La problématique des « ethnies » qui récupère celle plus récurrente encore des « tribus et clans » semble constituer un véritable paradoxe dans l’anthropologie philosophique moderne. Et lorsqu’elle est appliquée à l’Afrique, elle revêt parfois des aspects délirants qui rappellent curieusement les mythologies ségrégationnistes. Les controverses ne concernent pas seulement les terminologies afférentes à l’appartenance des individus à telle ou telle communauté humaine. Elle excède même les limites des prescriptions sémantiques, pour évoquer directement les exigences théoriques de l’anthropologie en tant que science de la « nature humaine ».
Il n’est pas excessif d’observer que les contextes historiques qui accompagnent les définitions des phénomènes relatifs aux ethnies et aux tribus avaient déjà été impliqués par les réminiscences subversives du positivisme décadent. Ils sont calqués sur les probabilités du mouvement inspiré par les préalables du « darwinisme » et de « l’évolutionnisme » au siècle des nationalismes européens. Cela voudrait dire que le postulat d’une évolution de « l’espèce humaine » allant du primitivisme au « développement technologique » aurait dû constituer la base pour une épistémologie crédible de l’histoire.
Il s’en déduisait deux types d’analyses : l’une qui privilégiait la « naissance de la raison » du fait d’une intelligence particulière à certaines races humaines, et une autre qui collait aux substrats romantiques de « l’homme est bon naturellement », selon les paroles consacrées par Le contrat social de Rousseau. Il ne serait même pas déplacé de noter que de tels principes coordonnaient également la « science de la nature », et que dans le domaine français, les lexiques philosophiques s’interchangeaient facilement de l’entomologie aux « hordes des forêts équatoriales » : des tribus de fourmis ou d’abeilles aux ethnies africaines.
1. Les Royaumes antiques et les communautés historiques
Les hypothèses énoncées paraissaient tautologiques lorsqu’elles étaient restituées aux comportements directs de leurs auteurs. Dans un ouvrage important vite épuisé sur le marché de l’édition, Les misères des lumières : sous la raison, l’outrage (Paris, Robert Laffont, 1992), Louis Sala Moulins avait démontré que dans L’esprit des lois (1748), Montesquieu ne se contentait pas de persifler « l’âme des nègres », puisqu’il pratiquait sans scrupules le commerce de la traite négrière, et qu’il s’adonnait sans remords à des activités mercantiles d’une innocence plus que douteuse.
De telles modalités sémantiques persistent encore sous des aspects plus policés dans le vocabulaire contemporain. Il suffit d’entendre les commentaires menés par d’éminentes personnalités intellectuelles sur les « conflits ethniques » au Rwanda ou en Côte d’Ivoire pour s’en convaincre. La polémique ne consiste pas seulement à reconnaître la simplification des arguments. Elle déborde les frontières de la seule « sagesse dans les propos » pour initier un discours totalement incohérent par rapport aux réalités à décrire ou à observer. Il suffira de relever quelques malentendus qui ont fini par déstructurer la logique de l’histoire. Dans notre Louisiana du créole et du cajun, il est arrivé que ceux qui nous entendaient parler le « français de France » interrogent avec beaucoup d’empressement : « is it your tribal language ? »
La question principale d’antiques « Royaumes » en Afrique n’a pas encore trouvé une réponse adéquate. Elle est d’ailleurs souvent posée en des termes qui ne correspondent nullement aux circonstances d’avènement de ces entités politiques qui ont pourtant perduré pendant des siècles entiers. Inutile d’énumérer les Empires comme ceux du Songhay, du Macina, ou du Mandingue. Les réduire à des conglomérats d’ethnies ou de tribus relève d’une mauvaise foi évidente, car le principe constitutif d’un Empire ou celui d’un Royaume reste la « supra-territorialité », car il relève d’une logique différente du pouvoir institutionnel.
Pour décrire les provinces qui composaient le « Royaume du Congo » au cours du XVIe siècle, Willy Bal reprend les titres officiels de Muzinga a Mpanzu Ndo Mbeledanu, dénommé ici Alvaro I (1569-87), tels qu’ils avaient été retranscrits par les Portugais :
C’est ainsi que dom Alvaro s’intitule : Roi du Congo et des Ambundo et de Matamba et de Quissama et d’Angola et d’Angoi et de Cacongo et des sept royaumes de Congo dia Mulaza et des Pangelungo et Seigneur du fleuve Zaïre et des Auzique et d’Anzicana et de Loanga (Willy Bal, 1963, pp. 19-20).
Quant aux provinces proprement dites, il les situe ainsi :
Le royaume se divise en six provinces nommées Mbamba, Soyo, Nsundi, Mpango, Mbata et Mpemba. Celle de Mbamba, la plus grande et la plus riche, est gouvernée par dom Sébastão Mani-Mbamba… Elle est située le long du littoral depuis le fleuve Ambrize, en direction du sud, jusqu’au fleuve Coanza… (p. 20).
Comment dans ce cas prétendre qu’il ne s’agissait que d’un « royaume mono-ethnique », alors même que les observateurs de l’époque pouvaient en distinguer des composantes multiples et diversifiées ?
La deuxième hypothèse qui découle de la première voudrait que ces entités politiques demeurent immuables, par-delà le temps ainsi que les vicissitudes de l’histoire. Ici également, la mauvaise foi devient plus flagrante, dans la mesure où une telle manière de « fixer les actes des humains » au point de figer leurs comportements se transforme en une allégeance faite au racisme le plus néfaste.
2. “Connais-toi toi-même”
La loi du savoir est déterminante dans la prise en compte de la mémoire des Peuples. Et un principe aussi simple comme celui du “connais-toi toi-même”, reste à la base des multiples philosophies qui fondent les mouvements de la science par la connaissance de soi. Elle était déjà inscrite aux frontons des temples en Égypte. Elle présidait également aux séances de méditation, et elle a permis à Socrate d’énoncer les préalables d’une “métaphysique” de l’Être dans la Grèce antique.
Lorsque Flaubert écrit ses romans tels que Madame Bovary (1856), il ne s’inspire que des réalités de sa “bourgade d’origine de Ry (Yonville)” autour de la ville de Tostes en Normandie. Faut-il citer les quartiers de Paris retranscrits dans Le Père Goriot (1834) ou “la Touraine natale” de Balzac dans Le lys dans la vallée (1835) ? Pour Le rouge et le noir qu’il appelle par ailleurs en sous-titre Chronique de 1830 (1830), Stendhal n’est pas allé chercher ailleurs que Verrières, “une petite ville de Franche-Comté”. Et quand Sartre élabore la théorie de “l’existentialisme” et qu’il tente de l’appliquer à ses récits fictionnels comme La nausée (1938), il s’appuie uniquement sur une expérience du quartier Bouville de son milieu exclusif : Le Havre.
Ce préalable invite à renchérir que l’universel ne peut être appréhendé que s’il est dégagé à partir du singulier et de l’individuel. “On est né quelque part”, et ce “quelque part” instruit toute autre perception que l’on pourrait avoir de la réalité de ce monde. Chaque arbre ne tire ses forces et sa maturité que de ses propres racines.
