Contrairement à ce qu’on entend dire souvent, la déconstruction contemporaine des idéologies, des systèmes de valeurs, des mythes, des croyances, des illusions et des utopies qui ont bercé les humains depuis la nuit des temps, représente une démarche salutaire pour le devenir de l’humanité, à la stricte condition toutefois de chercher à comprendre comment et surtout pourquoi (ou plutôt contre quoi) toutes ces choses ont été construites par l’esprit humain. Car à chaque fois que l’on supprime une construction sans chercher à savoir quelle était sa fonction, on la voit resurgir ailleurs, identique ou sous une autre forme.
Incontestablement, les constructions mentales correspondent à un besoin essentiel chez l’être humain, besoin qu’on peut décrire comme un besoin de croire, besoin d’espérer, besoin de rêver, etc…, besoin qui remplit une fonction psychologique primordiale de protection contre la réalité souvent atroce à laquelle il est confronté et en face de laquelle il se ressent comme impuissant et démuni. C’est donc en comprenant à quelles réalités toutes ces constructions mentales viennent s’opposer que l’on pourra comprendre leur fonction véritable, et ensuite les remplacer par des solutions plus réalistes et plus concrètes.
Il s’agit donc en même temps de comprendre sur quel mode complexe (défensif, et pas seulement rationnel) s’opère dans la tête des humains la catégorisation du monde, l’organisation logique de la réalité donnée, et pourquoi il en est ainsi et pas autrement.
A l’heure où les physiciens semblent plus préoccupés que jamais de trouver une théorie unifiée des quatre forces fondamentales de la matière, il m’apparaît que l’urgence est bien plutôt de construire une théorie unifiée ou unificatrice du psychisme humain, puisque, après tout, c’est bien le psychisme, et non le monde matériel, qui est à la base des théories scientifiques. Certes, personne ne niera qu’il existe une corrélation ou une correspondance entre les théories physiques et la réalité telle qu’elle est en elle-même (en dehors du regard humain), mais il est plus que certain que la plupart de ces théories sont imprégnées de subjectivité, de grilles de lecture du monde, de mythologies cachées, de prismes à travers lesquels on voit une réalité biaisée, c’est-à-dire construite. Car l’homme ne peut pas aborder le monde et ses réalités sans le catégoriser, c’est-à-dire l’organiser selon un certain ordre. Cet ordre n’est pas réel, mais correspond à un besoin humain de stabilité et de prévisibilité. Il nous faut donc étudier les modalités de cette catégorisation du monde, qui est à la fois automatique et inconsciente, sur laquelle nous n’avons pas de prise, qui se fait en nous et sans nous.
Kant a été le premier à tenter de décrire avec précision les catégories a priori (innées) avec lesquelles nous pensons sans même nous en rendre compte ( nous attribuons ces qualités aux choses mêmes ) que sont la spatio-temporalité ( séparation du monde en espaces et en périodes) la causalité ( dissociation des événements en causes et en effets) et l’analyse (décomposition du tout en parties). Kant a bien vu que ces catégories poussées à l’extrême débouchaient sur des antinomies, des contradictions insolubles, qui sont des sortes d’impasses logiques. Mais s’il a bien saisi leur nature binaire ou dialectique commune, qui est donc source d’erreurs ou d’errements, il n’a pas compris la fonction psychologique (d’équilibration psychique) qu’assumait cette mise systématique en opposition binaire des choses. Il n’a pas compris pourquoi ces catégories avaient ainsi besoin de mettre constamment en opposition les choses deux à deux. Il n’a pas vu qu’elles avaient en commun d’être fondées sur la seule idée et sur le seul but de rendre réversible ou compensable tout ce qui se présentait à la conscience, toute action envisagée, tout vécu anticipé ou remémoré (réel ou imaginé), toute situation ou événement, tout comportement, tout déplacement.
Pour pouvoir penser une chose en toute sécurité, l’esprit a besoin de pouvoir annuler cette chose à tout moment, et elle ne peut l’annuler que par son contraire inverse ou sa négation. Il faut donc qu’elle dispose à tout moment de ce contraire, et c’est pourquoi la catégorie mentale la plus primordiale est la binarité ( dont le résultat est la dialectique, la dualité, la pensée binaire, etc…) : le retour temporel ou spatial au point de départ, le retour de la décomposition à la recomposition, le retour de la conséquence à la cause, de l’acte commis à son auteur, toutes ces récurrences qui annulent ce qui a été sont essentielles pour la préservation de l’équilibre psychique humain.
