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Pierres vives de la Caraïbe – Perse, Glissant, Chamoiseau

Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes François Rabelais

Le vivant-merveilleux s’affranchit bienheureusement de la partition en règnes animal, végétal et minéral établie par l’animal culturel. Le monde minéral étant le parent pauvre de notre séparation des étants — à ce point que Buffon lui-même relègue son Histoire naturelle des minéraux en fin de volume de ses travaux — il vaut de louer le minéral en tant que mythème d’un art poétique. Nous ne saurions oublier comme nous le rappelle Edgar Morin que « L’Homme est intégralement l’enfant du Cosmos », ceci dans un article intitulé : « La relation bioanthropocosmique »i; ce mot de « bioanthropocosmique » forgé par agglutination souligne bien la complexité de ce que nous sommes dans et par le monde. Si la Connaissance n’était ingouvernable, il conviendrait sûrement d’avoir recours à un Navigateur pour faire le point, servir de repère, et aussi, peut-être, pour entrevoir les liens imprévisibles des fréquentations mutuelles des règnes.

Comment, dans ce processus de mises en relation qu’est la mondialité, le minéral entre-t-il dans la composition de l’imaginaire de la Caraïbe ? Ce questionnement nous permettra, s’il se peut, d’établir corrélation entre ces règnes partitionnés systématiquement en Vivant (végétal, animal) versus Non-Vivant (minéral). Ma proposition est que le minéral (considéré comme Non-Vivant) serait l’inconscient du Vivant. C’est la raison-pourquoi il ne devrait pas être mis à la marge de Vivant-merveilleux, autrement dit : du rassemblé trans-règnes des parts visibles et opaques du monde.

Nous répondrons à l’aide de trois témoignages. De trois hommes. Pour parler dans la langue si créole de Rabelais : de trois « pierres vives ». Il s’agit de Saint-John Perse, Édouard Glissant et de Patrick Chamoiseau. Leur poétique du minéral sera notre foyer de réflexion.

Avec Saint-John Perse

Tout commence par la signature discrète, aristocratique assurément, des Éloges, tracée par les signes de l’enfance : celle de l’« alliance avec les pierres veinées-bleu »ii, elles consacrent la communion du poète avec le monde élémentaire, cosmique, symbolisé par le minéral. Dans Exil, Perse poursuit son éloge du minéral : “sagesse de l’écume, ô pestilence de l’esprit dans la crépitation du sel et le lait de chaux vive! »iii ; « Le nitre et le natron sont thèmes de l’exil »iv.

Avec Anabasele « délice » des « terres jaunes »v est sublimé par l’éclat des « silicates de l’Été »vi : le poème prend ses assises en « un lieu de pierres à mica »vii; le lieu merveilleux de toutes les diffractions, de toutes les facettes de la pensée et du réel ! Une telle vision prismatique s’avoue comme un culte de l’immanence à travers un rapprochement inattendu qu’il convient d’expliciter : « ces grandes pierres vertes et huileuses comme des fonds de temples, de latrines »viii. Les temples sont des lieux de « latrie », terme qui désigne l’adoration religieuse, terme qui se trouve cohabiter dans les dictionnaires avec le mot « latrine », deux mots mis ici en relation in absentia à seule fin de récuser la transcendance mystique au bénéfice de la célébration poétique. Par le « je sais la pierre tachée d’ouïe »ix : Saint-John Perse nous suggère, qu’il est absurde de mettre une frontière entre le Vivant et le Non-Vivant, lesquels coexistent poétiquement depuis des milliards d’années.

Les Vents : « grandes forces en croissance sur toutes pistes de ce monde »x, viennent soudain bousculer toutes les « Balises et corps morts, bornes milliaires et stèles votives »xi ; « Ha! dispersant – qu’elles dispersent ! disions-nous – toute pierre jubilaire et toute stèle fautive »xii. Poétique du mouvement et du renouvellement !