En ce qui nous concerne, à chaque fois que la question est posée de savoir pourquoi nous rédigeons des ouvrages dans nos langues, et non plus dans celles de nos anciens colonisateurs, j’ai toujours réagi avec passion. D’abord il s’agit d’une interrogation qui ne requiert aucun fondement théorique. Cinq millions de Danois : ils disent qu’ils sont un Peuple, et ils publient des volumes littéraires en Danois, sans que personne ne lève le petit doigt pour les contredire. Autant que les Hongrois ou les Polonais. En écrivant dans ma langue, je dispose déjà de trois millions de lecteurs potentiels, puisque nous constituons un Peuple d’à peu près dix millions de personnes (chiffres que retient également Tshisungu wa Tshisungu [2002], p. 135). Pour un grand nombre d’entre eux, ils ont franchi le premier cycle du secondaire, ou ils ont terminé au moins l’étape des écoles primaires.
Je ne peux pas oublier que c’est en ciluba j’avais effectué mes études primaires à la Forminière de Bakwanga. À cette époque 1953-1959, l’enseignement du français élémentaire n’intervenait qu’à partir de la quatrième année. Même alors, certains cours comme la géographie, l’histoire et les sciences étaient toujours dispensés en ciluba jusqu’à la fin du cycle primaire. Mes premières lectures se déroulaient donc exclusivement en cette langue. Il avait fallu attendre le Petit Séminaire de Kabwe, pour accéder aux récits et textes en français.
Il convient de remarquer à ce propos la prééminence actuelle des littératures en langues africaines. Elles prolifèrent sur l’ensemble du Continent et elles rencontrent des succès de plus en plus manifestes. Les anthologies en énumèrent quelques-unes qui sont enseignées dans les grandes Universités du monde. Certaines d’entre elles méritent d’être recensées ici : en zulu, en sotho (Mofolo), en swahili, en wolof, en bambara, en dioula, en hausa, en fulfuldè (en peulh), en yoruba (Soyinka), en gikuyu (Ngugi wa Thiong’o). Ce dernier est le Directeur de “The International Center for Writing and Translation” auprès de University of California à Irvine. Le “Center for French and Francophone Studies” auprès de Louisiana State University se propose d’élargir des programmes identiques et de les appliquer aux littératures des pays francophones en des langues autres que le français. Tout à notre avantage.
Voyez les chiffres qui se rapportent aux populations congolaises et qui indiquent leur répartition “tribale”. Notre première interrogation est bien celle-là : le fait de constituer le groupe majoritaire d’à peu près dix millions de personnes pour l’ensemble du pays. Il est indispensable de le reconnaître désormais ainsi : un Congolais sur six appartient au Grand Kasayi. Le drame vient également des confusions persistantes, qui semblent vouloir que ce groupe majoritaire adopte un comportement aligné sur celui des groupes minoritaires. Pourtant, dans la réalité des actes politiques, ces derniers ne représentent souvent qu’à peine un million, et parfois seulement une centaine de milliers de personnes. Et même si nous avions accepté un tel alignement, nous serions confrontés à des iniquités et des brimades difficiles à supporter. Nous ne pourrions jamais les subir indéfiniment, encore moins les transmettre à nos enfants comme s’il s’était agi d’un destin collectif à assumer.
L’éparpillement à travers le monde avait déjà été exigé par la politique absurde de “l’équilibre régional” pratiqué depuis 1972 et qui n’a été profitable qu’aux seuls ba-Ngbandi : le “complexe de l’usurpateur”. Elle a été reprise avec autant d’effets de nocivité par les tenants de la règle : “sasa ni tour yetu”. Ils savent pertinemment bien qu’ils ne réussiront jamais à nous éliminer, alors même que ces dernières dix années, des comptabilités macabres ont montré que les guerres incessantes entretenues de manière délibérée par l’Occident ont fini par faire anéantir des groupes ethniques entiers. Selon les bonnes procédures de la colonisation (qu’elle soit belge, française ou britannique), les supercheries concertées d’extermination avaient fait disparaître des communautés qui leur avaient opposé une résistance farouche, telles celles des “Azandé” ou des “Mangbetu”. Malheureusement pour les adeptes d’une telle destruction des peuples proche du génocide, elle nous a permis de nous débattre dans les établissements scolaires à l’étranger, et d’acquérir des titres universitaires inaliénables.
Une étude disponible sur Internet donne les indications démographiques suivantes fournies par les statistiques des années 1989-1991 :
www.ethnologue.com.
Languages of Democratic Republic of Congo – See language map.
[See also SIL publications on the languages of Democratic Republic of Congo.]
LUBA-KASAI [LUB] 6,300,000 (1991 UBS). Used throughout Kasaï Occidental and Kasaï Oriental provinces. Alternate names: LUBA-LULUA, TSHILUBA, WESTERN LUBA, LUVA. Classification: Niger-Congo, Atlantic-Congo, Volta-Congo, Benue-Congo, Bantoid, Southern, Narrow Bantu, Central, L, Luba (L.30).
Inutile de se voiler la face : ces chiffres ne concernent que les locuteurs de la langue cilubà, recensés uniquement dans les deux provinces du Kasayi. Ils n’ont pas tenu compte des communautés importantes qui, en 1991, habitaient encore la province du Katanga, autant que la ville de Kinshasa. En termes de projections actuelles et après les exodes provoqués par “l’épuration ethnique” (1992-1995), la population du “Grand Kasayi” s’élève à plus de dix millions, et la seule ville de Mbujimayi en compte trois millions.
Dans la capitale Kinshasa, sur six millions d’habitants, les estimations les plus crédibles accréditent les chiffres de deux millions pour les ressortissants du “Grand Kasayi”. Selon les documents officiels publiés par le Gouverneur du Katanga en 2003, la population de la seule ville de Lubumbashi avoisine un million cinq cents mille, sur lesquels il faut compter plus de quatre cents mille “Kasaïens”. Ces derniers sont toujours menacés d’expulsion par les bandes armées de l’Unafec de Kyungu et de Ngoyi Mukena. Les démographies potentielles n’ont pas encore évalué les données des différentes provinces du pays, depuis le Bas-Congo, l’Équateur ou encore l’Est du Congo. À titre de comparaison, voici ce que la même étude fournit comme renseignement concernant les autres groupes linguistiques :
LUBA-KATANGA [LUH] 1,505,000 (1991 UBS). Katanga Province, Haut-Lomami District. Alternate names: LUBA-SHABA, KILUBA. Classification: Niger-Congo, Atlantic-Congo, Volta-Congo, Benue-Congo, Bantoid, Southern, Narrow Bantu, Central, L, Luba (L.30).
KONGO [KON] 1,000,000 in DRC (1986 UBS). Population total all countries 3,217,000 (1991 UBS). Alternate names: KIKONGO, CONGO. Dialects: SOUTH CONGO, CENTRAL KONGO, WEST KONGO (FIOTE, FIOTI), BWENDE (BUENDE), LAADI, EAST KONGO, SOUTHEAST KONGO, NZAMBA (DZAMBA). Classification: Niger-Congo, Atlantic-Congo, Volta-Congo, Benue-Congo, Bantoid, Southern, Narrow Bantu, Central, H, Kongo (H.10).
