Tous les admirateurs d’Ernest Breleur – et ils sont nombreux – se demandaient s’il reviendrait un jour à la peinture, abandonnée après la somptueuse série des Christ. Privilégiant alors le matériel radiographique, d’abord à plat puis en relief, il s’est lancé ensuite dans une exploration du féminin sous diverses formes : les montages de Passage par le féminin, les dessins de L’énigme du désir et enfin les caissons de la série des Paysages célestes[i]. Une évolution tant formelle que thématique et même idéologique, puisque Breleur a commencé à créer dans le cadre du groupe Fwomajé qui regroupait des artistes martiniquais à la recherche d’une esthétique proprement caribéenne, avant de rompre avec lui, en 1989, pour en inaugurer une autre, résolument contemporaine. À compter de ce moment, Breleur abordera la peinture puis plus généralement les arts plastiques de manière entièrement personnelle, même si nul ne saurait s’affranchir absolument de l’influence de son lieu, la Martinique, en l’occurrence, où réside Breleur et où il crée[ii].
C’est donc dans ce lieu improbable, tant il est pétri de contradictions, département français aux allures de colonie, qu’a émergé cet « artiste considérable »[iii] qu’est Ernest Breleur, considérable, en effet, et même incontestablement le plus puissant de tous ceux, pourtant nombreux, qui, aux Antilles, font montre de leur talent[iv]. L’œuvre de Breleur a quant à elle depuis longtemps dépassé les rivages martiniquais et c’est à Paris, plus précisément à Romainville, dans un quartier en train de sortir de terre, le nouvel emplacement du collectif de galeries Komunuma (« communauté » en espéranto), jouxtant les réserves du FRAC Île-de-France, que s’est tenue récemment une exposition de ses dernières œuvres.
Dans ces tableaux qui marquent son retour à la peinture, Breleur revient au moment crucial de la rupture idéologique évoquée plus haut, qui s’était traduite dans une série baptisée Mythologie de la lune. Des tableaux sur des fonds brouillées, sombres le plus souvent, sur lequel se détachaient des personnages féminins grassouillets, peints un peu à la Bacon[v], privés de leur tête à l’instar de ceux que l’on découvrira quatre ans plus tard, stylisés et figés dans la série des Christ. Les figures de Mythologie de la lune semblent quant à elles aspirées vers le haut du tableau par une lune toujours représentée sous la forme d’un croissant, lequel n’est pas disposé verticalement comme dans des climats plus tempérés (formant ainsi l’arrondi du p ou du d du premier ou du dernier quartier) mais presque à l’horizontale, comme on peut le voir dans le ciel de la Martinique, et le plus souvent chez Breleur, ouvert vers le haut, à l’instar d’une nef. Au sol, un petit chien s’affaire.
Selon Dominique Berthet, dans l’ouvrage qu’il a consacré à Ernest Breleur[vi], l’absence de tête sur les corps qui semblent flotter dans le ciel indiquerait le souci du peintre de représenter l’universel[vii]. Ces corps de l’un ou l’autre sexe, cependant, ne sont pas quelconques. Outre qu’ils appartiennent visiblement à des individus féminins (mais ils pourraient être aussi bien des hommes aux yeux du regardeur) et plutôt de race blanche ou brune, leur masse rend d’autant plus improbable une ascension in excelsis. Images paradoxales, donc, et d’autant plus frappantes. Toujours selon D. Berthet, la lune symboliserait une sorte de lumière spirituelle. Elle n’est en tout cas pas totalement hors de la portée des humains comme l’attestent plusieurs tableaux. Quant au petit chien, il représenterait un compagnon plutôt pathétique, un témoin de nos échecs répétés.
On peut expliquer un tableau ancien, la scène qui est représentée, les figures mythologiques ou autres qui y figurent. On peut seulement interpréter les tableaux modernes, avec toute l’incertitude que cela suppose[viii]. Interprétation pour interprétation, les tableaux récents – dont on nous dit qu’ils ont été peints en quelques mois – qui portent toujours l’intitulé Mythologie de la lune, nous paraissent dégager la même paradoxale « légèreté d’être »[ix] évoquée par Breleur lui-même, pour ne pas dire une certaine allégresse, que dans la série initiale.
Non qu’il s’agisse d’une simple répétition d’une série à l’autre. Cela tient sans doute d’abord au fond, plus homogène, plus « propre », où le bleu prédomine nettement, un bleu foncé mais lumineux, ce qui frappe en premier dans ces grandes toiles. Par ailleurs, s’il y avait certes de
l’humour dans les toiles de 1989, celui-ci s’exprime plus librement désormais, par exemple dans des tableaux où la lune, parfois dédoublée, est attrapée au lasso où à l’aide d’un escalier. Et s’il y avait déjà une ronde dans la série initiale (reproduite dans l’ouvrage de D. Berthet) – ronde que l’on peut rapprocher de La Danse de Matisse (version 1910) à ceci près que les danseurs, chez Breleur, sont délivrés de la pesanteur et flottent dans l’air – celle de la série actuelle s’en distingue par sa solution de continuité, ouverture qui ouvre des perspectives nouvelles, ajoute un degré de liberté qui n’existait pas auparavant.
Quid des chiens ? En 1989, déjà, ils avaient un petit air rigolo et il leur arrivait parfois, à eux aussi, de s’envoler. C’est maintenant presque toujours le cas et l’on constate même dans deux tableaux de la nouvelle série que les petits chiens eux-mêmes paraissent maintenant aspirés vers le haut, à l’inverse des humains/humaines cloués au sol. Hasardons une hypothèse : est-ce s’éloigner beaucoup de la signification sous-entendue par l’artiste que de rapprocher ces charmants animaux aériens des personnages nus, en réduction, qui représentent l’âme des défunts dans certains tableaux du Moyen Âge, par exemple dans la miniature reproduite ici, tirée des Grandes Heures de Rohan (1430-1435), où l’âme de l’homme qui vient d’expirer est disputée par un ange et un démon ?
Dans le texte publié à l’occasion de l’exposition à l’Habitation Saint-Étienne, en 2013, Breleur écrit ceci à propos de Mythologie de la lune : « Les corps sans tête atteints de cécité et les âmes s’élèvent vers le ciel »[x]. Une phrase difficile à déchiffrer : où se trouvent en effet les âmes dans les tableaux ? Faute de cette précision, il n’est pas interdit de penser que pour le peintre lui-même, ses chiens volants ne représenteraient rien d’autre que nos âmes.
Ernest Breleur, Mythologie de la lune, Maëlle Galerie, Komunuma, Romainville, du 6 novembre au 15 décembre 2022.
Article paru originellement dans AICA Caraïbe du Sud, 28 décembre 2022.