Le psychisme humain apparaît au premier abord comme une machine à produire du sens, c’est-à-dire comme une machine sémantique. Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que cette machine sémantique est elle même au service d’une autre machine à produire de la stabilité et de la prévisibilité, c’est-à-dire de l’invariance. Or, l’invariance n’est jamais qu’une forme de symétrie, puisqu’elle est toujours obtenue par l’équilibration réciproque de deux contraires antagonistes, comme dans la statique musculaire. Pour rendre invariant n’importe quel élément du monde ou du vécu, il faut donc lui inventer un contraire, un anticorps virtuel, qui soit capable de lui faire contrepoids. La machinerie psychique serait en fin de compte une machine à produire des contraires, c’est-à-dire à produire de la symétrie là où il n’y en a pas, dans un monde qui est par nature imprévisible, chaotique et aléatoire, mais aussi à savoir repérer les quelques rares symétries ou invariances existant réellement dans la nature, sur lesquelles on pourra s’appuyer pour s’attendre à, pour prédire et anticiper les événements, voire pour les provoquer ou les reproduire à volonté.
Produire du sens, c’est donc à la fois repérer des symétries naturelles partout où il y en a (on appellera ces symétries des lois de la nature), construire des symétries là où il n’y en a pas (on appellera ces symétries des constructions imaginaires : rêves, fantasmes, utopies, idéaux, mythes…), ou encore restaurer des symétries qui ont été brisées par des événements traumatiques (on appellera ces symétries des compensations ou des réparations, des systèmes de défense ).
Parmi toutes ces productions psychiques, celles qui apparaissent le plus fondamentales parce que ce sont elles qui guident l’humanité, qui la propulsent vers l’avant malgré les échecs, les catastrophes et les blessures : ce sont les Idées de beau, de bien, de juste, de vrai, etc…
On peut prétendre avec Platon que ces idées sont innées, mais il existe une autre hypothèse qui est la suivante et qui semble beaucoup plus en accord avec l’expérience. Cette hypothèse est que les idées générales sont construites par le cerveau humain par inversion d’une réalité vécue, une réalité atroce, insupportable ou impensable, qui est potentiellement destructrice et qui appelle pour la survie de l’individu une compensation inverse. L’Idée ou Idéal est donc le symétrique construit (c’est-à-dire la compensation) d’un vécu négatif ou douloureux.
Si on se place ainsi dans l’hypothèse d’une origine traumatique des grandes idées humaines, il nous faudra alors comprendre par quel mécanisme logique le cerveau humain fabrique, à partir de ce vécu douloureux de l’enfance, d’abord des concepts et des idées générales comme celles de bonté et de méchanceté, de justice et d’injustice, de domination et de soumission, puis des histoires (mythes, croyances, symptômes) dans lesquelles ces concepts ou ces fonctions vont être jouées ou mises en scène, s’incarner dans des personnages, des rôles ou des situations concrètes, puis encore des comportements de folie, de violence ou de perversion dans lesquels c’est l’individu lui-même qui devient l’acteur de ses propres constructions mentales réactionnelles à la violence initiale subie.
Il n’est pas facile d’établir un lien de filiation entre des productions mentales, en apparence si différentes, telles que les idées, les rêves, les mythes, les croyances, les comportements, les fantasmes, etc…Ces différents modes d’organisation mentale de la réalité externe ou interne obéissent pourtant au même schème de construction, et la mise en évidence de ce dernier va nous permettre de rattacher ensemble ces différents modes si disparates de pensée que constituent la pensée mythique (pensée sauvage de Lévi-Strauss), qui produit des images, des figures ou des archétypes, la pensée cognitive rationnelle de l’adulte sain d’esprit, qui produit les grandes idées ou théories scientifiques, et la pensée malade ou pathologique du fou, du pervers ou du violent, qui produit des constructions imaginaires ou des rituels comportementaux chargés de compenser les traumas infantiles.
Le processus de genèse de ces trois modes de pensée obéit comme nous allons le voir à un parcours logique, tout comme un produit fabriqué suit un parcours obligé dans une chaîne de montage. Il existe donc une filiation, c’est-à-dire un processus d’engendrement réciproque ou d’emboîtement, entre ces trois modes de pensée.
