« Les Théâtres » sont un regroupement de quatre salles de spectacle sous la direction de Dominique Bluzet : deux à Aix, le Jeu de Paume (salle historique à l’italienne inaugurée en 1787 et le Grand Théâtre de Provence ouvert, lui, en 2007 ; deux à Marseille, Le Gymnase et les Bernardines. La Saison aixoise a démarré en fanfare à la fin du mois de septembre avec la compagnie catalane Baro d’evel (cirque), un concert Bruch-Beethoven et s’est poursuivie début octobre avec une pièce de Tamara Al Saadi (Taire), un ballet de la compagnie Hofesh Shechter (Theatre of Dreams), un conte musical et fantastique (Le Château des Carpathes), un concert Monteverdi.
Faute d’avoir assisté aux deux premiers spectacles, nous rendons compte ici des trois derniers, sachant que notre article sur Taire paraîtra dans le prochain numéro de Critical Stages/Scènes Critiques en décembre 2025.
Theatre of Dreams par la compagnie Hofesh Shechter
Hofesh Shechter est un citoyen allemand d’origine israélienne, né en 1975, ancien de la
Batsheva Dance Company, actuellement co-directeur de l’Agora, Cité Internationale de la Danse à Montpellier. Il compose lui-même une musique sourde (mais intense), qui va avec l’éclairage le plus souvent parcimonieux. Au début, un danseur sorti de nulle part s’avance vers le plateau sur lequel il grimpe lestement, il se dirige vers le rideau de scène, fermé à l’exception d’une mince ouverture dans laquelle il s’engouffrera après s’être retourné vers le public en faisant mine de s’interroger et la fête peut alors commencer, qui se poursuivra sur un rythme endiablé jusqu’à la fin, avec seulement une exception aux deux tiers de la pièce, quand les spectateurs sont invités à se lever et à danser, ce qui permet de se dégourdir les jambes mais casse un peu l’ambiance.
Jusque-là, on est resté subjugué par la rapidité avec laquelle les tableaux animés se succèdent sur le grand plateau du théâtre grâce au jeu des rideaux ou plutôt des pendrillons réglé au millimètre et des lumières. Au début, on croit qu’il y a simplement deux rideaux successifs qui s’ouvrent classiquement sur le côté ou par le milieu. En fait, des pendrillons de taille variable se déplacent d’un bord à l’autre, occultant ou éclairant la ou les portions du plateau désirées par le chorégraphe et faisant ainsi apparaître à la vitesse de l’éclair ici un danseur isolé, là deux ou trois, puis soudain toute la troupe. On imagine la quantité de travail nécessaire pour que chacun des douze danseuses et danseurs soit à sa place au bon moment et qu’il accomplisse exactement ce qui lui est demandé.
Pendant le premier tiers du spectacle, la musique enregistrée délivre un son semblable à celui d’une salle de machine. Et, de fait, les mouvements des danseurs peuvent évoquer ceux de travailleurs à la chaîne. À ceci près que certains d’entre eux qui se faufilent entre les autres semblent vouloir échapper aux corvées collectives. Au bout de trente minutes environ, trois musiciens apparaissent à cour, éclairés par une lumière rouge. Un trombone, un saxophone, puis une guitare ajoutent alors d’autres notes musicales.
Après l’intermède où les spectateurs sont invités à participer, le dernier tiers de la pièce se poursuit sans véritable nouveauté. Il y a bien des simulacres de bagarres, des moments de gambade et de joyeuse danse mais on ne quitte jamais le répertoire d’une danse plus proche de celle des rave-parties que des raffinements d’un Preljocaj, par exemple, le maître aixois [qui fête parallèlement en cette rentrée les 40 ans de sa compagnie (1)], si bien que la musique paraissant à tort ou à raison de plus en plus assourdissante, on sort de ce spectacle, au bout d’une heure trente, après un final qui dévoile un rideau de fond de scène artistement travaillé, l’ultime mur que les danseurs ne franchiront pas, certes subjugué par la virtuosité de la mise en scène mais épuisé.
Le Château des Carpathes – Jules Verne / Émilie Capliez
Si Émilie Capliez, co-directrice de la Comédie de Colmar (CDN) qui signe l’adaptation (avec Agathe Peyrard) et la mise en scène, affectionne les spectacles pour la jeunesse, Le Château des Carpathes est fait pour plaire à tous les publics « à partir de douze ans ». Impossible de s’ennuyer dans cette version théâtralisée du roman de Jules Verne, une œuvre davantage romantique que futuriste, même si le romancier utilise à la fin l’image animée et sonore d’une cantatrice décédée. Publié en 1892, ce roman était achevé dès 1889. Les premières tentatives d’Edison pour produire des images animées n’ayant eu lieu qu’en 1891 et l’invention véritable du cinéma par les Frères Lumière datant de 1895, Jules Verne était donc bien (un peu) en avance sur son temps de ce point de vue. Il n’a rien inventé, par contre, quant à la reproduction du son, le « paléophone » de Charles Cros et le « phonographe » d’Edison datant tout deux de 1877 et le « gramophone » (à disque) de 1887.
