Vieillesse et solitude
Poète, prosateur, dramaturge belge contemporain dont l’œuvre a remporté de nombreux prix, Michel Ducobu tente l’expérience du roman avec Seul & Seule, (M.E.O, 2024), après avoir publié des récits. Il y peint d’une manière inédite la vieillesse, la vie d’un solitaire qui regarde derrière lui et juge sa vie dans la lumière d’une lucidité impitoyable. Il fait le portrait d’un homme de soixante-quinze ans, « un solitaire taciturne », « un ours », « un vieil égoïste », qui réfléchit à sa vie banale, médiocre, sans éclat, par manque de courage. Il a choisi la solitude, l’indifférence face au monde, ses habitudes quotidiennes, ses livres et ses promenades, sans réussir à tromper la monotonie de la vie, l’ennui, l’usure. À cet âge de bilan, il voit clair son passé, le juge avec cruauté et ironie, se prend en dérision, dévoile ses faiblesses. Il se demande « comment passer cette période prémortelle sans trop subir les grincements de l’âge et l’érosion des heures ».
Il y réfléchit pour trouver « quelque chose d’inexploré », un exploit à accomplir pour vaincre ne fût-ce qu’un instant la vieillesse, son impuissance, la pensée de disparaître, un acte de courage pour dépasser ses limites, pour sortir de l’usure accablante et retrouver la saveur de la vie, triompher sur soi et pour soi, vivre une petite gloire à lui seul, sans témoins, question d’orgueil qui ne sert à rien à son âge. Après une amère méditation sur sa vie, il s’impose trois exploits à tenter, capables de l’élever à ses yeux : une émotion érotique par une femme, la traversée d’un fleuve pour vaincre sa peur de l’eau, un meurtre symbolique pour punir le mal qui existe au monde.
Voilà la substance du premier chapitre, Moi. La voix narrative est celle du personnage qui se dénude devant son lecteur. Il ne se borne pas à la réflexion, mais se met à l’œuvre pour se prouver qu’il est capable de risques et de courage. Pour trouver une femme, il fait appel à l’internet, aux rencontres de hasard, même s’il n’y croit pas, qui le laissent indifférent. Cette première expérience est un échec. Il rencontre une femme de cinquante-huit dans un bar, aussi solitaire, indifférente, le cœur vidé de sentiments. Une faible relation sans obligations les rapproche peu à peu, née de la confession de leur vies, de la confiance, un élan amoureux pour leur donner l’illusion de pouvoir vaincre le vide, leur indifférence, l’impuissance de l’âge.
Le deuxième chapitre, Elle, retrace la vie de la femme, l’enfer vécu dans son enfance, victime de son père qui fait de son enfant un jouet érotique, lui détruit toute chance de vie normale, la vide de son essence. La voix narrative est féminine. Marie est une solitaire, dépourvue de toute affection, indifférente, dégoûtée, vidée, incapable de sentir de l’affection pour un homme, blessée à jamais dans son âme et dans son corps. Elle se confesse à Fréderic, qui sait l’écouter et comprendre le mal qui ronge son coeur, lui offrant sa compagnie, l’accueillant parfois dans son intimité, sans chercher un lien durable. Elle est plus forte que lui, comprend et accepte le solitaire qu’il est, ses idées, cherche autant que lui l’instant d’ivresse capable de racheter sa vie gâchée. Elle le décrit dans le chapitre Lui, tel qu’elle le voit : vieux, solitaire, faible, cultivé, ironique, son humour lui fait du bien et rend possible leur rapprochement.