KONGO, SAN SALVADOR [KWY] Population total both countries 1,500,000 (1989 UBS). Alternate names: KIKONGO, CONGO, KISIKONGO, KIKOONGO. Classification: Niger-Congo, Atlantic-Congo, Volta-Congo, Benue-Congo, Bantoid, Southern, Narrow Bantu, Central, H, Kongo (H.10).
Les manuels de géographie et d’histoire faits par des coloniaux (ou des ex-colons qui n’ont pas renoncé à leur “mission ethnologique” pour faire connaître les Primitifs) se contentent de nous identifier par des longitudes et des latitudes trigonométriques. Ils nous délimitent en se servant d’étranges mensurations qu’ils n’oseraient jamais appliquer à eux-mêmes. De l’entomologie comme discipline anthropologique ?
Ils ont réduit à des paramètres arithmétiques nos capacités pour réfléchir et pour affronter la nature entre les méandres de la Lukalenga et les marécages de la Lubi. Tout se passait comme si nous n’avions pas d’autres possibilités que des réflexes de survie par la reprise inadéquate des légendes antiques.
Ils ont oublié une chose : un héritage n’a de sens que dans la mesure où il est réactualisé et où il se réadapte constamment au rythme des contradictions historiques.
Le dictateur est précisément cet individu qui tente de s’élever au-dessus de sa propre condition de mortel, dès lors qu’il cesse de “rêver”. Il ne croit plus à la poésie du monde. Bien au contraire, il pense avoir aboli les lois de la finitude. La littérature par contre demeure cette force capable de porter au-delà des frontières de l’imaginaire. Dans ce sens, elle est plus proche de la religion, autant que les mystiques des Poètes romantiques. Les chanteurs de “kasala” et des panégyriques se considèrent comme des personnalités marquées par le destin, et les véritables conteurs ne s’amusent pas à distraire les enfants par des fables comiques.
La littérature de l’Occident colonial n’a rien inventé. Elle n’a fait que donner forme et consistance à ce qui aurait pu sembler subtil : “budimu mbupita bwanga (la ruse vaut plus que les fétiches)”.
Dans l’histoire des communautés humaines, aucune culture, aucune civilisation quelque puissante qu’elle soit, n’aura réussi à résoudre définitivement les problèmes existentiels qui se posent à la nature humaine : la naissance, l’amour, la mort, l’immortalité. Chacune a apporté des arguments hypothétiques pour en atténuer les conséquences immédiates. Tout ce qui a été possible d’imaginer reste dans les limites des probabilités théoriques. C’est-à-dire, des modalités pratiques pour circonscrire les contextes des éventuelles conflictualités, pour maîtriser les impondérables, afin de ne jamais céder à la fatalité des destinées : l’angoisse, la peur, la dépression. “Lufu ndukulu, bwanga ncidingishilu (la mort envahit tous les domaines, les fétiches n’en sont qu’une illusion)”.
Certes, les technologies et les performances scientifiques nous impressionnent toujours. Et à maintes reprises, on entend les jeunes de nos pays réclamer pour nos cultures des prétentions similaires aux ambitions qui ont stimulé les pays d’Europe ou de l’Amérique aux processus des “puissances militaires et économiques”. Ces ambitions sont légitimes, et d’ailleurs, c’est par elles que le développement de nos pays demeure un enjeu envisageable.
Pour tous les cas repris ici, il conviendrait d’observer que les Nations qui se sont érigées en des impérialismes pathétiques, la Rome antique, l’Europe des “Lumières”, l’Amérique des technologies spatiales, ne l’ont été que par un rêve poétique. L’Iliade indique les pistes par lesquelles la petite bourgade d’Athènes s’est propulsée au rang d’une culture puissante après avoir désagrégé la civilisation concurrente de Troyes, en attendant de se faire démolir à son tour par la Rome impériale de l’Énéide. Les Huns, les Ostrogots et les Wisigoths viendront ensuite raser les murailles imprenables de l’Imperium, et si Hannibal avait été soutenu par une idéologie expansionniste, la civilisation aurait basculé, au profit du côté opposé de la Méditerranée. Cependant, “le nez de Cléopâtre, s’il avait été plus court…”. Les Païens et les Gentils de Saint-Paul conquis par le message de l’Évangile composeront à leur tour Le roman du Graal qui précède Le génie du christianisme et qui annonce en filigrane Mein Kampf, chroniques par lesquelles l’Europe féodale s’est transformée en une mosaïque de métropoles coloniales, mais également en une forteresse du fascisme, avant de s’écrouler sur ses propres fondements à la chute de l’hitlérisme.
2. “Cilobu anu cikufunkwina (le véritable Héros est celui qui fonde une légende)”
Aucun héros n’existe de lui-même, de manière autonome. Les grandes cultures de ce monde ont érigé des mythologies pour exalter leurs propres “Héros” dans des œuvres qui demeurent des modèles du genre : l’Iliade pour les Grecs surgis des enceintes monarchique de Sparte ou d’Athènes, l’Énéide pour les envahisseurs de Rome qui avaient asservi des Peuples afin de les intégrer à l’Empire, les Western de l’Amérique lors de ses conquêtes vers l’Ouest du continent.
Ils nous disent que les pays d’Afrique n’ont besoin que du développement économique. Que la “mondialisation” ainsi que la “globalisation” qui l’accompagne sont en marche de manière irréversible. Et que dans ce cas, la littérature ne peut être considérée que comme une poésie gratuite, un romantisme éphémère sans aucun effet positif pour tirer les Peuples de la paupérisation.
Et à présent, voici venir la période des guerres atroces. Un scénario pernicieux, bien rodé et d’une efficacité inflexible. Il aurait peut-être prêté à des polémiques académiques en d’autres circonstances, s’il n’avait emporté plus de quatre millions de nos concitoyens en l’espace de quelque cinq années (1998-2003).
– ils vous inondent d’armes meurtrières redoutables, à vos frais, entretiennent des rivalités stupéfiantes dans la sphère militaire, vous appauvrissent jusqu’à l’usure, applaudissent aux carnages ; et pendant ce temps, ils empochent des dividendes juteuses, vous font exploiter comme des serviteurs captifs vos propres minerais à leur profit exclusif, diamant, or, cassitérite, coltan, et vous tendez les mains pour les supplier de vous épargner ;
– ils vous fabriquent des rébellions futiles et des gouvernements soumis à leurs bottes, à vos frais bien sûr, financent des pourparlers cocasses pour une paix illusoire à grands renforts médiatiques, amusent la galerie avec des séances mélodramatiques d’accolades, de larmes hystériques pendant des mois ; transportent vers “Sun-City” des centaines de figurants-négociateurs qui discutaillent, qui re-bataillent, qui carcaillent et puis qui s’encanaillent ; et pendant ce temps, ils empochent des dividendes juteuses, vous font exploiter comme des serviteurs captifs vos propres minerais à leur profit exclusif, diamant, or, cassitérite, coltan, et vous tendez les mains pour les supplier de vous épargner ;
– ils vous font signer des parchemins aux coloriages frustes, brandissent des accords stériles que personne ne respecte, vous imposent des dirigeants d’une débilité légendaire, consentent à annuler des dettes imaginaires avant de vous accorder d’autres millions de milliards en dettes publiques, vous prescrivent des petits tyrans-fantoches qui, à genoux, acceptent de les rembourser durant des décennies et des siècles ; pendant ce temps, ils empochent des dividendes juteuses, vous font exploiter comme des serviteurs captifs vos propres minerais à leur profit exclusif, diamant, or, cassitérite, coltan, et vous tendez les mains pour les supplier de vous épargner.
