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Claude Simon

Claude Simon

 

Claude Simon

Œuvres 2

Pléiade. Gallimard.

 

Histoire

Minuit Poche

 

L’Acacia

Minuit poche

 

Un humain dont la mémoire enregistrerait tous les instant de sa vie et les conserverait intacts deviendrait fou. Sans la salvatrice faculté d’oubli, après la folie, la mort. Hypermnésie = amnésie, néant. Il est des humains très singuliers qui sont pris dans dans ce dilemme qui pourrait devenir infernal : oublier pour vivre et dans le même temps vivre en luttant contre l’oubli, la non-trace, contre l’effacement, qui sont une autre modalité de la mort. Comment fonder un ordre du chaos de la mémoire ? Comment ne pas laisser passivement l’initiative aux agitations de ce « magma » de la mémoire fait de souvenirs, de réminiscences, de sensations, d’émotions, d’images, qui, s’il n’était agité de tourbillons, d’effondrements, de creux, de vides, serait menacé d’explosion, de dissolution, de disparition totale au fond de quelque gouffre. La méthode de ces humains hors-normes ? Écrire. Cet homme « en bonne santé » dont a parlé Tolstoï, qui se « remémore un nombre incalculable de choses à la fois », s’il veut la sauvegarder sa santé,  n’a plus d’autre choix que d’avoir recours aux mots, de nommer, de donner réalité à ce qui, sans ces mots, sans leur pouvoir discriminant, ne serait que la nuit du grand Tout. Or, seul le Verbe peut porter à celle-ci sa lumière.

 

Une fosse à ordures

S’il est un des humains qui avec une force insensée s’est affronté au chaos, au « magma » (le mot est de lui), le sien et celui du monde, c’est bien ce romancier hors-gabarit né à l’orée d’un siècle où s’annonçait la pire hécatombe humaine que l’histoire ait connue. Je veux parler de Claude Simon.

Quand on sait ce que fut le réel dans lequel l’écrivain fut plongé, comme témoin et plus tragiquement comme acteur, on peut d’autant plus parler de force insensée que ce « Verbe » auquel je faisais allusion, si on l’honorait d’une majuscule, n’a jamais eu pour lui la moindre valeur. Pas d’ordre divin pour sauver le monde. Les dieux, et le biblique en premier, sont morts à ses yeux. Le monde est sans début ni fin ; il est sans raison. L’Histoire n’a aucun sens, pas plus celui qu’un Bossuet pouvait lui assigner que celui que le marxisme ou toutes les idéologies laïques du progrès héritées des Lumières tentèrent de lui donner. Rien qu’un cauchemar dont, comme Joyce, il essaie de se réveiller. L’humanisme n’est pas son fort. Il a toujours affirmé être plus en phase avec l’univers mental de Shakespeare qu’avec les doux délires de Rousseau sur la bonté originelle de l’homme.  Depuis tout jeune, Le Bien et le Mal se présentent à lui dans un indiscernable melting-pot.  L’œil cruel qu’il porte sur l’Histoire et sur les humains  — qu’on relise le terrible portrait qu’il fait dans plusieurs de ses romans, particulièrement dans le denier écrit, le Tramway, de sa mère agonisante —,  il ne l’adoucit guère quand il le braque sur la nature. Les mythes païens ne trouvent pas plus grâce à ses yeux que récit biblique de la Création et son valde bonum. La grande « mare » (grande Mère) méditerranéenne, près de laquelle il a vécu, n’est pas épargnée. La voit-il comme le prestigieux berceau de la civilisation, « l’antique matrice, creuset originel de tout négoce, de toute pensée et de toute ruse » comme il l’écrit dans la Route des Flandres ? Dans le Vent, il en propose une tout autre vision : « cette Méditerranée, ce lac, cet étang, cette mare (disait-il) devait être fatiguée de servir de cloaque, d’égout collecteur de l’Histoire, tellement encombrée depuis deux mille ans que les plus vieux peuples du monde y déversaient leurs sanies, au point qu’elle commençait maintenant (disait-il) à puer plus que de raison et que c’était sans doute pourquoi (attirée par cette infection) l’Histoire revenait chaque fois là pour laver son linge sale  — c’était le mot —  au milieu de sa puante population de vieux peuples installés là tout autour au premier rang des places du ring ». Quant aux vieux peuples prenant cette mer pour une fosse à ordures « malodorante et couverte de mouches » (Claude Simon, comme le  peintre et le photographe qu’il fut avant même d’écrire, retouche et complète le tableau dans les Géorgiques), ils n’échappent pas à l’œil inquisiteur du romancier. Un personnage de la Route des Flandres, au nom typiquement catalan, Reixach, résume physiquement à lui seul les caractéristiques de ce mélange de « Catalans, de Génois, de Grecs… », mâtinés des Wisigoths ayant occupés l’Espagne et la Catalogne aujourd’hui française (d’où tous les noms terminés en ach, comme le nom Reixach, en ich ou ic, comme le mien),  métissés de Hittites, d’Arabes…