Or, c’est la Mer avec tous ses Amers nécessaires au Navigateur qui vient clore sans l’enclore le long débat de l’homme avec les fluctuations sans nombre du destin : « la Mer sans stèles ni portiques … sans dignitaires de pierre à ses terrasses circulaires »xiii. Si pour Saint-John Perse la terre est plébéienne et la mer patricienne, il appert que « Corvéable la terre au jugement de la pierre! »xiv, la terre caïnique garde la nostalgie du nomadisme pastoral de la « terre d’Abel »xv ; tandis que « la mer…ouvrait ses blocs de jaspe vert »xvi.

Notre plus haut lignage n’est-il pas de renouer avec le minéral, qui recèle notre sang-bleu aristocratique ? Sang-bleu qui est l’eau de mer que Perse dit (dans mythologie personnelle Atlantique) couler dans ses veines. Les veines bleues : « la mer…comme mêlée à mon sang même »xvii.

Sur la mytho-biographie cristallographique et lithographique de Perse, une lettre datée de son séjour en Chine à un oncle, dont de père « abandonna la diplomatie pour se consacrer scientifiquement à ses recherches de minéralogiste »xviii, est éclairante (Lettre à monsieur Jules Damourxix). Cela explique non seulement qu’il fut hanté par l’œuvre de son compagnon de voyage en Mongolie et poète, Gustave-Charles Toussaintxx, dont il rapporte qu’un chaman qu’ils avaient vus ensemble « a assez dansé pour moi sa danse de crânes sur les terrasses d’agate »xxi, mais cela explique aussi, à son départ, le rare souvenir emporté d’Asie : une « pierre de foudre de chaman »xxii.

Saint-John Perse, originaire des terres magmatiques des Antilles, a placé Anabase sous la tutelle poétique des Silicates, cette famille dont fait partie l’agate, associée à l’imaginaire du désert de Gobi : « terrasses d’agate du Gobi »xxiii ;« Grand Gobi jonché d’agate et de squelettes » de Toussaintxxiv. Également, le sel est un silicate…et « l’idée pure comme un sel tient ses assises dans le jour »xxv. Cristallisation poétique parmi les sables qui, eux, résument toute l’attrition du monde! Mais déjà, aux Antilles, autre silice, autre «  sel de…solitude »xxvi, la cornaline: « Sur la chaussée de cornaline, une fille vêtue comme un roi de Lydie ». Comme quoi Saint-John Perse était prophétiquement annoncé par SaintLeger, premier nom de plume, et l’Asie perçait déjà sous le voile chamarré du désert colonial-tropical.

Le gai savoir du champ sémantique de la pierre chez Saint-John Perse offre des rapprochements baroques entre les tenants du continuum vitaliste (enjambant les frontières de l’humain et du non-humain, comme l’anthropologue Philippe Descola) et l’imaginaire médiéval de l’agneau végétal (une fougère chargée de fruits d’où sortaient des agneaux). La matière est finalement plus intelligente que nous, elle qui sait nous rendre poètes.

Dans Vents (III, 3), Perse évoque l’usage scientifique du quartz et du silicium, « les sels nouvellement nommés »xxvii, la « mémoire brisée des quartz »xxviii et révèle cette « substance émerveillée » qui s’ouvre en « toutes fosses de splendeur ». Silicon Valley de la poésie. C’est bien la pierre qui permet, avec sa silice aux loges de nos smartphones, les connexions mondialisées. Pierres magiques, pierres mystiques, dont les cristaux couvent le feu secret de la mondialité.

Avec Édouard Glissant

Le substrat magmatique compose le Poème primordial. Il se décline dès les premiers poèmes du recueil Le Sang Rivé, en Laves, en Roches, pour se poursuivre ailleurs en Rocher du Diamant, en Montagne-volcan, en grottes, en caches, en fondrières ou en failles. Le minéral sous toutes ses formes tient donc une grande place dans la pensée-paysage de Glissant.