Et cœtera, et cœtera, cela peut durer éternellement, si personne ne casse les œufs avant. Les “saigneurs de la guerre” : un attentat contre le destin. Cependant, nous pouvons à présent invoquer une formule implacable : “la remise en question : base d’une décolonisation mentale !”.
Non ! Nous n’avons pas abdiqué ! La culture a toujours fourni aux opprimés en lutte leurs véritables “armes miraculeuses”.
Cela voudrait dire que chaque Peuple, à un moment de son histoire, construit son destin par des efforts qu’il dépense pour se surpasser. Nous ne serons jamais l’Amérique, puisque nous sommes ce que nous sommes, et qu’à partir de notre identité, nous disposons des forces nécessaires pour nous transformer en une Nation puissante, capable de jouer un rôle cohérent dans le monde contemporain.
Une leçon évidente est à tirer de l’Histoire des Peuples qui habitent désormais le Kasayi, depuis les migrations en provenance du Katanga. Les répertoires rédigés par des ethnologues belges n’argumentent pas suffisamment à propos des causes vraisemblables de ces migrations massives. Des groupes aussi importants de personnes décident de quitter le Royaume qui avait été le leur, d’errer à travers des forêts inclémentes, et qu’ils choisissent ensuite de s’installer près des plaines aquatiques, le Lac Munkamba ou le Lac Fwa, le long d’une rivière qu’ils appelleront la Luluwa, ou encore Lubilanji. Persévérer à expliquer que de telles pérégrinations n’ont pu avoir lieu que parce que ces rescapés étaient à la recherche des zones agricoles fertiles relève de la flagornerie et d’une mauvaise foi flagrante.
Les fables, légendes, récits et contes épiques qui constituent la source primordiale des faits réels eux rapportent des versions totalement différentes. Il suffira d’interroger la légende de Mikombu wa Kalewu, nkayenda mudifuka. Joachim Kadima Kadiangandu, et plus récemment encore Kabasela-Lumbala dans Maweya mmumfuka Mu-Luba (inédit) ont développé avec talent les “exploits épiques” de Mikombu wa Kalewu. Et Ngeleka Kandanda en a produit une chanson sublime accompagnée par l’éblouissante musique de Ray Lema.
La plupart de contes narrés au Kasayi débutent souvent par une relation particulière entre la mère et son fils. Le “père” paraît toujours absent, et pour un grand nombre d’entre eux, il se retranche derrière des analogies stylistiques. Dans le cas de Mikombu, le récit commence au moment où il va naître. Sa Mère est obligée d’aller chercher de l’eau à la source, mais elle ne possède plus assez d’énergies pour hisser la calebasse sur la tête. La nuit va tomber et les ténèbres ne l’effraient pas outre mesure. Les autres femmes avaient préféré l’abandonnent à son triste sort : “waditanta wadiambika”. C’est alors que surgit le “Cikulu kuku” , un monstre qui ne se définit que par la laideur, la naïveté et la brutalité primaire.
D’autres versions considèrent que le “Cikulu kuku” se nomme également “Mukalenga mukishi” : le “Blanc-Fantôme” (et pas seulement le Fantôme-Blanc). Et précisément, le paradigme homéopathique de “Mutumbula” doit avoir inspiré une thématique éloquente, qui a permis de développer d’autres fables, à la manière de celles concernant le “Mukalenga mukishi” ou le “Cikulukuku”.
“Mukalenga mukishi” : le terme “Mukalenga” signifie bien le “Seigneur”, le “Souverain”, celui qui exerce le pouvoir et qui dispose d’une autorité effective. À l’époque de la colonisation, il avait été imposé rigoureusement pour désigner les “Blancs”, quelle que soit leur fonction dans la colonie. Il n’évoquait pas seulement le respect qu’ils revendiquaient pour eux, il obligeait surtout à établir des distances entre “ceux venus d’Europe” et les “Indigènes noirs”. Et justement, ce pays d’où provenaient les “Bakalenga” ne se nommait pas autrement que par des périphrases et des allégories prodigieuses. Le lexème “Mputu”, lui-même bien tardif en ciluba, n’explique pas totalement les ambiguïtés liées au sémantisme géographique. Il formulait d’une manière lointaine un lieu situé au-delà de l’imaginaire. Un pays de nulle part, sans contours prédéterminés, et qui ressemblait plus au royaume des morts qu’à une terre habitée par les vivants.
Il est significatif d’observer que le pluriel “ba-Mukalenga mukishi” prend la forme du collectif, et il indique bien le rôle de fantasme qui lui est assigné. Le mot “mukishi” désigne “l’esprit d’un défunt”, en particulier dans le cas où il revient pour hanter les vivants. Lorsqu’il éprouve de la fureur, cet esprit réclame souvent des offrandes, des supplications, des rituels d’exorcisme. Dire que le “blanc” est un “mukishi” indique les frontières marquées entre les deux univers séparés qui ne pourraient jamais se rencontrer ni se conjoindre : celui des vivants et celui des morts.
Par la fiction, ce lointain mythique se transformait en un espace d’où l’on ne pouvait revenir que changé en “revenant”, ce qui donne précisément la référence au “Mukalenga mukishi” : le “Blanc-fantôme”.
La métaphore de l’esclavagiste Arabe ou Blanc n’est pas trop éloignée. Pour Mikombu fils de Kalewu, il va falloir déjouer les ruses du destin afin de conquérir sa propre liberté. Il va utiliser la malice et la sagacité vive non seulement pour affranchir sa Mère de toute servitude, mais aussi pour entraîner ses camarades de jeux à vaincre le monstre. Celui-ci finira par se faire griller dans le feu, trahi par une gourmandise immodérée.
La transcription de l’histoire d’un Peuple qui s’est délivré de la captivité en se servant d’une logistique de l’ingéniosité apparaît immédiatement à travers le récit. La popularité du héros mythique achève d’accorder le statut du paradigme à ce qui n’avait été au départ qu’une fable ludique.
Il en est de même de “Nsang’a (Sang’a)-Lubangu”. Des hypothèses ont été reprises dans les manuels et les études de circonstances. Cependant, il demeure une réalité géostratégique indéniable, qui trouve son argumentation dans les cartes géographiques des hauts plateaux du Kundelungu autour du Lac Sanga, au pays des “Ba-Sanga”. Des villages lacustres portent encore des noms qui ont été transposés presque sans modification dans le Kasayi : Kabamba (“Muluba wa Kabamba”), Kabongo-Dianda (“ba mwa-Dianda”), Kintobongo-Bongo. L’un des passages dans Meena a bukola de Maalu-Bungi chante “wa ku nkodi ne ntuntubungu”.
