sur l’émotion sensible que peut faire partager le texte, participe donc d’une « redéfinition moderne du lyrisme »[19] car :

 

« Dresser l’objet contre le sujet, le corps contre l’esprit, la lettre contre la signification, c’est manquer l’essentiel, et le plus difficile à penser, qui est leur implication réciproque. La poésie moderne nous invite à nous affranchir de ces dichotomies, pour tenter de comprendre comment le sujet lyrique se constitue dans un rapport à l’objet, qui passe notamment par le corps et par les sens, mais qui fait sens et nous émeut à travers la matière du monde et des mots »[20],

 

 

et c’est précisément le cas de la poésie de Senghor qui joue sur les possibilités syntaxiques, métriques et accentuels des textes, pour créer chez le lecteur l’impression d’être en contact avec ce qu’ils évoquent. Cela se voit particulièrement dans cet extrait d’Épîtres à la princesse, dans lequel affleure déjà ce que sera l’Élégie pour la Reine de Saba :

 

«  Et de la terre sourd le rythme, sève et sueur, une onde odeur de sol mouillé

Qui trémule les jambes de la statue, les cuisses ouvertes au secret

Déferle sur la croupe, creuse les reins tend ventre gorges et collines

Proues de tam-tam. Les tam-tams se réveillent, Princesse, les tam-tams nous réveillent. Les tam-tams nous ouvrent l’aorte.

Les tam-tams roulent, les tams-tams roulent, au gré du cœur. Mais les tam-tams galopent hô! Les tam-tams galopent.

Princesse, nos épaules roulent sous les vagues, nos épaules de feuilles tremblent sous le cyclone

Nos lianes nagent dans l’onde, nos mains s’ouvrent nénuphars, et chantent les alizés dans nos doigts de filaos.

Mais lumière sur nos visages plus beaux que masques d’or!… »[21]

 

Ici, l’accélération du rythme du poème, produit par l’allongement du verset et l’impression de martèlement obsessionnel rendu par ses sonorités, crée l’impression d’entendre s’emballer et se rapprocher un tam-tam africain.

En critiquant la sécheresse du style rationnel européen, comme les dérives des expérimentations poétiques qu’ont pu entraîner le surréalisme et ses descendants[22], et en mettant en valeur l’émotion rythmique, Senghor a donc été  l’un des précurseurs de la génération de poètes qui :

 

« Face à l’hermétisme ou à la trivialité parfois induites par le formalisme et le matérialisme des avant-gardes qui ont dominé en France les années 1960 et 1970, (…) a cherché, depuis les années 80, à renouer avec une écriture plus lisible et plus transitive, à retrouver ” l’ancien souffle lyrique” ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase »[23].

 

 

En effet, la Négritude de Senghor s’est élaborée autant à partir d’auteurs africains qu’européens. Elle s’inscrit donc dans l’évolution de la poésie française. De plus, l’art africain[24], puis le mouvement Nègre, ont suscité un grand intérêt de la part des européens  et ont influencé leur histoire littéraire et artistique. Senghor l’explique ainsi :

 

« Si ses artistes [e] ont assimilé, intégré l’enseignement des arts nègres, c’est qu’ils en ont senti le besoin. Quelque chose d’essentiel manquait à la civilisation de l’abstraction : d’être enracinée dans la vie, d’être faite par et pour la vie »[25].

 

 

La Négritude artistique, comme affirmation de soi des peuples africains, a donc pu jouer un rôle important dans le sursaut du lyrisme que l’on observe aujourd’hui en Occident. Mais nous verrons que si elle a été une des sources du renouveau du lyrisme, la Négritude diffère tout de même du Nouveau lyrisme qui évolue peu à peu vers la précarité.


[1]      Senghor, L.S. Liberté I : Négritude et humanisme. Op. Cit., p.70.

[2]      Senghor, L.S. Liberté I : Négritude et humanisme. Op. Cit., p.203.

[3]      Id, p.88.

[4]      Ibid, p.27.

[5]      Ibid,  p.38.

[6]      Ibid, p.35.

[7]      Senghor, L.S. Œuvre poétique : «Que m’accompagnent kôras et balafong », p.39.

[8]      Bidima, Jean-Godefroy. L’art négro-africain. Op. Cit., p.6.