Cette filiation n’est pas d’ordre causal : c’est une filiation purement logique (on ne peut jamais commencer un travail par la fin ou par le milieu) qui est du même coup aussi chronologique, en raison du fait que le cerveau ne peut accomplir plus d’une tâche logique à la fois (sériation des problèmes). Cette filiation s’établit sur la durée, selon un parcours qui est invariable, et qui, nous allons le voir, nous ramène à chaque étape au même type de structure.
C’est en remontant à cette structure-mère, sorte de matrice universelle (pattern) qui en est la source commune, que nous allons pouvoir établir et comprendre ce lien de filiation entre les différents modes de pensée qui interviennent successivement dans l’esprit humain.
C’est en effet sur cette superstructure que viennent se mouler toutes les structurations ou catégorisations concrètes ou pratiques, individuelles et collectives, naturelles et culturelles, observables dans les sociétés humaines.
Cette superstructure, souvent évoquée par Lévi-Strauss comme la pierre philosophale ou le Graal des sciences de l’homme, a été en fait découverte par Aristote il y a plus de deux mille ans sous l’appellation de « carré logique », mais n’a pas été identifiée comme telle avant le XXe siècle, c’est-à-dire avec Piaget d’abord (épistémologie génétique), Lévi-Strauss ensuite (anthropologie structurale) et pour finir avec Greimas (sémiotique structurale).
Pour reconstituer cette filiation, il faut donc partir de l’axiome de base que toute pensée a une origine traumatique. Ce sont les perturbations ou les anomalies de l’environnement qui nous font penser, qui nous contraignent à construire des systèmes d’organisation du monde. Autrement, nous vivrions comme les autres animaux au jour le jour en jouissant de la vie sans nous poser de questions. La pensée est une activité pathologique, c’est-à-dire générée par une souffrance mentale que nous essayons d’anticiper ou de résoudre. Lorsqu’il s’agit d’une souffrance collective, cela génère ce qu’on appelle la Culture (les grandes idées) et la Science (les grandes lois de la nature). Lorsqu’il s’agit d’une blessure personnelle, cela génère des systèmes de symptômes et de comportements dits pathologiques.
Il nous faut donc revoir la série causale qui part de cette souffrance psychique initiale, le plus souvent infantile, et qui aboutit en fin de parcours à la genèse de structures sémio-narratives, c’est-à-dire de systèmes de pensée, de systèmes de croyance ou de systèmes de comportements, que ceux-ci soient collectifs (pratiques rituelles ou cultuelles) ou individuels (stéréotypies et rituels comportementaux), en passant par des constructions intellectuelles ou conceptuelles qui ont toute l’apparence de la rationalité, comme les théories scientifiques.
Chaque mode de pensée représente donc une étape dans un processus mental qui peut être théorisé comme un parcours de transformation, de métabolisation ou de digestion d’une réalité impensable à laquelle l’être humain s’est heurté dès les premiers moments de sa vie ( la mort subite, la violence, l’abandon affectif, le viol, la jalousie ou la haine parentale, etc…), sans pouvoir la localiser, c’est-à-dire lui trouver une explication spatiotemporelle et causale. Ce parcours s’établit comme suit :
attente innée déçue
impossible à localiser
généralisée (problématisée)
re-localisée
(projetée, déplacée)
diabolisation / sacralisation
A chaque étape de ce processus complexe intervient une structure qui semble différente (le groupe INRC de Piaget à la 1e étape, le groupe de Klein de Lévi-Strauss à la 2e étape, et enfin le carré sémiotique de Greimas à la 3e étape), mais en fait ce sont là trois variantes ou trois applications du même schème général (le carré logique). On a en effet la séquence suivante :
vécu personnel traumatique
(local)
négativé et inversé (groupe INRC)
conceptualisation-généralisation-globalisation
(délocalisation)
ce groupe génère un opérateur binaire mythique ou idéologique
(qui met en opposition deux fonctions ou personnages)
(re-localisation)
qui va être lui-même couplé à un autre opérateur binaire
(qui met en opposition deux qualités ou propriétés)
groupe sémionarratif
Si on applique ce parcours qui est celui de la genèse des productions psychiques au cas particulier de la mère maltraitante, on a donc :
mère vécue comme méchante
groupe commutatif ou groupe de symétrie
(méchanceté / non-méchanceté / bonté / non-bonté)
opérateur binaire bonté / méchanceté
ré-incarné (re-localisé) dans l’opposition mythique fée / sorcière
couplé à l’opérateur binaire chromatique blonde / brune
carré sémio-narratif fée blonde / sorcière brune
On obtient là le processus de fabrication des préjugés comme « les hommes préfèrent les blondes » qui établissent un lien factice entre une couleur donnée et une personne ou une propriété ou qualité. On retrouve ce même procédé dans le mythe du méchant vêtu de noir, de l’innocent vêtu de blanc, ou dans la tradition ancienne d’habiller les bébés filles en rose et les garçons en bleu, dans la coutume d’associer le noir à la mort et au mal, et le blanc à la naissance et à la pureté, etc…Ce procédé est à la base de la construction de tous les mythes.