Le nom même de la région devenue un Parc naturel, “Upemba”, n’a pas encore été commenté suffisamment, en rapport avec la dénomination “Ba-pemba” par laquelle sont identifiés les Peuples émigrés au Kasayi.
Certains ont prétendu qu’ils s’enduisaient de kaolin, mais cela suffisait-il pour conférer une “identité culturelle” pendant des siècles ? À les croire, dans une centaine d’années, ils pourront toujours répandre les rumeurs selon lesquelles des centaines de milliers de “Kasaïens” avaient quitté le Katanga à la fin du vingtième siècle, non pour échapper aux massacres perpétrés par l’Uferi dans le but d’une “épuration ethnique”, mais uniquement pour suivre “l’un de leurs chefs, un grand danseur et son groupe Ba Yuda, qui avait composé une chanson célèbre : kinda bwamba“. Il se trouvera encore des “spécialistes de la science zaïroise” pour approuver de telles inepties et les commenter dans un journal belge de grande réputation, Le Soir.
Le Professeur Nzongola Ntalaja écrivait ceci dans “La dynamique des conflits en Afrique centrale, acteurs et processus”, son texte de présentation au 14e Congrès de la “Biennale de l’Association Africaine de Science Politique” qui s’est tenue à Durban en Afrique du Sud (26-28 Juin 2003) :
Au Katanga, le nettoyage ethnique montre à quel point les conflits ethniques relèvent (…) de la construction historique des identités ethniques. La continuité de groupements ethniques ne diminue en rien leur caractère dynamique, dans ce sens que ces groupements peuvent naître et disparaître au fil des ans. Par exemple, l’empire luba du XVIe au XIXe siècle donna naissance à plusieurs groupes ethniques vivant aujourd’hui sur le territoire congolais, du Lac Tanganyika au fleuve Kasaï et comprenant les Luba-Katanga, les Luba-Kasaï (Baluba, Lulua, Konji/Luntu), les Songye, les Kanyok, etc. Malgré leur foyer ancestral commun au nord Katanga et une base culturelle, ces groupes ont parfois entretenu des rapports antagoniques, les épisodes les plus sérieuses dans les 45 dernières années étant le conflit Lulua-Baluba de 1959-1960 au Kasaï et le refoulement des Kasaïens, pour la plupart des Luba, du Katanga en 1960-62 et en 1992-1994…
(…) Une des ironies de cet épisode est que Godefroid Munongo, le ministre provincial de l’intérieur et l’architecte principal du nettoyage ethnique (de 1960-62), est le petit fils du roi Msiri, un Nyamwezi de la Tanzanie qui fonda l’État de Garaganze vers 1850 à Bunkeya. Par le miracle du fait colonial, un immigré relativement récent, se sentait plus en droit de vivre au Katanga que les populations luba qui en sont originaires.
L’histoire se répétera en 1992 avec Gabriel Kyungu wa Kumwanza, un mulâtre de paternité portugaise et de mère luba-Katanga… [notre déduction : qui se sent plus en droit de vivre au Katanga que les populations luba qui en sont originaires] (p. 13).
De telles coïncidences ne sont jamais gratuites, si l’on pense que le milieu tellurique du Lac Sanga a été marqué par un séisme géologique qui lui donne la forme d’une grande cicatrice dans la couche tectonique. La même faille est reliée à l’axe du grand rift qui prolonge la fracture vers le lac Tanganyika. Les cités antiques ont été englouties sous les eaux et les marécages. Des recherches méthodiques qui avaient été inaugurées dans les années 1975-1977 par les équipes du Département d’anthropologie de Lubumbashi avaient permis de découvrir des vestiges impressionnants dans les cavités sismiques et les nappes alluviales. Il faut rappeler ici l’indécence stupide des autorités provinciales de l’époque qui avaient autorisé le dragage du lac. Ce qui avait conduit à des pillages systématiques des hauts-fourneaux du XIVe siècle, ainsi qu’à d’autres preuves archéologiques d’une valeur incontestable. Du fait d’une complicité avec les musées d’Europe et d’Amérique, ils ont saccagé le site et ils ont vendu à l’étranger des œuvres qui auraient constitué des traces d’une technologie véridique.
Des statuettes extraordinaires en or, des pièces de monnaie datées de l’époque pharaonique avaient été trouvées dans les falaises et les anfractuosités. Nul ne sait cependant où ce trésor a pu être transféré, ni à quel type de bradage se sont livrés les fanatiques de “l’authenticité” qui se pavanaient alors au sein du Parti inique. Il ne sera peut-être jamais récupéré par ses détenteurs légitimes, et des filiations probables avec l’Égypte ancienne ne pourront jamais être attestées sur base des hypothèses et des témoignages vérifiables.
Il est possible d’en conclure qu’il avait existé une brillante civilisation autour de ce Lac, et que l’effondrement du sol jusqu’à l’avènement des eaux du Lac avait poussé les Peuples pourtant sédentarisés (puisqu’ils pratiquaient l’industrie du fer et la métallurgie) à des migrations forcées vers les territoires environnants.
4. “Panwapa mpasangana pakola” : l’Histoire des hommes est celle de leur resistance
Ceci confirme la thèse des origines des Peuples du Kasayi, en provenance du Katanga. Leur appartenance à l’antique Royaume Luba ne fait pas de doute. Un “Royaume”, cela veut dire, par définition théorique, un ensemble de communautés qui ont décidé de fonder un pouvoir politique qui dépasse les clivages particuliers des tribus. Le système de “royaume” et d’“empire” est par principe transculturel, car on ne trouve nulle part un royaume qui soit monolithique. Un “Roi” n’est désigné et accepté pour tel que s’il se place en dehors d’un cadre tribal intrinsèque, qu’il soit celui d’Espagne, celui de France, celui du Kongo ou celui du Manding.
Les titres accordés au “Manikongo”, le Souverain du Kongo, le décrivent comme le Monarque des multiples Peuples coalisés en un Royaume unique.
Si donc différents groupes s’étaient rassemblés au sein d’un seul “Royaume” extensible jusqu’aux bords du Lac Tanganyika, il devient aisé de comprendre que l’éclatement du pays ne peut provenir que des dissensions par lesquelles le pacte d’unité avait été trahi puis rompu par les autorités politiques elles-mêmes.
L’assertion n’en constitue pas moins une énigme philosophique, en rapport avec les mouvements répétitifs de migration qui les ont conduits aux confins des territoires infranchissables pour leurs poursuivants, jusqu’aux bordures de la forêt pour les Bakwa Luntu notamment. Comment expliquer que des dizaines de milliers de personnes se décident à parcourir des si longues distances, sinon la ferme volonté d’échapper à une situation explosive qui menaçait leur propre survie ? D’autres ensembles “Luba” se sont éparpillés dans le Maniema, dans l’Ituri, autour de Bunia ou Isiro, et ils ont conservé l’appellation originelle. Leur langue sa rapproche d’ailleurs plus du ciluba du Kasayi que de celui du Katanga. Il existe même des poches résiduelles à l’intérieur de la Tanzanie actuelle. Il subsiste là un puzzle que des prochaines études d’histoire seront astreintes à résoudre de manière adéquate.
