Tribunes

Toutes les civilisations se valent-elles ? Anatomie d’un faux débat

L’effervescence suscitée par les propos du ministre français de l’intérieur et la réponse du député dela Martiniqueétant maintenant retombée, il est temps de s’interroger sérieusement sur cette étrange question : « Toutes les civilisation se valent-elles ? »

Dire que deux éléments quelconques se valent veut dire qu’ils sont égaux. Mais ceci dit, on n’est guère plus avancé. Prenons deux articles dans les rayons du supermarché qui valent chacun deux euros, l’un tiré du rayon laitages, l’autre du rayon textiles. Ils valent le même prix mais peut-on dire pour autant qu’un pack de yaourts est égal à une paire de chaussettes ? Cela paraîtrait absurde ! Tout ce que l’on peut dire c’est que leurs prix sont égaux.

Alors quand on affirme que les civilisations se valent, qu’est-ce que cela signifie ? À strictement parler, rien, évidemment. Si l’on a fait un peu d’épistémologie, on n’ignore pas que les proclamations d’égalité sans autre précision ne sont que des slogans. Exemple : « tous les hommes sont égaux ». Bien sûr que les hommes ne sont pas égaux ! Regardons-nous : les grands et les petits, les gros et les maigres, les timides et les audacieux, les rapides et les lents, les forts et les faibles, les riches et les pauvres etc., etc. Même l’affirmation suivant laquelle les hommes seraient égaux en droit est fausse puisqu’elle est contredite par les faits : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». Si cet aphorisme deLa Fontaine(1) est heureusement moins vrai aujourd’hui qu’au XVIIe siècle, on n’ira pas jusqu’à prétendre que notre justice est devenue complètement insensible aux différences sociales.

Cela ne signifie pas pour autant qu’un énoncé tel que « tous les hommes sont égaux » soit totalement dépourvu de sens. Bien au contraire ! Il indique un idéal à viser. Certes les hommes sont inégaux, non seulement par leurs caractères physiques, mais pour tout le reste, en particulier l’éducation et la richesse. Nous voudrions pourtant qu’ils soient moins inégaux et  nous les voudrions au moins égaux en droit, puisque cette égalité paraît la plus facile à réaliser. Tant que cet objectif ne sera pas atteint, l’égalité des droits restera un slogan idéologique… mais ce sont les idéologies qui changent le monde !

Un tel propos est-il transposable aux civilisations ? En d’autres termes, est-il légitime de proclamer l’égalité des civilisations ? Peut-être, si l’on entend signifier par là qu’il n’y a pas une civilisation dont la supériorité sur les autres s’imposerait comme une évidence. Mais sûrement pas si l’on veut dire que toutes les civilisations « se valent ». Encore une fois, pour avoir un sens une comparaison doit s’établir entre des termes… « comparables ». A cet égard, il est difficile de nier que la civilisation dite occidentale s’est montrée plus performante que bien d’autres quant au progrès des connaissances scientifiques et à la production des richesses. L’Occident a contribué en outre plus que d’autres parties du monde à la montée de la reconnaissance de l’individu comme une personne autonome et non plus comme le membre indifférencié d’un groupe. Louis Dumont a bien mis en évidence cette opposition entre les sociétés traditionnelles holistes et hiérarchiques et la société individualiste moderne qui est née en Occident.

Admettre cela n’implique pas une supériorité globale de la civilisation occidentale. D’abord parce que cette dernière se caractérise par un usage exceptionnel de la violence. Violence contre les autres civilisations et violence contre elle-même (rien qu’au XXe siècle : les massacres des deux guerres mondiales, la shoah, le goulag). Ensuite parce que ni  l’individualisme ni la croissance indéfinie des richesses matérielles (les deux étant au demeurant liés) ne sont des progrès absolument incontestables.

L’individualisme signifie d’abord le rejet des castes et des privilèges liés à la naissance. La valeur d’un homme ne dépend plus du hasard qui l’a fait naître brahmane ou intouchable (par exemple) mais de sa capacité à démontrer par lui-même sa valeur. D’où l’importance de l’égalité des droits. Pour l’idéologie bourgeoise, la valeur d’un homme se mesure à son utilité. Est utile celui qui est capable de proposer aux autres hommes des biens et des services qu’ils auront envie d’acquérir. Si bien que, finalement, la valeur en vient à se confondre avec la richesse.