Si on remplace par exemple la mère méchante par une mère incestueuse, la construction ci-dessus donnera en fin de parcours le binôme mythique mère vierge / mère putain, qui dans la vie réelle se rencontre plutôt sous la forme d’une ambivalence comportementale bonne mère / mauvaise mère ( mère aimante / mère désirante, ou encore mère généreuse / mère demandeuse).
Ce même procédé de la mise en correspondance ou en opposition de deux opérateurs binaires est utilisé pour décrire scientifiquement ( sous la forme d’un rapport de proportionnalité ou d’une fonction y = f(x) certaines propriétés de la matière ou certains phénomènes naturels comme la dilatation d’une barre de métal à la chaleur, en mettant cette fois comme perturbation initiale (trauma) le chauffage du métal. Sans entrer dans les détails, on aura successivement la mise en place d’un opérateur quaternaire chauffer / ne pas chauffer / refroidir / ne pas refroidir, qui générera un opérateur binaire froid / chaud, lequel se combinera avec l’opérateur contraction / dilatation, ce dernier se décomposant lui-même en deux, selon deux dimensions spatiales qui sont la largeur et la longueur. Ce schème complexe mettra en correspondance ou en corrélation (fonction, proportion) deux paramètres physiques que sont d’une part la longueur / largeur de la barre (dont la somme doit rester constante pour préserver la loi de conservation de la masse) et d’autre part sa chaleur / froideur.
Nous voyons qu’ici il s’agit de décrire et de repérer une symétrie naturelle réelle, en la faisant entrer dans un schème pré-construit qui est uniquement et spécifiquement une construction du mental humain. Les rapports de corrélation ou de proportionnalité qui sont mis en place ici sont analogues sur le plan logique aux rapports métaphoriques ou symboliques mis en place dans les constructions sémionarratives comme celles des préjugés ou des traditions culturelles. Par exemple, dans la plupart des mythes humains, le ciel est à la spiritualité ce que la terre est à la trivialité, ou encore le soleil est au masculin ce que la lune est au féminin, ou encore les chiens sont aux chats ce que les amis sont aux ennemis, la douceur est à la féminité ce que la brutalité est à la virilité, etc…
Envisageons maintenant chaque étape de ce processus complexe qu’est la catégorisation du monde par l’esprit humain.
Les étapes de la catégorisation du monde
Au départ, la pensée primitive est une fonction adaptative, orientée vers l’action, faite pour résoudre des problèmes pratiques et concrets de la vie quotidienne, ici et maintenant. Elle a donc besoin de catégoriser ou de cartographier les événements et phénomènes du monde en apparence fortuits, en les organisant mentalement selon une dimension spatiale, temporelle, et causale, de façon à pouvoir en identifier l’origine ou la source, ceci afin de pouvoir soit les anticiper et s’en protéger, soit au contraire les reproduire intentionnellement. Il s’agit en quelque sorte de rendre la réalité prévisible et réversible, c’est-à-dire maîtrisable ou manipulable.