« Je bâtis à roches mon langage », écrit-il, dans L’intention poétiquexxix. Le langage, pour Glissant, c’est la création, l’usage propre de l’écrivain par rapport à la langue. « Qu’importe la langue, écrit-il encore, quand il faut du cri et de la parole mesurer là l’implant. Dans toute langue autorisée, tu bâtiras ton langage. »xxx. Pour Glissant, l’emploi de « créolismes », l’usage surabondant des parenthèses, de la répétition et de tous les procédés de sa parole volontariste (un combat in absentia ou par ellipse : « à coups de roches ») participent à la dynamique de sa contre-poétique consistant à bâtir son langage. La métaphore de la roche associée au langage renvoi aussi aux opacités mutuellement consenties qu’il suggéra pour des rapports hors domination des langues et des cultures. Il n’aura de cesse d’en reprendre le motif dans le déroulé de son œuvre en spirale.

Les roches participent aussi d’une réflexion sur le temps comme l’expression « Sauter de roche en roche dans ce temps incertain » – si elle repose d’abord sur l’image de la descente à rivière la Lézarde à la Martinique et du roman éponyme, il s’agit d’envisager pour lui la reconstitution du temps de manière chaotique, par sauts « et gambades » dirait Montaigne). Ces sauts d’une roche du temps à l’autre est image pour marquer que nous ne suivons pas tous dans le monde, dans notre approche du temps, la linéarité de la mesure temps occidental (celui de l’Avant et de l’Après Jésus Christ), et que cependant nous sommes sous son influence uniformisante. Les sauts de roches en roches de Glissant sont sa manière de nous signifier la reconstitution – par- delà la Chronique coloniale – de son temps antillais. La métaphore filée de la roche du temps se poursuit dans La Case du commandeur ou encore dans Ormerod en passant par le personnage de du béké La roche dans Le quatrième siècle.

Dans le roman Mahagony, la partie intitulée Le Trou-à-Roches désigne le lieu des caches du personnage du jeune marron Gani ; ses caches portent les noms de différentes parties du monde (l’Afrique, Chine, Inde, Pyramide de Pérou). Le personnage de Gani trace ainsi « la figure du monde »xxxi, préfigurant, en littérature, l’intuition et l’appellation, enfouie-là, de Tout-monde par Glissant.

Le rocher du Diamant à la Martinique est présenté par Glissant dans Une nouvelle région du Monde comme une ponctuation mêlant à la fois « L’exclamation et l’interrogation »xxxii. Cette présence rocheuse mi-maritime mi-tellurique entre dans la composition de sa pensée-paysage : « Nous estimons que le rocher est un point de reprise ou de ralliement, et qu’il a survécu à l’effondrement brutal de la crête des mornes qui jadis avançait dans l’eau comme une rame de gouvernail »xxxiii. Ce lieu paradoxalement maintenu et changeant ne s’accorde ni au fétichisme ni à l’enracinement.

L’usage et l’invocation des roches si difracté dans l’ensemble de son œuvre nous revient concentré dans un passage de La terre, le feu, l’eau et les vents – une anthologie de la poésie du Tout-monde : « Comme les roches d’eau de feu de granite (les roches invisibles) qui se répandent dans le tourbillon du monde et qui par leurs cascades et leurs coupures et leurs failles taillent la courbure du Tout-monde, cependant vous les lisez l’une à part l’autre, au hasard de l’existence, Bamako ses grès compilés, Norman Oklaoma ses faux marbres gothique de la prairie, les monolithes isolés, les pierres de corail, les roches grises de la Rivière Blanche près de la route de Balata, cependant vous sautez d’une roche à l’autre vous traversez la rivière […] il vous faut des morceaux, des roches qui s’encontrent, étincellent, rejaillissent »xxxiv. Toutes les pierres du monde sont au rendez-vous. En particulier, dans Les Grands Chaos par une « Géographie souterraine, qui donne force à l’étendue du monde »xxxv en une parodie héroïco-comique de la Divine comédie de Dante— si baroque pour ainsi dire — où « Le poète descend » dans la « Faille, surgie d’un roc… »xxxvi. Cette descente est matérialisée par des enjambements, des sauts : « Il descendit aux bas de la Rivière Blanche, il vit qu’elle / était rouge. / Elle était rouge comme rêve déventé. / La trace prenait fond au cratère du Mont, Pas une / roche ne lochait »xxxvii. Comment ne pas être sensible à cette intelligence minérale ?