 

Anarchiste catalan

Dans un essai dont je ne saurais trop recommander la lecture, Claude Simon, le Légendaire comme métaphore (1), Jean Borreil, philosophe d’origine catalane (comme Claude Simon qui aimait à se définir parfois comme « anarchiste catalan »), rappelant que le Vent, roman dont Claude Simon avait décidé qu’il ouvrirait le premier volume de ses œuvres en Pléiade et qui portait pour sous-titre Tentative de restitution d’un retable baroque, suggérait un lien entre la méthode romanesque de Claude Simon  — les procédures visuelles de son œil —  et celle de l’esthétique baroque. Mais Jean Borreil établissait une différence entre le baroque historique « qui projetait la lumière et la focalisait sur le drame », et ce baroque pratiqué par le romancier  où « le centre est nulle part et la lumière partout, comme un gros projecteur ». Et Borreil de citer un passage du Vent définissant ce baroque : «œil énorme, monstre martien sur la terre ». N’est-ce pas là l’œil du romancier ?  Cet œil qui, comme le vent, « balaierait les différents fragments du drame du monde, Histoire et nature, hommes et femmes, arbres et cailloux ».

L’œil a vu, l’œil voit, mais il doit donner à voir, comme l’artiste qui a peint et sculpté ces retables dont le Roussillon est riche et que Claude Simon a pu voir à Collioure, à Baixas, à Rivesaltes, à Estagel et dans la Catalogne espagnole. Et c’est par le recours à la fiction, par le travail de l’écriture que l’écrivain va tenter de restituer le puzzle d’images que l’œil a engrangé dans sa mémoire. Est requise la même longue « longue patience » que celle exigée par le travail manuel pour  la production du retable. Dès lors, ce n’est plus avec les pinceaux et les objectifs de ses appareils photographiques que Claude Simon va tenter de retrouver, pour lui donner une forme, le « comment c’est-comment c’était ». C’est avec des mots, des phrases, avec l’infinie patience de l’écriture, qu’il va devoir combler le vide entre le « comment c’était » et le « comment c’est » de son réel vécu, et ainsi restitué.

 

Romans autobiographiques ?

Dans son excellente introduction au second volume de la Pléiade qui vient de paraître (le premier avait date de 2006) Alastair B. Duncan, qui en a assuré l’édition avec Bérénice Bonhomme et David Zemmour, rappelle que Claude Simon avait accepté la proposition des Éditions Gallimard de publier un volume de ses livres à la condition que ce soit lui-même qui fasse le choix des ouvrages devant y figurer. Il en avait écarté ses quatre premiers livres (le premier, le Tricheur avait paru en 1945) les jugeant maladroits, inaboutis. Ce volume 1 avait réuni huit livres, dont le Vent, la Route des Flandres, le Palace, la Bataille de Pharsale, le Jardin des Plantes… Le nouveau volume comprend les ouvrages que Simon avait écartés, non parce qu’il les jugeait insuffisants, mais parce que trop irrigués par une matière familiale  — ce qui avait amené certains critiques à parler un peu légèrement d’ouvrages « autobiographiques ». Au vrai, la (re)lecture de ces livres-ci : l’Herbe, Histoire, les Géorgiques, l’Acacia, à l’exception peut-être du dernier, sur lequel je vais revenir, le Tramway, nous convainc vite qu’il n’y a guère de différence de nature, voire d’écriture, entre ce nouvel ensemble et le précédent voulu par Simon. Les mêmes événements de sa vie, historiques, familiaux  — ce qu’il a appelé dans une entretien donné à Mireille Calle–Gruber, auteur d’une biographie de Claude Simon parue en 2011 aux éditions du Seuil (2), «  l’inlassable réancrage du vécu » —  sont pour la énième fois repris, ré-explorés, reformulés, soumis à la maîtrise de la nomination. « Avant que je me mette à tracer des signes sur le papier, il n’y a rien, sauf un magma informe de sensations plus ou moins confuses de souvenirs plus ou moins accumulés, et un vague – très vague – projet. », écrivait Claude Simon dans sa préface à Orion aveugle (Skira).