Pour pouvoir comprendre et agir sur les phénomènes naturels, il faut d’abord les localiser, en déterminer la source et l’origine. La spatialisation et la temporalisation du monde est donc la première étape de cette catégorisation de la réalité. Elle est mise en place chez le petit enfant, à partir de ses premières expériences de vie. Ce que nous appelons espace à trois dimensions (3D) est en réalité l’entrecroisement de trois axes sémantiques (c’est-à-dire la combinaison de trois opérateurs binaires) en un point auto ou égocentré, qui correspond anatomiquement au centre géométrique des 3 canaux semi-circulaires (vertical, horizontal et oblique) de l’oreille interne, chargés d’assurer l’équilibre physique du corps. C’est donc le corps propre du sujet qui sert ici de référentiel inertiel. Ces trois axes sémantiques, qui sont construits par le cerveau cognitif sur le même modèle que l’organe d’équilibration, et qui servent de coordonnées naturelles ou de boussole naturelle, c’est-à-dire de repérage pour s’orienter physiquement dans le monde sans s’y perdre sont : l’axe dessus / dessous (axe vertical), l’axe devant / derrière (axe antéro-postérieur ou longitudinal) et l’axe droite-gauche (axe latéral ou transversal), ces deux derniers composant ensemble l’axe horizontal. De ces trois axes sémantiques sera dérivé un autre axe sémantique qui est fondamental psychologiquement, l’axe ici / là-bas, dont sera dérivé l’axe proche / lointain, auquel se rattache la corrélation grandir=s’approcher / rapeticer=s’éloigner qui donne la perception ou la conscience du mouvement des choses ou des êtres par rapport à soi (de ce qui s’approche ou s’éloigne de soi).
Là-dessus va venir se greffer un axe sémantique temporel avant / après, qui est quant à lui centré sur l’instant présent vécu par le sujet, et dont sera dérivé un autre axe sémantique d’une importance extrême chez les humains ( c’est lui qui donnera notamment naissance par négation au concept d’infini ou d’éternité, mais aussi au concept de création ou de fin du monde ) qui est l’axe début / fin.
La construction de ces quatre dimensions spatiotemporelles à partir du centre qui est le Soi ou le Self de l’individu fait que celui-ci est centré sur son monde, sur son vécu « ici et maintenant », c’est-à-dire sur sa conscience de l’expérience actuelle, de ce que Rudolf Carnap appelle « le vécu élémentaire », expérience fondamentale et fondatrice sur laquelle il s’appuie cognitivement pour exister dans le monde et qui constitue son repère absolu ( l’invariant personnel, c’est-à-dire l’identité, la conservation de soi) par rapport à ce qui se passe autour, dans le monde, qui est mouvant, changeant, variable. Cette centration naturelle sur soi est par exemple non-construite chez le schizophrène par manque de repère parental fiable (la mère est à la fois là et pas là, présente physiquement, mais absente moralement, et l’enfant est perdu).
Enfin, une dernière catégorie, la causalité, c’est-à-dire l’axe sémantique cause / effet, qui est liée à la fois à la localisation ( besoin de désigner une source ou une origine des phénomènes) et à la temporalisation ( besoin d’établir une sériation causale à partir de la succession temporelle, ce qui amène à de nombreuses erreurs ) va venir se rajouter à tout cela, générant à son tour une autre catégorie psychique profondément ancrée dans la tradition culturelle, l’axe sémantique culpabilisation / catharsis, dont est dérivé le système profanation / sacralisation et diabolisation / divinisation, qui est une façon de localiser ou d’enfermer la cause ou la source d’un phénomène soit dans un individu (bouc émissaire / saint ou dieu) soit dans un groupe humain (exclu / élu) quand on ne la trouve pas dans les choses.
Pour comprendre comment se mettent en place ces différentes catégorisations de la réalité chez le petit enfant, il faut les observer dans leurs jeux ou dans leurs comportements.
Cela commence avec l’étape sensori-motrice, si bien décrite par Piaget. L’enfant manipule des objets, en modifie la forme à son gré, et aperçoit à travers ces gestes que la matière est le siège de phénomènes naturels de compensation, c’est-à-dire qu’elle reste invariante sous certaines lois de transformation (par ex. la pâte à modeler perd en épaisseur ce qu’elle gagne en longueur). Parallèlement, il prend peu à peu conscience que sa mère est elle aussi un objet invariant (et en même temps un sujet libre), qu’elle continue d’exister même quand elle n’est plus là dans son champ de vision. Cette conclusion logique est tirée par l’enfant du fait qu’elle revient toujours. Il s’opère donc une corrélation entre être-là et revenir, entre schème spatial (ici / là-bas) et schème temporel (maintenant / plus tard), mais aussi entre le schème affectif ou phorique joyeux / triste et le schème présence / absence.