Les premiers à donner le signal des secousses politiques ont été les Bakwa Luntu. Ils se sont imposés le devoir de traverser des régions hostiles, d’affronter des dangers de toutes sortes, mais ils étaient déterminés à se trouver hors de la portée des armes des anciens dignitaires qui avaient désagrégé le Royaume initial. Ils ne se sont arrêtés que lorsqu’ils avaient rejoint les rives d’une contrée lacustre tout aussi mythique : le Lac Munkamba et le Lac Fwa. Il est facile d’imaginer ce qui avait provoqué un exode aussi pénible.
Dès le XVe siècle, l’Empire Luba qui avait été une autorité économique dominante pour la partie Est du continent commence à connaître ses brèches institutionnelles les plus décisives.
Il aura suffi de rapprocher ce genre d’errances avec ce qui s’est produit il y a quelques années après le génocide au Rwanda. Des centaines de milliers de “Hutu” considérés comme des criminels ont traversé la frontière, et ils ont fini par parcourir des milliers de kilomètres en pleine forêt équatoriale, jusqu’à atteindre les limites du Congo-Brazzaville et même du Gabon. Pour échapper à la vengeance destructrice de l’Armée rwandaise, ils n’ont pas hésité à affronter des dangers qui auraient été inimaginables pour d’autres circonstances, dans des conditions plus terribles encore. De tels mouvements de pérégrinations ne peuvent s’expliquer que par le souci d’échapper à des désastres commis par des régimes despotiques, assoiffés de sang, et qui n’hésitent pas à anéantir des peuples entiers par des méthodes terrifiantes, avec souvent la complicité efficiente des responsables de l’AFDL à l’époque. Des ignominies qui font penser à Makobola, Tingi-Tingi, ou encore Kasika (1996-1997) et Gatumba plus récemment.
Du reste, les vagues successives des “Refoulés” témoignent également de la persistance de telles pratiques absurdes, comme si l’histoire devait se répéter indéfiniment sous les latitudes les plus diverses.
À observer également que le vocable “Mu-nkamba” reprend le radical “Nkamba” qui se retrouve dans plusieurs localités appartenant au Royaume du Kongo, et qui ont été honorées par la prophétie de Simon Kimbangu. Tous les événements les plus déterminants de notre histoire se sont déroulés sous la sanction des pactes conclus autour du Lac Munkamba. Les manuels scolaires n’ont pas encore exploré suffisamment le rôle éminemment pédagogique de cet espace de réconciliation.
Avant d’entreprendre leur lutte de libération, les différentes personnalités devenues depuis des “Héros”, sont allés y chercher leur inspiration. Ils comptent parmi les plus connus, ceux en tout cas qui ont marqué de leur empreinte indélébile les ponctuations majeures des événements : Mukalamushi qui avait animé la “Révolte des Batetela” en 1944 selon les paroles de Bakatwasa Lubwe wa Mvidi Mukulu dans L’Église des Prophètes africains (1994), Lumumba au moment d’ériger le “Mouvement National Congolais” en parti politique ordonné. Mais surtout à l’heure du pacte de pénitence et de réconciliation qui a mis fin aux conflits meurtriers de 1959-1960. Ce qui s’était passé au Lac Munkamba pour effacer les meurtrissures des guerres tribales fratricides doit posséder une validité intrinsèque inaliénable, car depuis cette geste rituelle, il n’a plus jamais été question de batailles entre les membres d’un même Peuple au Kasayi.
En ce qui concerne la science des noms propres pour les entités administratives et les peuples qui les composent, le hasard est souvent à exclure. Des études sérieuses ont souvent montré que, de la toponymie à l’anthroponymie, la sémantique de l’onomastique peut être d’une aide précieuse pour la compréhension des substrats récurrentiels. Le fait d’avoir conservé le référentiel de “lu-ntu” rapporte également des indications convaincantes. Il peut s’ensuivre que le groupe voulait marquer par là qu’elle avait échappé aux turpitudes des discordes et des mésententes perpétrées par les dignitaires du Royaume au Katanga. Les rescapés se proposaient alors d’instruire un autre type de procès sociologique, basé sur la solidarité et les vertus fondamentales du “bu-muntu” : la sagesse, la justice et la pondération. Un programme didactique, qui impliquerait le respect de la parole donnée, la collaboration intensive entre les composantes sociales, et la pratique de la concordance.
Un témoignage évident pour démontrer que la validité de l’autorité n’était plus répercutée aux instances dérivées des lieux d’où ils venaient de partir.
Entre eux d’abord, avec leur voisinage immédiat ensuite, les descendants ont ainsi conclu des pactes qu’ils ne devaient plus jamais transgresser, sous peine des transactions lourdes de conséquences. La cohésion de ces groupes va perdurer jusqu’à ce jour, et elle constitue un gage majeur des alliances dont ils pouvaient se prévaloir.
Mutatis mutandis, la seconde vague des migrations, celles des Bena Luluwa, avait été provoquée par les mêmes iniquités. Il avait fallu leur trouver une identité qui tranche avec les réminiscences anciennes. Eux aussi, ils ont dû traverser des zones hostiles, et ils n’ont choisi le point de leur halte qu’aux lisières des forêts vastes autant que des eaux immenses de la Luluwa. Inutile de recourir à des prétextes fabulatifs du genre : ils étaient à la quête des terres moins incultes. Celles qu’ils venaient d’abandonner ont toujours été les plus fertiles de cette partie du pays : de Kamina à Kabongo, de Luena à Bukama, ces territoires ont été considérés comme un véritable grenier, car ils sont favorables aux cultures les plus diversifiées. En plus, ils sont les plus giboyeux à travers les provinces du Sud.
Eux aussi, ils ont été engagés à l’exode par les traumatismes endurés de la part des systèmes tyranniques du Katanga. Le fait d’avoir parcouru un millier de kilomètres constitue une raison suffisante, comme pour le cas des “Bakwa Luntu”. Ils n’ont été arrêtés dans leur progression démentielle que par la rencontre avec les Bashilele. Ces derniers leur ont offert l’hospitalité et un accueil “humain”. Ils ont acquis des terres, mais ils ont surtout fixé des règles pour une communauté apaisée. Ils n’ont jamais été considérés comme des envahisseurs par les autres communautés, comme celle des Bakuba par exemple. Ils ont renoncé totalement aux pratiques de l’esclavage.
Le Chef Kalamba avait donné aux ethnologues allemands venus jusqu’à lui une leçon d’intégrité et de justice qu’ils n’ont pas cessé d’admirer jusqu’à l’exaltation. Jamais ils n’ont consenti au commerce honteux de la traite incité par les Portugais vers l’Angola, et jamais ils n’ont permis aux hordes des Arabes de s’installer dans leur environnement à cause de ces tendances esclavagistes. Mieux encore, ils ont proposé aux Baluba Lubilanji un asile lorsqu’ils fuyaient les exactions des esclavagistes belges appuyés par des troupes de mercenaires faussement affublés du nom de “Tu-Ciokwe”.
