Comptes-rendus Critiques Scènes

Au TNB, La vie est une fête, par la troupe Les Chiens de Navarre

Ils sont sept, prompts à se métamorphoser, à endosser des habits et des rôles différents, mais leur énergie communicative, leur fougue et leur jeu débridé sont tels que, le spectacle fini, ils nous sembleront avoir passé au crible de leur humour, iconoclaste et dévastateur, notre société tout entière !

Nous prenons place sur les gradins et sommes d’emblée partie prenante du spectacle, déjà en cours. Nous voici députés lors d’une séance houleuse de l’Assemblée Nationale, entraînés, par une partie des comédiens positionnés dans la salle, à applaudir comme à huer, interpellés par le Président juché sur son perchoir au-devant d’un rideau rouge qui derrière lui ferme l’espace. Levons le doigt si nous sommes de gauche, levons le doigt si nous avouons être de droite ! Un jeu avec la salle, qui s’y prête volontiers. Aux micros se succèdent les intervenants, députés ou ministres, qui débattent sur le sujet à l’ordre du jour, à savoir si l’âge de la retraite doit être porté à 72 ans ! Entre arguments plus ou moins ridicules et spécieux, mais clairement entendus, et cacophonie des voix qui se mélangent, la séance joyeusement parodique tourne au pugilat, à l’invective, sous les vains rappels à l’ordre d’un Président débordé ! De ces péroraisons émergent des faits d’actualité traités dans une ironie mordante, prouvant que l’écriture des Chiens de Navarre reste ouverte, qui permet l’improvisation sur un canevas donné : « La parenthèse enchantée des J.O » et faut-il garder les anneaux olympiques et détruire la tour Eiffel, l’épisode du Covid, la reconstruction éclair de Notre-Dame…

Le rideau rouge et le perchoir disparus, l’un des politiciens, ligoté d’un drapeau aux couleurs nationales, tient des propos d’extrême droite de plus en plus violents, si bien que le médecin, d’abord stoïque face à lui, armé d’un pistolet, met fin à la séance de façon radicale. Le ton est donné, comme à leur habitude Les Chiens de Navarre, sous la houlette de Jean-Christophe Meurisse, ne feront pas dans la dentelle, eux dont la marque de fabrique est l’excès, la caricature, la peinture irrévérencieuse du monde. Ils briseront tous les tabous, y compris ceux liés au corps, ne reculant pas plus devant l’outrance verbale et gestuelle que devant la représentation des sexes ou de nos sécrétions, morve, crachats, urine, excréments, et quand le ministre en visite à l’hôpital a « de la merde dans la bouche », lui qui comme tant d’autres pratique la langue de bois, c’est au propre comme au figuré ! Mais qu’importe, son leitmotiv étant, quoi qu’il se passe, « cela ne me dérange pas » !

Nous voici donc cette fois propulsés aux urgences d’un établissement psychiatrique en déshérence, ici métaphore de la folie et du chaos du monde. Ce choix, le metteur en scène s’en explique : « Il n’y a rien de plus humain que la folie. Le service des urgences psychiatriques est l’un des rares endroits à recevoir quiconque à toute heure sans exception d’âge, de sexe, de pays. Un lieu de vie extrêmement palpable pour une sortie de route. Un sas d’humanité. » Une salle d’attente ou de consultation figurée en devant de plateau – on y voit un distributeur de Coca-Cola porteur d’une affichette « Jésus t’aime » – est délimitée en fond par une cloison de baies vitrées, derrière laquelle deux espaces séparés par une porte centrale « créent les conditions d’un hors-champ derrière les fenêtres ». S’y verront en particulier les scènes de groupes – qui nécessitent l’appel à quelques figurants –, le personnel médical se livrant à une danse d’anniversaire déchaînée tandis qu’au premier plan la malade gît, abandonnée, seule sur son lit ; ou les émeutiers faisant face aux CRS, les uns comme les autres prêts à en découdre.

Un cadre simple, qui n’est pas sans évoquer le délabrement de nos services hospitaliers, pour une galerie de personnages hauts en couleurs, récurrents ou qui font une simple apparition, un tueur sanguinaire en slip bondissant sur les travées, une Catherine Deneuve sortie du film de Jacques Demy, affublée de sa peau d’âne, le Joker du cinéaste Todd Phillips, psychopathe et rebelle, lié par des menottes à un policier grotesque, un malade schizophrène tout à fait ingérable… Les scènes se succèdent à un rythme effréné, sans nous laisser vraiment le temps de la respiration. Une quadragénaire complexée s’en remet à une gynécologue munie d’instruments contondants, et derrière le burlesque se profile l’ombre grave de certains manquements à la déontologie ; insatisfaite de son corps, qui ne correspond ni aux diktats de la mode ni à ceux du jeunisme ambiant, elle se livrera plus tard aux excentricités d’une chirurgienne esthétique, faussement bienveillante mais surtout obséquieuse et avide d’argent. Une jeune femme, obsédée par le chanteur Christophe, entrevu un jour au restaurant, entre en dépression lorsqu’il meurt, tente de se suicider et subit sous nos yeux un cruel lavage d’estomac, tandis qu’autour d’elle les soignants dépourvus d’empathie entretiennent de fort futiles conversations. La scène la plus symbolique de notre époque nous transporte dans un open space, où deux génies de la high tech licencient sans ménagement le fondateur, quinquagénaire, de l’entreprise, sur fond de business écologique, de pipe à la coriandre et de déplacements en gyropode clignotant. Le spectacle ne pouvait omettre la lutte sociale la plus marquante de ces dernières décennies, et sur le bord du plateau l’affrontement entre un CRS et un Gilet jaune tourne au corps à corps sanglant, à grand renfort d’hémoglobine, de roulades et contorsions, et qui s’achève dans l’apothéose de baisers appuyés !

Mais dans cet univers, où les dépressions s’avèrent intimes autant qu’institutionnelles, quelques moments plus doux fleurissent, qui portent un brin d’espoir : la jeune suicidée se lève et rejoint là-bas, là-haut, derrière la paroi vitrée qui s’est ouverte, le chanteur Christophe qui l’enlace tendrement. Sur la terre épandue là, devant le distributeur de Coca-Cola, l’homme assis invite la femme dépressive à le rejoindre. Partageant les cigarettes, le feu et leurs deux solitudes mélancoliques, ils s’éloignent et sortent de scène, eux aussi enlacés, alors que CRS et Gilet jaune joignent, l’instant d’un pas de tango, leurs deux corps pacifiés.

Parce qu’avec un humour sans entraves, souvent cru et cruel, qu’avec un esprit acéré elle fustige les dérèglements d’un monde qui s’approche dangereusement du gouffre, la troupe des Chiens de Navarre nous tient en alerte, nous invite à la lucidité et nous dit que la vie, si nous nous en donnions les moyens, pourrait être une fête, ainsi qu’en hautes lettres lumineuses cela viendra s’inscrire, au fronton de la scène, quand prendra fin la comédie.