A l’aide de ces différents schèmes logiques, l’enfant peut se construire intérieurement une structure sémionarrative (un récit) qui rend réversible la réalité douloureuse : « Si maman n’est pas là, c’est qu’elle est là-bas, et qu’elle va revenir ». On peut ainsi passer du « si » logique qui reste hypothétique et aléatoire (attente angoissée) au « quand » temporalisé qui est rassurant parce qu’il est cette fois dans la certitude (attente confiante). Du « si elle revient », on passe au « quand elle reviendra, je ne serai plus triste. »
On a donc deux schèmes binaires, le schème spatial ici / là-bas et le schème temporel partir / revenir, qui sont eux-mêmes issus de deux schèmes quaternaires
maman ici pas ici maman partir pas partir
(présence) (absence) (abandon) (rester)
pas là-bas là-bas pas revenir revenir
Ces deux schèmes réunis en un seul vont construire l’opérateur spatio-temporel qui est un carré logique ici / là-bas / maintenant / plus tard , qui va ensuite pouvoir s’appliquer à tous les objets du monde observable, et que l’enfant va mettre à l’épreuve à travers ses jeux : jeter / reprendre, cacher / retrouver, etc…
On voit donc que le déclencheur de la structuration espace-temps est la souffrance psychique de l’absence, celle de la figure d’attachement (Bowlby). C’est le désarroi ou la détresse de l’enfant perdu qui ne voit plus sa mère qui l’oblige à structurer son monde sur le mode espace-temps. C’est le vécu douloureux de la séparation ou de l’éloignement (qui contrarie l’instinct d’attachement) qui génère la mentalisation espace-temps comme solution défensive (contre l’angoisse de séparation ou d’abandon). Cela apparaît assez nettement par exemple dans le conte du petit poucet, qui est un conte typique d’abandon d’enfant par les parents. L’élément central du conte, ce sont les petits cailloux semés par le petit poucet, stratagème de retour possible à la maison. Toutes les épreuves intermédiaires (l’affrontement à l’ogre, etc) sont finalement de peu d’importance. L’essentiel pour les enfants, c’est qu’ils sachent qu’il existe quelque part un chez soi où on peut revenir un jour, un port d’attache. On peut s’aventurer dans le monde et affronter ses dangers, à condition de savoir qu’on peut toujours se remettre en sécurité quelque part, dans un lieu comme une maison, dans un là-bas qu’on a gardé dans sa mémoire et dans son cœur.
C’est exactement ce que dit John Bowlby quand il théorise l’instinct d’attachement. L’enfant s’éloigne petit à petit de plus en plus de sa mère, jusqu’à sortir un jour de son champ de vision, mais il ne peut le faire qu’à condition qu’il sache qu’elle sera toujours là pour lui, qu’il pourra toujours revenir vers elle quand les choses tourneront mal, c’est-à-dire à condition que sa mère soit « sécure » (rassurante et protectrice).
C’est donc la souffrance psychique (elle-même provoquée par la contrariété d’une attente innée, ici celle de l’attachement maternel protecteur) qui déclenche par réflexe défensif la catégorisation spatio-temporelle du monde, c’est-à-dire l’instauration de repères (petits cailloux) et de repaires (maison familiale). On touche du doigt ici tout le processus de genèse des structures mentales concrètes qui vont organiser la pensée du monde, générer les grandes Idées et les grandes croyances.
Plus tard, d’autres schèmes cognitifs de corrélation se mettent en place, par exemple ceux qui logicisent la relation de proportionnalité physique entre la taille apparente des objets et leur distance : « plus maman s’éloigne, plus elle apparaît petite », ou encore établissent un rapport entre deux phénomènes, entre deux présences : « quand papa est là, maman est moins gentille avec moi », etc…
Tous ces schèmes pratiques servent à l’enfant à établir des liens logiques, à se repérer et à s’orienter psychologiquement dans le monde, à ne pas être perdu, à ne pas sombrer dans le désarroi ou le désespoir. Il est donc fondamental au départ que les problèmes soient locaux (localisables) et non globaux. L’enfant n’a pas besoin de savoir à quoi sert une mère ou la mère en général. Il a besoin que sa mère soit là, ou de savoir quand elle va revenir, un point c’est tout. Tous les discours rationnels ou moralisateurs ne servent à rien.