Pour atteindre un tel niveau de cordialité et de conscience claire, il faut avoir enduré par le passé les horreurs d’une servitude inique. Et dans l’intention d’éviter que de telles frayeurs ne viennent ébranler l’édifice politique, il avait fallu ériger des lois drastiques, en même temps, organiser un système de succession dans l’ordre du pouvoir qui ne déroge pas à sa propre rationalité. Ils n’ont donc pas transigé avec la justice sociale, et c’est là sans doute la force imparable des cultures du Kasayi.
Lomami-Tchibamba dans son récit Ngando (1948) a décrit les modalités de passation de pouvoir de successivité en des termes irrésistibles. Il apparaît à travers le roman que les contradictions propres aux systèmes d’oppression avaient été abolies au bénéfice d’une connaissance élevée de l’équité et de la paix sociales.
Une résistance identique a été opposée également au système colonial belge, dont ils se méfiaient à bon escient. Et cela malgré les appâts que constituaient le prestige ainsi que l’autorité des Missions catholiques ou protestantes, à Mikalayi, Bunkonde ou Luebo.
La migration des “Baluba-Lubilanji” : la dernière vague est plus significative encore. Elle emporte les groupes qui se sont installés entre les deux Lubilanji. Elle advient à la période pendant laquelle la traite des esclavagistes Arabes avait atteint le paroxysme de l’horreur. À destination de Nyangwe, de Nyassa au centre de Tabora, de Zanzibar et par delà l’Océan, vers les Îles Pemba et les Comores, ce sont des caravanes entières qui ont dépeuplé l’antique Royaume Luba, sous l’instigation de leurs propres “Mulopwe”, devenus des despotes-négriers. Ces derniers qui n’avaient pas bien perçu les menaces de ces saignées démographiques, ont fini par se faire emporter dans les mêmes cataclysmes, jusqu’au déclin total du Royaume.
Les dévastations opérées par les bandes de Tippo-Tip à partir des zones commerciales de Udjidji ou des circonscriptions de négoces autour de Moëro n’a été possible qu’avec la complaisance de ceux qui lui avaient permis de s’installer entre la Lomami et le Lualaba. Dès 1870, il a pillé des zones vastes et il a établi des réseaux commerciaux d’ivoire et d’esclaves à travers le Sankuru. Il se servira de Ngongo Leteta, et plus tard, de Lumpungu et de Mpanya Mutombo. Les chiffres des exportations ont été publiés : dix mille captifs par an de 1830 à 1873, ce qui représente plus d’un million quatre cents mille pour cette période bien pénible.
L’itinéraire partait du Lac Victoria à Mombassa, mais aussi du Tanganyika à Bagamoyo, de Malindi à Bunkeya où trônait l’émissaire des arabes et arabisés M’Chidi (Msiri), des colonnes traversaient le continent de part en part. Il est aisé de comprendre les atrocités qui devaient se commettre dans de telles circonstances. Ceux qui ont échappé aux massacres se sont retrouvés coincés entre les deux Lubilanji. Ils ont alors conclu entre eux le pacte de concordance et de réconciliation. Ils ont juré de bâtir un pays qui soit à la dimension de la Liberté.
Ils ont surtout voulu se protéger des abus et des déboires des dynasties régnantes. Et des rituels avaient été institués : celui de “kudia cibalu”, celui de “mbuji wa mutuutu”, ainsi que celui de “kutwa ndondu”. Ils ont servi de lien tactique pour la conquête du pouvoir politique : “bukalenga, mbukalanga”. La formule a été commentée à plusieurs reprises : “Mukalenga wa bantu, bantu wa Mukalenga (le Roi appartient à ses et les hommes appartiennent à leur Roi)”.
Ils ont aboli les différentes formes d’esclavage, domestique ou même économique, jusqu’à ne jamais désigner un tel état par un lexique explicite. Le “mupika (mpika)” qui se rapproche du sémantisme du captif asservi ne signifie pas exactement la situation de dépendance totale, de “chosification” ou de “non-être”, mais plutôt une sorte d’aliénation conditionnelle et provisoire sans allégeance. Ce statut peut être révoqué ou résilié à tout moment par un processus de rachat suivi d’affranchissement, puisque le “mupika” a le droit de se faire “kupikulula” par ses propres moyens ou par une intervention extérieure, notamment celle des membres de sa famille élargie.
La femme qui n’appartient pas en droit à la famille de son mari représente la situation la plus concluante : “bwa ni, ndi wa pa disu dia muntu, panyungishayi ni m-mata anyi (tu crois donc que je suis installée sur la paupière de quelqu’un d’autre pour qu’au moindre cillement, je tombe à la renverse) ?”. En cas de décès, elle ne peut se faire enterrer que sur la terre de sa propre parenté, et le mariage n’est à considérer que comme un “contrat de location” entre deux lignées qui en ont conclu un pacte.
Et même s’ils ont conservé l’appellation de Baluba, ils se distinguent des migrations antérieures par le rejet total de la symbolique de la royauté telle qu’elle avait été pratiquée dans la communauté de départ. Bien davantage encore, les Baluba du Kasayi semblent avoir renoncé à un quelconque système monolithique et même monopolistique du pouvoir.
De telle sorte que toute extension démographique ou tout autre élément de conflictualité avait été résolu par un émiettement incessant : Cimanga Lwasambuta ne s’entend pas avec son frère Kabula-Mpuka, ce dernier abandonne les “Bakwa Kalonji”, et il s’en va loin pour fonder sa branche parentale, les “bena Mpuka”. Lutumba Odila trouve que son frère Ngandu Kashila devient trop répressif, il quitte les Bakwa Kashila pour fonder la branche des Bak’Odila. Ainsi de suite, même s’il s’agit des frères d’une même famille. Les filiations innombrables ne s’expliquent que par une décision de départ : le refus de toute confiscation du pouvoir politique par un groupe qui en abuserait jusqu’à des autarcies et des despotismes destructeurs.
La conséquence qui en découle deviendra le fondement d’une conscience de la liberté pour l’exercice de l’éthique, mais également le préalable pour un ordonnancement favorable à un système véritablement démocratique. L’art, l’esthétique, et en particulier la narrativité constituent dans un tel contexte une référence culturelle originelle, mais aussi l’acte d’existence le plus déterminant dans l’expérience philosophique. Le paysage institutionnel ainsi établi est transcodé intégralement à travers les poèmes comme le Kasalà, les contes que rapporte Maalu-Bungi, les chansons dont le Kamulangu national popularisé par le groupe “Sangalayi” de Bruxelles. Jusqu’au sens de l’équité que n’avaient cessé de commenter les théologiens du Kasayi dont Bimwenyi Kweshi, Tshiamalenga Ntumba ou Museka Ntumba dans leurs thèses universitaires. Les auteurs en langue française ne dérogent nullement à ce postulat de base : produire des œuvres qui manifestent et qui magnifient la liberté d’imaginer, de vivre et de transcender le destin des hommes mortels.
