Comptes-rendus Critiques Mondes caribéens Pratiques Poétiques

Jean-Marc Terrine, un fouille-la-terre à la recherche de vers bèlè

L’auteur dont je vous présente l’ouvrage se nomme Terrine. Il ne peut pas vous échapper que ce nom de famille porte clairement en son sein, la racine Terre. Alors, loin d’être un hasard, Jean-Marc Terrine, est sans doute, comme tous ceux qui, à des degrés divers portent ce patronyme, un fouyatè. Un fouille la terre. Non pas dans une recherche béate de ses souches-nombril généalogiques, mais plutôt dans l’exploration des kòd yanm1 qui attachent ou mieux, qui mare nos âmes ou encore nos esprits à la terre. Une terre sur laquelle on nait, on travaille, on trime, on danse, on chante, on pleure et on meurt.

Avant Jean-Marc, dans la famille, il y a eu Jean Micko. Cet oncle qui, dans le même esprit de défriche de la culture de nos arrières-pays, et armé autant de sa filiation de fils de conteur et maître tanbouyé que de sa science de l’architecture, va chercher à donner de l’air aux musiques, contes, paroles et autres richesses de l’univers bélè. Une démarche qui s’avérera particulièrement audacieuse et innovante tant sur le plan ethnologique que politique. Oui, il fallait une certaine hardiesse à bousculer la bienséance jubilatoire du peuple citadin envers l’extase de ses «racines ». Oui, parce qu’en ces nouveaux temps-là, où la musique bèlè et la danse du bel air comme on pouvait l’écrire en français, descendait des mornes du nord vers lanvil pour parler comme Chamoiseau, il fallait pour le moins, être un peu kamikaze pour souquer à contre-courant de la mode disons « révolutionnaire » de ce que l’on nomme aujourd’hui, « an swaré bèlè2 », un peu comme on disait à l’époque : « ni an zouk tel koté3… »

Alors, comme s’ils avaient un peu pressenti tout cela, les deux générations des Terrine ont plongé dans la source mais je dirai plutôt ont fouillé la souche du bèlè. Et là, sans doute, presque naturellement, ont émergé des questionnements quasi métaphysiques. Pourquoi ne pas revisiter le sacré ? Retrouver l’espace du bel lè en deux mots ? Se réapproprier ses bons-lieux , ses paroles-gestes, son larel d’origine, sa toponymie au mitan du pays, sa trace-sagesse, sa philosophie du vivre yonn épi lot, kantékant4 Ces invitations à respirer à pleins poumons, tous les oliwon5 du bèlè insufflée par Micko, Jean-Marc va l’expirer plusieurs années durant, (en tout cas, il continue vingt ans après son essai : la dernière ronde des maîtres du bèlè paru chez HC Éditions). Il va l’expirer jusqu’à aujourd’hui, dans ce dernier ouvrage, donner souffle à ce qui dessine les plans charpentés (et là encore on retrouve la référence à l’architecte Micko) d’une véritable ontologie poétique et polyphonique de cet esprit des bons lieux. Et à défaut de dessins, c’est en guide de ces chemins que le poète Jean-Marc Terrine va faire trace. Pour nous et avec nous, il enjambe morne et rivières, prend course courir à grands vents dans les herbes couresse des savanes et coule doucine dans les rivières à grosses roches.

« Routes pour étourdir mes ombres, / échapper au quotidien qui me tient / échappé chapé japper /  pour créer de nouvelles zones / des bons lieux des bel lè / zones blanches imaginaires / qui marquent de leurs pieds poudrés / ma route sans réseaux / qui trace lespri chimen / traces pieds…»

Et dans le jardin créole de la langue, que l’on retrouve dans les titres de plusieurs poèmes, (Trace, Yam, Planter le corps, Razié, Coup de main…). Jean-Marc Terrine va cultiver son alphabet poétique. « Les bêtes de la nuit dansent / bénissent de guano mon parchemin vierge / de la prière des esprits / sécrétion défections jaillissent / humeurs des cieux ombragés qui parlent / A la lumière blafarde des bêtes à feu / ma plume étale tout ça / badigeonne les libations baveuses des chiroptères / voraces / écriture plastique / page de la nuit / compost des semeurs de graines »