Cela va changer à l’adolescence, où ce besoin de repérage spatiotemporel est moins pressant affectivement. L’individu peut se détacher de la réalité pour la penser intérieurement, tranquillement, en la décontextualisant, c’est-à-dire en la déspatiotemporisant, en la généralisant. C’est alors qu’entre en jeu la pensée abstraite, qui envisage la vie sous la forme de problèmes généraux à résoudre, que ceux-ci aient une formulation logique, mathématique, métaphysique ou philosophique.
Désormais, c’est la réversibilité opératoire des opérations logiques, et non plus la réversibilité spatio-temporelle des événements, qui va assurer la symétrisation ou la compensation de la réalité (le retour possible à la case départ). Cela marche bien quand il s’agit de décrire des réalités ou des phénomènes physiques (encore que la réversibilité soit un leurre en raison du principe d’entropie et de l’irréversibilité du temps), mais cela marche moins bien quand il s’agit de réalités psychologiques, et en particulier d’événements ou de comportements violents.
Il existe en effet dans la vie concrète de tous les jours des brisures de symétrie inattendues et imprévisibles qui ne sont pas compensables dans le réel et qui sont donc des impensables (par ex. la mort , le vieillissement, la violence, l’injustice, la pauvreté), et contre lesquels le cerveau va se mettre à fabriquer quantité de systèmes compensatoires imaginaires ou fictifs, c’est-à-dire des grandes Idées, des Idéaux, des Utopies. Ce sont les idées platoniciennes , abstractions à partir desquelles vont se construire tous les grands systèmes de pensée, les grandes solutions générales ( métaphysiques, idéologiques, religieuses, politiques…) aux problèmes qui ne se posent aux humains que lorsqu’ils ont réussi à décontextualiser leurs problèmes personnels en « problèmes de l’humanité », c’est-à-dire à l’adolescence, et souvent un peu plus tard.
Mais de nouveau, le besoin se fait sentir de re-localiser les problèmes et les solutions dans le monde matériel concret et actuel. Car pour pouvoir agir sur le monde, corriger la méchanceté, l’injustice, la pauvreté, la haine, il faut pouvoir la localiser quelque part, l’incarner dans des personnages, méchants, injustes, pauvres, généreux ou héroïques. Il faut pouvoir se raconter des histoires, rêver de mondes meilleurs, brosser des tableaux de lendemains qui chantent, de paradis perdus. Il ne suffit plus d’avoir de grandes Idées, il faut jouer ces idées dans des histoires, dans des récits, dans des mythes, dans des utopies, dans des fictions, dans des systèmes politiques ou religieux. Il faut incarner ces solutions générales (ex. de la « solution finale » des nazis), les mettre en acte dans des situations concrètes dans lesquelles les rôles ou les fonctions (monstres ou héros, réels ou fictifs) sont distribués dans des personnages. Les solutions vont alors être mises en scène, jouées comme au théâtre, relocalisées, réincarnées, recontextualisées.
Ces solutions ont une caractéristique qui passe inaperçue, c’est qu’elles sont marquées du sceau de la problématisation binaire qu’elles ont subie au passage, lors de l’abstraction décontextualisante ou délocalisante des souffrances infantiles. En retombant dans la vie concrète et pratique, la seule où une action humaine soit possible, elles ont perdu leur caractère unaire initial d’événement unique. Elles sont toutes couplées à leur contraire comme un double qui leur colle à la peau. Toutes les constructions culturelles vont donc se présenter désormais comme un registre ou un catalogue d’instructions ou de descriptions binaires (de bits narratifs ou comportementaux).
La re-localisation des grandes Idées dans des schémas narratifs concrets (qu’ils soient fictifs ou réels) transforme les structurations binaires théoriques en opérateurs binaires pratiques qui restent inaperçues et non-conscientisées.
Dès son plus jeune âge, l’enfant est plongé dans cet état de chose qu’est la catégorisation binaire culturelle du monde, qu’il prend pour une répartition réelle du monde en bons et méchants, bonne action et mauvaise action, échec et réussite, courage et lâcheté, etc…
L’enfant est formaté et conditionné pour penser en termes binaires. On appelle cela l’éducation (morale ou religieuse), mais ce n’est rien d’autre en réalité qu’un conditionnement défensif contre quelque chose dont on ne parle jamais à l’enfant : la violence et l’atrocité du monde. Tout le monde croit que cette discrimination est naturelle chez l’enfant. Personne ne s’aperçoit que cette vision binaire ou binoculaire du monde est une vision déformée de la réalité, qui est en réalité un processus défensif que la « culture » impose et transmet à chaque génération sans que jamais personne ne soit capable de remettre en cause ou d’interrompre cette transmission, faussement appelée « transmission des valeurs ».