Édouard Glissant n’aurait pas pu dire comme Roger Caillois : « Je parle des pierres plus âgées que la vie et qui demeurent après elle sur les planètes refroidies »xxxviii. Ses pierres sont vivantes. Car dans la poétique de Glissant la pierre, élément de vie, nous parle. Cette personnification on la trouve dans La terre magnétique, Les errances de Rapa Nui, l’île de Pâques où les statues ne sont pas des éléments d’un décor mais le paysage d’une pensée — celle des philosophies pluralistes — où le minéral est un personnage à part entière.

Avec Patrick Chamoiseau

La mémoire s’enroule dans la quintessence de la pierre. Méditations profondes, quelquefois irriguées d’humour créole. C’est assez dire que le négrillon, le personnage de Antan d’enfance, tenait « une grosse pierre à la main »xxxix censée fracasser un vieux rat, dit l’Effilé, lequel en final de compte ne se souciait guère du négrillon. « Il fallait des heures de guet, la pierre portée à bout de bras au-dessus du vide »xl. Il est dit que « La pierre ne lui écrasa pas le crâne ». Une relation hors prédation ayant fini par s’établir entre le négrillon et l’Effilé. Manière de dire comment les différents se relient.

Dans Émerveilles, en particulier dans le conte Petite fleur et la rochexli — c’est dire encore combien le réel se prête au compagnonnage de l’animé et de l’inanimé — Patrick Chamoiseau nous entretien d’une roche enchaînée, une bombe volcanique menaçant de tomber sur la ville de Saint-Pierre. À la fois menace et attraction. Après des tentatives de la fixer par les habitants de la ville « la roche se mit à pleurer. Ou à soupirer. Ou à éprouver on ne sait quel regret. On la vit frémir un peu plus, faisant tomber les cordes, faisant glisser les chaînes, retomber les ferrailles. On la vit miroiter comme si elle devenait une chair tendre, couverte d’une peau vivante. […] on vit pousser derrière elle une toute petite fleur. […] La petite fleur et la titanesque roche semblaient reliées par de minuscules racines. Ces racines étaient pleines de sentiments d’alliance ».