 

Ne parler que de moi

Quels sont les thèmes, les motifs qu’on trouve retissés dans Histoire, les Géorgiques, l’Acacia…, et à quels personnages le romancier va-t-il faire enjamber les siècles et donner voix ? Il y a la guerre de 14, où son père trouve la mort dès le début du conflit, la guerre civile espagnole dont il est un temps témoin dans la ville de Barcelone,  la seconde guerre mondiale où, pris dans la débâcle de 1940, il fait l’expérience de l’horreur et de l’absurdité des combats. « Tous mes romans, déclare-t-il à, sont à base de mon vécu », « Je suis incapable d’inventer quoi que ce soit (…) Je ne veux parler que de moi ». Étant entendu que lorsqu’il est question d’un Conventionnel de 1792, ou de César et Pompée lors de la bataille de Pharsale en Thessalie, le 9 août 48, leur « il » est aussi bien celui du militant communiste qu’est alors Simon avant qu’il ne sympathise en Espagne avec les anarchistes du Poum, celui du brigadier Simon qui en 1940 se bat à cheval contre l’aviation et les tanks allemands, est fait prisonnier, s’évade, est dénoncé en 1944 à la Milice pour avoir rendu des services à la Résistance, celui de l’amant Simon et ses conquêtes féminines… Le fameux « pacte autobiographique » dont il a été beaucoup question quand la presse littéraire a découvert, comme Monsieur Jourdain la prose, l’existence de « l’autofiction », avait été sacrément bousculé par la volonté de Claude Simon de pratiquer ce que Jean Borreil a appelé  une « singularité non subjective ». Le je (du narrateur ? de l’auteur ?) est un il. Le il est une multitude de je. Le je n’est pas un centre. Et de centre, les romans en sont privés. D’où le reproche qui leur a été fait, qui comblait Claude Simon,  de n’avoir « ni commencement ni fin ». Si, à ses yeux, la grande Histoire et la petite, la sienne notamment, est un chaos privé de sens, une série de catastrophes, comment aurait-il pu-il concevoir son art romanesque à la manière dont le pratiquèrent les auteurs du 19ème siècle et leurs souffreteux épigones du 20ème ? Le « qu’avez-vous à dire ? » de Sartre, comme les romans à messages, à « vérités révélées », gonflés à la psychologie et à la moraline, n’étaient pas faits pas pour lui. Dans son Discours de Stockholm, il affirmait que ces modèles littéraires étaient bien morts, constatant que dans ce qu’il appelait les « bibliothèques de gare » (« les relais H » d’aujourd’hui), continuaient néanmoins de se vendre par milliers des produits frelatés dont la date de péremption remontait à plus d’un siècle. Quant aux Formalistes russes, à Proust (3), Joyce, Dostoïevski, Faulkner, la logique du marché est implacable : à la trappe !