Aux grouillement des vers de l’auteur, en marqueur du compostage de la terre-résistance va s’emmêler « la voix-réponse qui chante derrière la voix-devant. » De ce fouille-terre va fleurir les voix des maitres et cette voix qui : « parle toujours avec le corps, tout le corps même l’esprit-corps pour vivre dans le lieu avec l’espace habité : vivre dans des bons-lieux avec le vivant. »

Dans cet ouvrage que l’on pourrait chanter autant pour rythmer un la-sotè6 que comme déclamation dans les feu lakouzémi7 de Monchoachi, Jean-Marc Terrine s’inscrit sans fignolage, en poète de cette terre des esses,

« terre nue battue, griffée / damée par des méharées sauvages / terre sienne brûlée / tassées par pas et pieds bêtes…» Et tel le paysan posant un pied sur son madjumbé8, Terrine pose sa main sur sa plume en terre.

« Poète / ta main dans les friches / et les nouveaux déserts / tu écris tes poèmes pour arroser féconder / la terre / éteindre la folie. »

Cette folie que l’auteur veut circonscrire fait écho à la « parole sauvage9 » du poète Monchoachi en lutte lui, contre cette parole barbare, cette parole déchéante qui ne dialogue plus avec l’invisible mais qui ne s’exprime que dans la conformité du raisonnable. L’auteur de Lémistè10, s’engage pleinement pour la préservation du « lieu » qui selon lui : « n’est pas un espace supportant et souffrant aménagement et agencement. » Des tangentes, des fugues, des déroutemens, des ou wey ou pa wey11 que s’approprie sans difficulté Terrine qui, comme Monchoachi, invite le lecteur à un redécouvrement, c’est-à-dire à ne jamais occulter l’ombre du présent. Reste que Monchoachi se plie tout de même à un certain ordre. Pas celui de l’unicité du monde et du même-pareil mais des ordres (en deux mots) et notamment celui de l’ordonnancement et du respect des rituels et des rites. Comme dans lespri bélè, les éléments de la nature, les mythes et les dieux sont très présents dans sa vision poétique de penser le monde. Et de ce point de vue, Jean-Marc Terrine lui emboite les pas particulièrement dans les deux derniers paragraphes de sa démonstration des bons lieux qu’il a intitulé : « Voyager dans le mythe » et « Le symbole : un pont » Et là, citons : « On comprend pourquoi le symbole est aussi important que le langage du rituel, puisqu’il permet de dresser un pont, un passage pour unir sémantiquement la réalité concrète de l’espace rituel et la réalité virtuelle du mythe. » Nous sommes ici, en plein dans les fondements de la totalité monde au sens de l’ordre du cosmos poétisé par Monchoachi. Cependant, en conformité à la parole sauvage de Monchoachi, point n’est l’intention de l’auteur d’aller jusqu’à déceler de la barbarie dans la « modernité » du bèlè. Il faut bien reconnaître que cette modernité voire cette re-naissance a été porté aux nues et avec sincérité par des éveilleurs de conscience que ce soit, sur notre imaginaire, sur la valorisation de notre langue, notre musique et autres mises en évidence des ferments oblitérés de notre culture. Avec cet ouvrage, Jean-Marc Terrine ouvre clairement la voie à la fois à une autre dimension d’imaginaire et à une autre pratique de penser strictement le bèlè. Non plus, comme une simple ronde désossée de ses substrats, mais comme une philosophie de l’esprit et du corps. Une philosophie mais également une morale voire même une foi en l’esprit des bons-lieux qui resterait peut-être dans des travaux futurs à rapprocher ou comparer sur le plan ethnologique (même si cela est évoqué dans l’ouvrage) à d’autres pratiques rituels et pas seulement dans la Caraïbe, invitant à penser le monde. Mais, déjà dans notre propre lawonn ou oliwon martiniquais, Terrine nous convie autant à apprendre à continuer à wondir12 dans la ronde bèlè qu’à aussi ne pas craindre de déwondir13 pour ne pas manquer de nous ouvrir les espaces polyphoniques de lespri des bons lieux vers par exemple : des bel lè (au sens de belles heures) vers des expériences de défense communautaires, de développement des solidarités, de résistance alimentaire, de circuit de consommation, de transmission de savoirs des anciens, etc. Les soubassements de ce recueil repose aussi sur d’autres piliers de la pensée poétique caribéenne et plus largement américaine au sens du « Liber América » là encore de Monchoachi. Comment ne pas également y retrouver les rythmes des vers de Césaire qui se font écho dans plusieurs textes aussi bien ceux du « Cahier d’un retour au pays natal », de « Cadastre » voire de « Moi laminaire.»