La “Légende de Mbwa’a Matumba” apparaît comme le prélude pour un contexte aussi exigeant. Mukalenga Mbwa’a Matumba avait manifesté une résistance farouche à la colonisation. Les envahisseurs et missionnaires belges l’avaient opposé aux autres “Bamfumu” par des subterfuges habiles. Des querelles qui en avaient surgi ont provoqué des batailles sanglantes et un affaiblissement conséquent du pouvoir de tous les responsables des lignages. Faut-il encore rappeler “Mayombu wa Bakwanga” qui avait été pendu parce qu’il s’était opposé à la confiscation des sols et sous-sols par les exploiteurs de la Forminière ?
Et toujours la réflexion juste, la Liberté de jugement, le recours à un imaginaire soulagé des contraintes mystiques ou initiatiques, car les Peuples du Kasayi avaient renoncé et depuis longtemps, aux rituels qui aliènent la liberté de mouvement, et surtout la liberté de la pensée. Que les Missionnaires belges aient tenté d’étudier auprès des Catéchistes du Kasayi les préliminaires d’une “Philosophie bantoue” n’explique que d’autant mieux cette capacité à porter des raisonnements cohérents, et à ne se fier qu’à la rationalité des actes commis ou ceux à commettre. Il suffit de relire Une Bible noire, un ouvrage réputé pour ses corrélats métaphysiques, et qui a été exploité abondamment dans les éditions ultérieures. Du reste, à chacune des rencontres interdisciplinaires, la plupart des Intellectuels Africains, en particulier ceux de la partie ouest du Continent, commentent souvent l’impact produit par des études et des ouvrages répandus concernant la “culture luba”. Le contexte même avait réussi à transposer l’axe géographique du terme “luba”, détaché du Katanga originel au Kasayi actuel.
La résistance à la colonisation symbolisée par les performances de Cibwabwa René témoigne de cette liberté d’interprétation des postulats qui se voulaient axiomatiques. Elle va également prendre la forme d’une culture de libération, et dans ce sens, les textes littéraires ainsi que les œuvres esthétiques (ou même folkloriques) ont toujours bénéficié d’une sublimation parfois excessive dans la pratique mythologique.
4. “Kwenu kwikala bilobu, nwamona mwa kwenda madiunda” : il vous suffira d’un seul Héros et vous défierez l’Histoire
Longtemps, il nous avait semblé que parler de notre propre culture, recentrer le débat culturel autour des origines de nos propres Ancêtres, constituait presque un péché contre le sens du nationalisme dont nous nous sommes toujours réclamés. Les événements de ces dernières années doivent nous faire réfléchir. Nous ne sommes pas des “Bilulu” décriés par le sinistre Kyungu wa Kumwamba, et nous ne nous laisserons pas écraser sous les pieds des tortionnaires, parce que nous avons voulu défendre la Liberté que revendique notre Culture. Des dizaines de milliers des nôtres sont chassés dans des conditions inhumaines, laissant derrière eux des centaines de cadavres et de corps décomposés. De tels crimes ne sont jamais à oublier, puisque alors, ils se répéteraient indéfiniment jusqu’à la fin des siècles.
Au regard de ces événements tragiques qui ébranlent “notre Congo”, les guerres, les massacres et les désastres, tout se passe comme si un monstre puissant avait saisi les hommes à la tête, à la poitrine, aux tripes, et qu’il les avait assiégés au point d’annihiler tout réflexe de combativité. Il pourrait sembler qu’il les aurait acculés à des actes d’une terrifiante absurdité. Une “malédiction” ? Lorsqu’il s’agit de massacrer, ce sont des villages entiers, des quartiers de ville qui sont dévastés sans discernement. Lorsqu’il s’agit de détruire, c’est par milliers, sinon par millions que des hommes, des femmes et des enfants sans massacrés. Des corps décapités, consumés par le feu, des cadavres désacralisés : une frénésie de destruction qui frise souvent une démence collective. Toujours par milliers, toujours par millions. Le gigantisme de l’horreur jusqu’aux scènes macabres d’anthropophagie.
Le “monstre” entouré de ses “Fantômes” : il va falloir le discerner, le cerner, le saisir par la taille. L’exorciser par des paroles qui délivrent. Il ne nous a pas dépossédés de toute bravoure, ni de toute vaillance. Non, il n’y arrivera jamais. Nous avons souvent déploré nos défaites éphémères, nos moments précaires de désespérance. Le monstre ne nous effraie plus. Il ne nous dépasse pas. Il ne doit pas disposer de nos forces. Il ne doit surtout pas nous inspirer une telle peur de nous-mêmes, nous acculer à la folie destructrice qui paralyse les énergies, qui annule la raison, qui réduit les êtres humains à des loques primitives, à la limite du sauvage brut, qui nous fait craindre jusqu’à notre propre ombre.
La littérature constitue cette force pour neutraliser les monstres intérieurs : le lusanzu qui déborde de l’imprécation afin de réconcilier les vivants avec les morts, et reconstituer l’unité primordiale de la communauté. Elle libère des terreurs souterraines. Elle délivre des angoisses de la mort. Elle préfigure la béatitude éternelle de l’autre côté du regard.
Croire que nous sommes capables de nous ressaisir, de soutenir les flux et reflux des passions envahissantes. De traduire en actes des rêves qui n’avaient été que des désirs passagers. Dans tous les cas de figures, l’histoire est toujours à réécrire. Et on sait assez qu’en philosophie, “le commencement est toujours à recommencer”.
CONCLUSION : l’Histoire de « nos Ancêtres » et nous
L’expression revient souvent dans les débats et les commentaires. Elle est lourde de signification, et elle démontre bien les relations didactiques qui restent à postuler entre les générations successives, avant le passage vers la postérité.
Et pourtant, mon Kaku à moi, Lwabantu Kamanda Kabela ka Bitupa, ne cessait de me relancer :
– Après nous, c’est vous qui serez des Ba Kaku. Tu feras de ton mieux pour que les enfants de tes enfants racontent à leur tour que tes exploits sont devenus des paradigmes. Et que lorsqu’ils diront, “mwenzelabu kudi ba Kaku”, ils devront aussi penser à toi.
Cela voudrait dire que la culture de l’éducation, telle qu’elle nous a été transmise, n’est jamais à considérer comme un modèle statique, que la pédagogie désigne sous la périphrase d’“hypostases”. Bien au contraire, elle demeure une dynamique permanente, susceptible de contraindre la communauté sociale à une conquête effective des valeurs sociales : l’honnêteté, l’ordre, l’intégrité. Une “Histoire”, cela voudrait dire, des gestes, des comportements et des situations qui conduisent les hommes à trouver toujours des solutions aux questions de l’existence, à améliorer les conditions de vie, à faire de leurs progénitures des êtres de plus en plus fiers d’eux-mêmes, de plus en plus libres.
L’honneur de tout artiste, le prestige de chaque “Mulongeshi wanyi”, consistent non seulement à confectionner des œuvres esthétiques valables, mais à former des disciples qui, à leur tour, feront la gloire de son propre art.
Lors de l’attribution du “Prix Nobel” à l’écrivain Wole Soyinka (1986), ce dernier avait eu des paroles prophétiques : “le jour où les Africains pourront disposer de leurs propres Prix et les décerner aux leurs ainsi qu’à ceux qui s’intéressent à leurs langues, ce jour-là, nous pourrons parler de l’avènement d’une véritable Littérature africaine“.