[9]      Rappelons tout de même que le catholicisme de l’homme Senghor, et la foi en la transcendance qu’il implique, rend parfois difficile la compréhension de sa pensée spirituelle (également très marquée par un monisme qui fait du monde la continuité de la matière divine). Celle-ci s’éclaire à la lecture de Teilhard de Chardin.

[10]    Patrice Nganang : « Le complexe Senghor », cité dans Ranaivoson, Dominique. Senghor et sa postérité littéraire. Op. Cit., p.157.

[11]    Sartre, Jean-Paul. Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française : « Orphée noir ». Op. Cit., p. XXXI.

[12]  Ainsi, le poème Tam-Tam de Elolongue Epanya, rappelle la poésie de Senghor, qui joue sur les mêmes thèmes et sur le rapprochement du battement rythmique du cœur de l’Africain avec celui du tam-tam :

                « Quand ta peau se tend en se donnant

                Aux mains noires noueuses nouée à la vie

                Tu enfantes le désir-Tam-tam.

                Quand soudain roulent comme une chevauchée fantastique de buffles mes mains d’abondance

                Sur ton nombril sonore, en moi s’éveillent mille ans de désirs refoulés libérés :

                Bondon! Kang-Kong-Kong-Tam-Tam !

                Tam-tam nocturne de pilons brisés

                En éclats de chair fraîche, ma jeunesse

                Rapatriée aux confins de l’impuissance,

                Arc-boutée à califourchon sur la pirogue en dérive

                Tam-tam de mes nuits

                Tam-tam à la lèvre de nègre Bakongo.

                Ouvre-moi le rythme d’une vie nouvelle

                Comme un germe épousant la terre

                Produit l’arbuste qui pousse

                A coups de sueur de sang et de larmes »

                (tiré de Kesteloot, Lilyan. Anthologie négro-africaine. Verviers : Gérard et Cie, coll. « Marabout », 1967, p.168).

                Mais la note disphorique qui constitue sa chute, contraste avec les poèmes de Senghor qui ouvrent souvent le chant du tam-tam à celui de l’espoir. C’est que la poésie d’Elolongue Epanya est celle d’un Nègre de la génération suivant celle de Senghor. Il entend donc renouveler et renforcer l’aspect revendicateur des poèmes des premiers Nègres. Et comme une grande partie des « Nouveaux » Nègres, il joue sur le pathétique. Ainsi, au lieu de présenter une Afrique vivante et puissante en face de l’Europe, comme le fait Senghor, ceux-ci préfèrent la montrer meurtrie par la colonisation. Cela se sent davantage dans d’autres poèmes d’Epanya, qui s’éloignent encore plus de ceux de Senghor.

[13]    Théo Ananissoh : « Senghor, Hélas! », cité dans Ranaivoson, Dominique. Senghor et sa postérité littéraire. Op. Cit., p.183.

[14]    Senghor, L.S. Ce que je crois. Négritude, Francité et Civilisation de l’ Universel. Op. Cit., p.213.

[15]    Friedrich Schiller ; Johann Wolfgang von Goethe ; Lucien Herr. Correspondance entre Schiller et Goethe, t.IV. Paris : Plon, 1923. p.148-149.

[16]    Wunemburger, Jean-Jacques. Les rythmes : lectures et théories. Op. Cit., p.23.

[17]    Wunemburger, Jean-Jacques. Les rythmes : lectures et théories. Op. Cit., p.24.

[18]     Senghor, L.S. Liberté I : Négritude et humanisme. Op. Cit., p.208.

[19]    Collot, Michel. La matière-émotion. Paris : PUF, 1997, p.3.

[20]    Id, p.5.

[21]    Senghor, L.S. Œuvre poétique : «Épîtres à la princesse », p.148.

[22]    Senghor critique en effet l’abus du « stupéfiant image » par ces poètes, et la tendance de certains à couper la poésie du réel en en faisant le lieu clos de l’imaginaire.

[23]     Collot, Michel. La matière-émotion. Op. Cit., p.4.

[24]    En témoigne à l’époque les nombreuses expositions d’ « Art primitif », appelé ensuite « Art premier ».

[25]    Senghor, L.S. Liberté I : Négritude et humanisme. Op. Cit., p.310.