« tam-tams de mains vides / tam-tams inanes de plaies sonores / tam-tams burlesques de trahison tapide… / Eia pour le Kaïcédrat royal ! / Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé / pour ceux qui n’ont jamais rien exploré / pour ceux qui n’ont jamais rien dompté14 …»

Des contes et paroles qui, le pont de la langue créole, font rhizome avec les imaginaires des religions, rites, danses et musiques africaines, haïtiennes, brésiliennes notamment. Enfin, il s’agit surtout pour le lecteur de ne pas rater une marche essentielle : celle de la langue. Cette langue sur laquelle, à l’instar d’un tamis se dépose la richesse aurifère de l’imaginaire créole.

« Parler langue parler créole / langage chorégraphique / MAGNIFIQUE. WOPSO. / Langue qui parle avec son corps / dit des gestes en même temps qu’elle parle / lange-langage esprit-corps qui est corps »

Une langue où le français et le créole se pénètrent pour donner flamboyance aux vers qui depuis les haut des mornes, dévalent les chemins chiens des terres des esses. Ces terres que ruminent jusqu’à l’ivresse, le magnifique et incroyable texte poétique du professeur de littérature, Jacques Sylvestre, collègue de l’auteur.

« Bélya le jour est là prémonitoire / D’espoir pur comme un clair bol qui chante de cœur de chauffe et de tafia d’or/  A trinquer avec tous organites saturés de sommeil / Et ce n’est point hasard si les membranes obsolescentes des corpuscules / Lézardent craquellent / Et tombent / Merveilleusement odorent15 »

« Contes et paroles bèlè, polyphonie et esprit des bons lieux », sont avant tout des poèmes de prévention. Une mise en garde à ne pas affaiblir la beauté. A continuer à ce que la parole continue à « tourner souffle-vent dans l’Avent » même si « les moulins ont perdu leurs têtes.» On perçoit nettement chez l’auteur, la crainte d’un dévoiement de toute la manière de vivre des alentours nés de lespri bèlè au profit d’un encerclement fétichiste ou pire folklorique. Pour les amoureux pratiquants ou non du bèlè ou simplement les soupirants de la beauté, l’ouvrage de Terrine, aura sur nous, un effet cathartique d’une redoutable efficacité : celui de nous purger des vers insidieux et discriminatoires des bel paroleurs16 de liberté. Préférons davantage à entendre les poètes qui :

« …aiment regarder la nuit / et les conteurs qui ont peur du soleil noir / zénith du grand midi qui brûle la peau / mettent leurs chapeaux pour se protéger et attendent… / moment propice pour chanter-conte sans perdre la voix. »

Jean-Marc Terrine : Contes et paroles Bèlè. Polyphonie et esprit des bons-lieux (Poésie), Fort-de-France, Éd. Jean-François Desnel; 2025. i

i Liane

2 Rencontre de bèlè

3 Surprise-party

4 Solidarité

5 Alentour

6 Chant collectif lors du travail de la terre.

7 Cour à paroles

8 Grosse et lourde fourche

9 Monchoachi : « La parole sauvage. Ed. Lundimatin 2023

10 Monchoachi : « Lémistè » Ed. Obsédiane 2012.

11 Illusion

12 Tourner à la ronde

13 Tourner en sens inverse

14 Aimé Césaire : Cahier d’un retour au pays natal Ed. Présence africaine.

15 Jacques Sylvestre : «Rien n’est plus beau quand le monde fait silence » Ed. Jets d’encre 2017.

16 Beaux parleurs.