Dans L’esclave vieil homme et le molosse le personnage de l’esclave fugitif bute dans son marronage sur la Pierre. La rencontre est fusionnelle : « Je m’effondre contre elle […] Ma peau épouse la mousse ancienne et sens vivre le bloc immémorial. Sa densité. Insondables épaisseurs. Il s’agit – je le comprends alors – d’une bombe-volcan voltigée en des temps anciens. […] je crois être affalé sur une pierre vivante. […] La pierre est amicale. J’ouvre les bras pour la serrer contre moi »xlii. La Pierre fait signe perceptif, tourne de métonymie (par des sous-entendus culturels) en métaphore (en métamorphose de la signification naturelle) par l’écrivain, jusqu’à s’ériger en récit philosophique, en parabole vers la sphère symbolique, en détour : « La Pierre est des peuples. Des peuples dont il ne reste qu’elle. Leur seule mémoire, enveloppe de mille mémoires. Leur seule parole, grosse de toutes les paroles. Cri de leurs cris. L’ultime matière de ces existences »xliii. Cette pierre-métonyme témoignerait d’une co-existence (ce sont pierres et humanités qui furent là) qui en appelle à l’histoire des peuples. La Pierre est aussi métamorphose, passage : de la conque de lambi à la poterie, et, jusqu’au dernier bout : aux os. La Pierre donne accès à un autre degré de conscience. Elle initie un marronage poétique : « mes songes sont marronneurs »xliv dit le « Marqueur de Paroles ». Car la Pierre est une proposition poétique. Dire sans l’exclusif des concepts, dire une parole par métaphore (ce que, se semble, littérature veut dire) concours à changer les imaginaires. Le dire, s’il participe de l’inter-dit est parfois en présence de l’interdit. Dire, dans toute sa résonnance c’est d’un côté l’ouverture et de l’autre le barrage. Dans ces conditions, — dans le même temps d’écriture de L’esclave vieil homme et le molosse — pour conjurer les réductions explicatives du vertigineux impensable du Tout-monde, Patrick Chamoiseau propose dans Écrire en pays dominé l’idée de Pierre-monde : « Pierre, car de conscience poussée jusqu’à l’intelligence d’une matière primordiale »xlv. Dictame du dominé (le mimétisme qu’il soit assimilationniste de rébellion ou de dépendance), la Pierre-monde s’envisage en : « ce qui fécondé, souverain et actif, embellit dans le sentiment sacré du Divers, du différent, de l’incertain, de l’Unité sans nombre »xlvi. La Pierre-monde opère comme un talisman, un gigri prophétique, capable de déboussoler les absolus : « Apprendre à vivre dans l’énigme du monde », ce que j’appelle : la Pierre-monde. »xlvii . Aux antipodes du concept, la Pierre-monde, au voisinage du poétonyme Éléné (« le lieu du monde, nous dit Glissant, où les humanités se rencontreront enfin »xlviii) nous permet de vivre et de penser en vigilance l’imaginaire de la mondialité. Ni manifeste, ni programme, la Figure de Pierre-monde mobilise l’esprit et la sensibilité autour du vœu toujours maintenu du Divers. La Pierre-monde est aussi incarnée par son auteur, « pierre vive », qui éprouve à la fois à partir de son lieu l’exil intérieur et l’ouverture au reste du monde.

La poétique de Patrick Chamoiseau est aussi une politique. En écrivain, il a été, avec une cohorte de scientifiques, un acteur déterminant dans l’inscription de la Montagne Pelée au patrimoine mondial de l’humanité. C’est que le volcan de la Pelée est la pierre fondamentale d’un éco-système et d’un peuple-nation. Le conteur créole, comme le rapporte Le vent du nord dans les fougères glacéesxlix y forgea son langage « dans le nord du pays, sur les renforts de la montagne qui grimpe vers le ciel ». Là où sont ce que Chamoiseau appelle « les grands mornes ! ». Un camaïeu de verts y dit l’histoire : depuis le vert tendre des cannes de la servilité aux verts plus sombres des grands bois du marronage. Une géopoétique y est rattachée par d’autres écrivains dont Lafcadio Hearn, Raphaël Tardon, Aimé Césaire (lequel se qualifiait volontiers de « péléen » ou d’homme-volcan), ou encore Édouard Glissant. C’est dire que la roche volcanique nous habite tous.

La matière littéraire témoigne combien la Caraïbe est un lieu du monde d’où la relation avec les pierres entre dans la composition d’une pensée du monde et les restituent au sein du Vivant-merveilleux. Oui, ces pierres de la Relation font signe dans l’imaginaire de Caraïbe. Toutes les pierres du monde se sont retrouvées là. En obole ou en symbole. En offrande ou en signification. Elles pourraient se lister dans un inventaire à la Perse : Pierres trois pointes, roches gravées par quoi la nature devient livre, pierre incandescente en variante oubliée du Graal, lots de roches sous les cases, pierres-lest pour les navires, pierres sacrées de l’indouisme créole, twa-woch-difé, piè tonnè, roches-à-Bondieu, pierres d’autels vaudou, roches vertes contre les morsures de serpent, roches pour la fécondité des arbres et des humains. Cette masse minérale sous toutes ses formes, c’est l’inconscient du vivant. Une mondialité fractale avec laquelle nous co-existons. Oui, nous sommes sujets à l’hynoptique des pierres ; merveilles sous la vue, sous le conscient.