 

La lenteur

« Imprimer la forme à une durée, c’est l’exigence de la beauté mais aussi celle de la mémoire (…), car ce qui est informe est insaisissable, immémorisable (…) Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l’oubli ». Ces considérations de Milan Kundera sont extraites de son roman la Lenteur (4) dont un des points de départ est la lecture que le narrateur fait du récit de Vivant Denon, Point de lendemain. Paradoxe : le roman de Kundera, titré La lenteur, parle d’un livre qui va très vite.  Vite,  puisqu’il s’agit d’une nouvelle de quelques pages racontant une brève nuit d’amour ; vite surtout, mais très logiquement, par le rythme de son écriture. Une écriture qui représente au mieux l’art et l’esprit du 18ème siècle, d’où toute description est bannie, aussi bien celle des paysages que des personnages. Deux mots suffisent à Vivant Denon ou à Laclos pour situer leurs héroïnes et évoquer leur physique. Tout le contraire chez Claude Simon qui, dans son essai sur Proust, prend à partie Breton et Montherlant pour leur hostilité, bien connue dans le cas de Breton, à la  description, susceptible selon eux d’être secondaire, décorative, ralentissant le cheminement de l’action. Et Claude Simon, de leur opposer, s’appuyant sur l’exemple de Proust  et les travaux de Tynaniov et Chklovski, mais aussi sur la peinture, une conception « dynamique » de la description qui devient par elle-même « action ».

 

Le mégot du Wattman

Dans son dernier livre, le Tramway, le seul qu’on puisse proprement qualifier d’autobiographique, Claude Simon évoque ses souvenirs d’enfance et le séjour que le vieil homme qu’il est devenu a passé dans un  hôpital parisien. On y voit, dès les premières pages, dès le premier paragraphe, ce que d’une part Kundera voulait signifier par son insistance sur le lien entre mémoire, lenteur et beauté, et ce que, de l’autre, Claude Simon entend par description « dynamique ». Les exemples abondent dans ce roman : la description de l’intérieur du tramway que prenait l’enfant pour se rendre de son habitation près d’une plage au centre de la ville de Perpignan, celles du mégot que fume le wattman conduisant l’engin, des architectures des maisons le long desquelles passe la tramway, des handicapés de la première guerre, du visage et du corps de la mère agonisante, des nuances de couleurs que prennent les ciels ou de la mer…

Si Claude Simon a toujours refusé à la morale un droit d’entrée dans ses romans, son écriture n’obéit-elle pas un souci profondément éthique, à ce que dans son dernier cours, le Courage de la vérité, Michel Foucault appelait la véridiction ? N’y a-t-il chez Claude Simon l’injonction à être en permanence au plus près de la vérité ? Façon de manifester à l’égard de lui-même mais aussi de ceux qui le liront, un formidable scrupule.  Les incises, les parenthèses, les mises entre tirets, les retours sur un ou une scène à retoucher, un dit qui est un mal-dit à redire encore et encore. Ici, Claude Simon avance un adjectif pour évoquer la figure du frère d’une des « bonnes » de la famille : « morne », mais il lui faut aussitôt insister, de crainte que le lecteur ait mal imaginé: « (non pas humble : morne ) ». Là, il évoque les espadrilles aux semelles de corde du wattman, les dire « élimées » aurait largement suffi pour qu’on les visualise, mais non, l’adjectif lui semble trop imprécis, elles ne sont pas « exactement élimées mais comme moustachues, effilochées… ». Et comment dire au mieux la façon dont l’enfant percevait le conducteur du tramway ?  La pure description physique suffit-elle ? Pas vraiment, il lui faut faire appel, pour qu’on perçoive l’aspect misérable  du wattman en même temps que l’aura de pouvoir qui le nimbe, à certains « potentats de tragédies »… Rendre hommage au visible, cette exigence que Conrad s’adressait à lui-même, Claude Simon l’avait précocement fait sienne pour « rendre le réel plus vrai que nature »). À tout le  visible : les hommes, les bêtes, les choses, tous dignes de la plus grande attention, du même respect, le vent, une carte postale, un nuage, un caillou, un brin d’herbe, un essaim de mouches se bousculant sur la plaie sanglante d’un soldat agonisant, la vulve douce et glabre d’une enfant ne portant pas de culotte… Tout, par un « regard », un « rythme », une « musique », emporté sur le même plan, avec la même puissance visionnaire.

 

1)   Jean Borreil (mort prématurément en 1992 ). La raison nomade. Éditions Payot&Rivages.

2)   Mireille Calle-Gruber. Claude Simon. Seuil.

3 Claude Simon, sur Proust : Le poisson cathédrale. Minuit.

4) Kundera. La lenteur. Gallimard.

 

Paru dans Art press