De deux solitudes qui se rencontrent sur la voie du destin naît l’espoir d’un Nous (quatrième chapitre), un couple à ses débuts qui partage le mal de la vie, les faiblesses, les expériences quotidiennes, un appui l’un pour l’autre, une amitié. Marie est acceptée par Fréderic comme seul témoin de son acte de courage qu’il s’impose : la traversée du fleuve, conscient qu’il risque sa vie. Mais pour sortir vivant de cette aventure, Marie l’accompagne en canot à moteur durant sa traversée. C’est l’épisode le plus palpitant du roman où tous les deux risquent de se noyer, mais par un effort surhumain ils se sauvent et goûtent le lendemain l’ivresse de l’amour. Mais Fréderic s’interroge après si la sensation était réelle ou seulement une illusion sous l’effet de l’alcool. Cependant le danger affronté ensemble est authentique, le risque de périr dans les eaux du fleuve, leur effort de survivre. Même si Fréderic avait manqué sa preuve de courage, il a gagné pourtant quelque chose de précieux : il n’était plus seul dans son épreuve, il avait Marie désormais à le soutenir. Elle aussi avait trouvé en lui un appui dans sa vie de ratée, avait pris de l’affection pour lui, sa vie commençait à avoir un sens.
Un cinquième chapitre, Il, met au premier plan l’image du père de la Marie, malade, interné dans une Maison de santé, visité par sa fille, qui ne peut pas oublier, pardonner, stygmatisée, victime à jamais de son agression. Fréderic lui rend visite pour accomplir ce qu’il nomme un meurtre symbolique, tuer le mal que l’homme représente, un acte toujours manqué, réduit à lui livrer la poison de la parole accusatrice pour faire sursauter sa conscience de bourreau, le punir au moins ainsi, avant que sa maladie incurable ne fasse le reste.
Le chapitre Eux envisage l’escapade à Rome proposée par Marie à son compagnon. C’est ce temps à deux de partage et de confiance qui se profile devant eux comme une promesse de vie commune, capable de les faire sortir de leur solitude pour se réjouir de la vie.
Dans Les autres, Fréderic entraîne Marie dans une escalade, vers le pic d’un rocher, qu’il escaladait parfois en solitaire, un gros effort pour tous les deux. Une nouvelle expérience qu’il partage avec la femme pendant ce temps de rapprochement, d’entente, sans s’assumer une vie commune, mais promettant un avenir ensemble.
Mais la réalité est plus cruelle que l’on ne s’imagine. Le lecteur découvrira dans le dernier chapitre, Soi , si l’élan amoureux des deux solitaires désabusés suffit de leur redonner le goût de la vie.
Michel Ducobu nous livre l’histoire de la vieillesse vidée de sens, de la solitude, de l’usure sans issue, insupportable à l’approche de la fin biologique. Il choisit des pronoms pour les titres des chapitres, mais de manière à nous faire y deviner une structure et un parcours existentiel du moi en relation avec la femme, les autres, vers soi, l’archétype la totalité psychique qui englobe le conscient et l’inconscient personnel et collectif, intégrant la partie d’ombre qui existe en tout être humain, selon la psychanalyse de Gustav Jung.
Le romancier parle de la vieillesse, de la vie outragée, de la solitude avec cynisme, ironie, dérision et humour, autant de traits propres à son écriture. C’est un roman d’un réalisme cruel qui laisse cependant entrevoir une sensibilité délicate dans la relation de l’homme avec la femme et avec le paysage, celle de l’auteur qui est derrière son personnage. Il est conçu sur l’alternance des voix narratives, masculine et féminine, chacune avec son odysée, sa vie désabusée, mais toutes les deux impitoyables dans la dénudation de leur cœur.
On admire la capacité de Michel Ducobu d’imaginer une voix féminine plus âpre que celle de l’homme, sa psychologie, sa vie brisée. Il glisse dans le texte quelques éléments discrets de sa vie, empruntés à ses personnages : le goût du paysage, les promenades en solitaire, la contemplation et la réflexion, le statut d’écrivain. Seul & Seule est un roman réaliste troublant, un récit fait d’introspection et d’aventures, d’une fine écriture.
Michel Ducobu, Seul & Seule, M.E.O. 2024, 144 p., 17 €