« La Stilla » (2) est une cantatrice italienne fiancée au jeune comte Frantz de Télek mais poursuivie par le baron Rodolphe de Gortz, fou de sa musique. Elle meurt en scène comme foudroyée par le regard du maléfique baron depuis les loges. Les deux hommes s’accusent mutuellement de cette mort. Le hasard fait passer Télek près du château de Gortz, dans les Carpathes. Les habitants du village voisin l’ayant averti que des signes de vie s’échappent de ce château qu’on croyait abandonné, il décide de le visiter, retrouve Gortz en train d’écouter et de regarder la Stilla dont l’image et la voix ont été, avant son décès, capturées par un inventeur, …
L’adaptation suit adroitement le roman, passant de la lande où se situe la première scène entre un berger et un colporteur (qui apporte la longue vue grâce à laquelle les villageois apercevront de la fumée sortant du château), puis à l’auberge du village où se décide une expédition qui sera un échec. On assiste ensuite à l’arrivée du comte, puis c’est un flash-back vers le théâtre où se produisait la Stilla, la mort de celle-ci, etc.
Des sur-titres, les décors variés, une maquette du château, l’usage à bon escient de la vidéo et bien sûr les changements de costumes aident à rendre compréhensible une histoire compliquée qui fait appel à de nombreux personnages interprétés ici par seulement cinq comédiens qui passent d’un rôle à l’autre en restant, chaque fois, crédibles. Mais l’on ne dirait rien de cette pièce et de ce qui fait son succès si l’on ne mentionnait pas la musique (signée Airelle Besson) et interprétée sur le plateau par trois instrumentistes et au chant la délicate Emma Liégeois (comédienne qui a déjà participé à plusieurs spectacles musicaux).
Vespro – Monteverdi / Simon-Pierre Bestion
Qui a dit que la France n’était pas mélomane ? La Métropole Aix-Marseille-Provence est dans une situation particulière, dira-t-on peut-être, avec son festival d’art lyrique à Aix et une longue tradition d’opéra à Marseille. Peut-être, ce n’était pas moins un pari que de proposer cette production même modernisée des Vespro della Beata Vergine de Monteverdi (1610), une pièce bien moins « facile » et célèbre que les opéras (Orfeo, L’Arianna) de ce compositeur à la naissance du baroque, complétée de surcroît par quelques psaumes en faux-bourdons (3) de la même époque. Toujours est-il que le pari fut gagné et que le GTP a fait salle comble comme pour Hofesh Shechter quelques jours plus tôt.
Les Vêpres de Monteverdi ont une écriture particulière – en chœur complet, petit cœur, chœurs alternés, un, deux ou trois solistes – qui leur confère déjà un aspect théâtral, ce sur quoi Simon-Pierre Bestion, à la tête de la compagnie La Tempête, joue à fond, faisant œuvre non seulement de chef de musique mais de metteur en scène. Pour l’ouverture, il apparaît tout seul face au public dans un faisceau de trois projecteurs, l’orchestre, derrière lui, scindé en deux de part et d’autre du plateau. On ne voit pas d’emblée le chœur, au fond de la salle, qui, lui-même divisé en deux, descend lentement par les bas-côtés pour rejoindre le plateau. Par la suite, les chanteurs ne cesseront de bouger au gré de la partition, S.-P. Bestion n’hésitant pas à leur faire esquisser quelques pas de danse ou à leur confier des cierges qui viendront s’amasser au fond du plateau en une sorte de bouquet géant qui sera transporté plus tard sur un brancard jusqu’à l’avant-scène.
Pour interpréter cette partition qu’il a dû compléter pour les parties instrumentales (non fixées par Monteverdi), S.-P. Bestion – qui dirige de mémoire et sans baguette cette pièce qui s’étend sur plus de deux heures – mobilise six solistes, dix-neuf chanteurs et vingt-et-un musiciens jouant sur des instruments d’époque renaissance ou baroque (cornets à bouquins, sacqueboutes, violes de gambe, doulcianes, théorbes, serpent) parmi quelques instruments mieux connus. Parmi les solistes, le public a particulièrement salué le baryton d’origine cubaine René Ramos Premier.
Theater of Dreams au Grand Théâtre de Provence les 3 et 4 octobre
Le Château des Carpathes au Jeu de Paume les 9 et 10 octobre
La représentation du 9 était accessible au nonvoyants (avec audio-description). D’où la présence dans la salle de quelques chiens guides qui se sont remarquablement tenus.)
Vespro au Grand Théâtre de Provence les 11 octobre
(1) Son Lac des Cygnes sera présenté en janvier au GTP.
(2) Jules Verne s’est amusé à la nommer ainsi, « still » signifiant « silencieux » en allemand.
(3) Une mélodie unique chantée à des hauteurs différentes.