Au vrai, le minéral entretient une relation constitutive et une interaction avec le Vivant. Il a joué un rôle dans les processus évolutif du monde vivant. En particulier dans la Caraïbe où le minéral a créé la tectonique des plaques, des mouvements, une vie géologique, et les volcans de l’archipel des Antilles. Un fractionnement géographique qui va entrainer l’isolement du vivant, la spéciation, des endémismes. Un paradis (hélas menacé) de la biodiversité. Mais aussi des spéciations historiques et culturelles. Chaque île a sa propre singularité, non pas de manière abstraite, mais dans leurs vécus. Un palmiste de montagne (Prestoea montana) n’est pas le même dans les îles voisine de Sainte-Lucie, la Dominique et la Martinique, celle-ci étant, comble de la diversité, par son agrégation de petites roches, une grosse roche composite.

En alliance avec le minéral, la matière littéraire — avec ses livres irrigués d’oralité comme autant de bornes (préscience des étapes d’une pensée toujours en mouvement) — serait capable de transmuter nos imaginaires afin de mieux nous confronter au déshumain. Certains livres en effet sont des milestones, des chefs-d’œuvre comme Stèles de Victor Segalen. C’est là l’hypostase de la pierre érigée en poème, en forme et genre poétique. Perse, Glissant et Chamoiseau, participent plus qu’à leur tour d’une poétique du minéral. Nous pouvons maintenant ouvrir le débat ou l’hypothèse ou la supposition selon laquelle chez ces trois écrivains le minéral serait l’inconscient de leur poétique.

Princeton University, novembre 2024

i Edgar Morin, « La relation bioanthropocosmique », Encyclopédie philosophique, pp. 304-388.

ii Saint-John Perse, Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1972, p. 52.

iii Idem, p. 125.

iv Ibidem, p. 137.

v Ibid., p. 105.

vi Ibid., p.100.

vii Ibid., p.105.

viii Ibid., p. 98.

ix Ibid., p. 105.

x Ibid., p. 183.

xi Ibid., p. 184.

xii Ibid., p. 185.

xiii Ibid., p. 264.

xiv Ibid., p. 274.

xv Ibid., p. 274.

xvi Ibid., p. 274.

xvii Ibid., p. 886.

xviii Ibid., p. 828.

xix Ibid., pp. 825-829.

xx Voir le poème de Toussaint p. 1244.

xxi Ibid., p. 895.

xxii Ibid., p. 894.

xxiii Ibid., p. 895.

xxiv Ibid., p. 1244.

xxv Ibid., p. 93.

xxvi Ibid., p. 20.

xxvii Ibid., p. 222.

xxviii Ibid., p. 223.

xxix Édouard Glissant, L’intention poétique, Seuil, 1969, p. 50.

xxx Idem, p. 45.

xxxi Édouard Glissant, Mahagony, Seuil, 1986, p. 80.

xxxii Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde, Gallimard, 2006, p. 13.

xxxiii Idem., pp. 11-12.

xxxiv Édouard Glissant, La Terre le Feu L’Eau et les Vents, une anthologie de la poésie du Tout-monde, Galaade, Paris, 2010, p. 15.

xxxv Édouard Glissant, Poèmes complets, L’eau du volcan, Les Grands Chaos, p. 455.

xxxvi Idem, p. 457.

xxxvii Ibidem, p. 458.

xxxviii Roger Caillois, Pierres, Gallimard/Poésie, 1966, p. 8.

xxxix Patrick Chamoiseau, Antan d’enfance, Gallimard, Folio, p. 59.

xl Idem, p. p.59.

xli Patrick Chamoiseau, Émerveilles, Gallimard, 1998, pp. 69-71.

xlii Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le molosse, 1997, pp. 115, 116.

xliii Idem, p. 119.

xliv Ibidem, p. 131.

xlv Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Gallimard, 1997, p. 284.

xlvi Idem, p. 294.

xlvii p. [326]

xlviii Édouard Glissant, Sartorius, Gallimard, 1999, p.15.

xlix Patrick Chamoiseau, Le vent du nord dans les fougères glacées, Seuil, 2022, p. 23.