On comprend pourquoi ce système – qui est au départ celui de la civilisation occidentale – est favorable au développement. Et que ce dernier soit désirable paraît une évidence, à considérer ce qu’il permet, ne serait-ce que l’élévation du niveau des connaissances de toute la population ou l’allongement de la durée de vie. L’effondrement des régimes communistes – qui brimaient les libertés et condamnaient leurs peuples à la pénurie – et la généralisation concomitante du capitalisme – qui a prouvé ses vertus en matière de croissance économique – démontre suffisamment que les humains ont soif de richesses.

Mais tout cela n’implique évidemment pas une quelconque supériorité morale de la civilisation occidentale. D’abord parce que la multiplication indéfinie des marchandises n’est pas en elle-même un bien. A quoi bon multiplier à l’infini des produits dont l’utilité n’est pas avérée, qui épuisent les ressources naturelles ou détruisent l’environnement ? Ensuite parce que le triomphe de l’idéologie bourgeoise n’a fait que remplacer les privilèges anciens par ceux attachés à la richesse. Les sociétés capitalistes sont naturellement inégalitaires. Pour les humaniser, il faut leur insuffler des valeurs (fraternité, solidarité) contraires à  l’esprit du capitalisme et qui, par contre, caractérisent les sociétés traditionnelles.

Désormais le capitalisme a conquis le monde entier. Or le capitalisme est une invention de l’Occident.  On aurait tort cependant d’en déduire que la civilisation occidentale domine le monde. Le capitalisme s’est greffé, avec plus ou moins de réussite, sur les autres civilisations qui se partagent aujourd’hui notre planète. La greffe prend plus ou moins bien suivant leur degré de proximité avec les  valeurs qui sont nécessaires pour le plein épanouissement du capitalisme. Là où les individus demeurent pris dans un réseau de solidarité qui empêche la réussite individuelle, ou lorsque le travail productif n’est pas vécu comme un moyen d’épanouissement de la personne mais comme une corvée à déléguer autant que possible, le désir de richesse a peu de chance de déboucher sur la croissance économique.

Il est inévitable que les civilisations s’affrontent lorsque certaines de leurs valeurs fondamentales sont incompatibles. L’individualisme en tant qu’il prône l’épanouissement de la personne valorise la liberté. Cela conduit par exemple à une grande tolérance envers l’impudeur et la promiscuité sexuelle. Comment de tels comportements ne seraient-ils pas vécus comme offensants par des gens qui croient au contraire qu’il convient de dissimuler la femme aux regards de l’homme, parce qu’elle pourrait éveiller en lui des désirs impurs ? Aux yeux de ces gens-là, les Occidentaux ne sont que des porcs qui se vautrent dans la fange. Et aux yeux des Occidentaux, ces gens-là sont méprisables puisqu’ils nient l’égalité de l’homme et de la femme et le droit de chacun à vivre comme il l’entend. L’incompréhension ne pourrait être plus grande.

Inévitable, le choc des civilisations ne doit pas nécessairement être violent. En attendant une hypothétique convergence des valeurs, une société bien ordonnée sera capable d’organiser la tolérance en son sein. Le seul critère de rejet à l’égard d’individus qui ne partagent pas nos valeurs devrait être leur refus de la tolérance. Concrètement, des Français adeptes d’une certaine religion n’ont pas le droit de l’invoquer pour imposer aux cantines de l’école publique un mode particulier d’abattage des animaux. Par contre, puisque, en France, l’enseignement privé est financé pour la plus grande part par l’État, dans un souci d’équité ce dernier se doit de financer dans les mêmes conditions des écoles confessionnelles dont les cantines pourront se conformer aux règles de l’abattage rituel (2).

L’État doit respecter et faire respecter le droit de chacun d’avoir une religion. Par ailleurs les pratiques religieuses s’avèrent souvent contraires aux autres droits de l’homme (et de la femme) qui sont les piliers de notre civilisation. La contradiction entre les principes oblige alors à trouver des compromis qui ne seront jamais entièrement satisfaisants. En prendre conscience devrait éviter bien des crispations inutiles.

Michel Herland (février 2012)

(1)   Dans « Les animaux malades de la peste ».

(2)   A condition toutefois que ce dernier se conforme à la loi qui interdit d’infliger aux animaux des souffrances inutiles.