Dans l’étape de la re-localisation, c’est donc la fonction sémionarrative qui entre en action, pour aboutir à la fois à ce qu’on appelle la culture, qui regroupe tout un corpus de textes religieux, ésotériques, mystiques ou philosophiques, de traditions et de pratiques culturelles et cultuelles, de rites et de rituels sociaux, mais aussi en même temps à la production des « tableaux » ou des « figures » pathologiques : le fou, le pervers, le psychopathe, le dépressif, le saint, la vierge, la putain, la mère parfaite, qui, chacun à leur façon, racontent tous la même histoire sous une version différente, c’est-à-dire représentent chacun une construction sémionarrative qui raconte de quoi souffrent les humains.
Cette origine commune à la culture et à la pathologie mentale ou comportementale est difficile à penser, et bien des erreurs de causalité ont été faites à ce propos. Le noyau commun est comme nous l’avons vu le schème de construction, mais aussi la fonction défensive.
Il est possible de résumer ce processus complexe dans une sorte d’arbre génératif des productions culturelles collectives et des productions pathologiques individuelles :
enfant contextualisation primaire groupe des
(localisation, manipulation) déplacements
ado décontextualisation groupe INRC
(abstraction, généralisation, logicisation) (Piaget)
adulte re-contextualisation sémio-narrative groupe de Klein
(les fonctions logiques sont jouées (Lévi-Strauss)
ou incarnées dans des personnages, carré sémiotique
les phénomènes dans des histoires) (Greimas)
comportementalisation-somatisation verbalisation narrative
(le problème est joué par l’individu ( le thème est mis en scène dans des
sous forme de comportements récits mythiques ou oniriques, des
paradoxaux ou absurdes) croyances, des idéologies, des utopies)
figures réelles archétypes, idéaux, modèles
(du fou, du pervers, du monstre…) figures mythologiques
stéréotypes comportementaux
Nous voyons qu’à chaque étape la même structure intervient, essentiellement sous deux formes différentes : la première est un carré logique qui met en opposition l’axe de négation et l’axe d’inversion. C’est le groupe de Klein. Celui-ci génère un opérateur binaire qui va être à son tour couplé à un autre opérateur binaire issu d’un autre groupe de Klein, pour former un carré logique d’un autre type, qui cette fois n’oppose plus les négatifs aux inverses, mais qui opposes entre eux deux axes sémantiques (c’est-à-dire deux opérateurs binaires) dont l’un est une propriété ou une qualité (paramètre physique), et l’autre une entité ( personne ou chose).
Prenons un exemple assez trivial, qui s’applique sur un mode analogue dans deux domaines différents qui sont souvent mis en corrélation : le domaine de la météorologie et celui de l’état phorique (humeur enjouée / déprimée). Le premier, dont la fonction est de fournir en pratique un opérateur binaire beau temps / mauvais temps ou ensoleillement / pluie, est structuré selon un opérateur binaire soi-disant scientifique, l’opérateur anticyclone / dépression, qui est construit par la combinaison des deux opérateurs binaires cyclone / anticyclone et pression / dépression (atmosphérique). C’est donc un paramètre physique (la pression) qui est mis en corrélation avec un phénomène physique (le temps qu’il fait).
Le second, qui est lui aussi un opérateur binaire prévisionnel de l’orage dysphorique, est structuré selon un opérateur binaire soi-disant scientifique, l’opérateur binaire euphorie / dépression, qui résulte de la combinaison de deux opérateurs binaires, l’un qui décrit l’état phorique (l’humeur) d’un individu, l’opérateur joyeux / triste, l’autre qui décrit l’évolution d’un paramètre psychique fondamental, la pression subie par cet individu, l’opérateur pression / dépression.
Il apparaît ainsi que toutes les opérations mentales de dé- ou re- contextualisation se font à l’aide d’une seule et même structure qui est une structure universelle de la pensée humaine, qui prend la forme du groupe des déplacements pour la première étape (contextualisation spatiotemporelle chez l’enfant), du groupe INRC pour la deuxième (construction des schèmes d’abstraction chez l’adolescent), et du groupe de Klein ou du carré sémiotique pour la troisième (construction des récits et des symptômes chez l’adulte).
On voit que le carré sémionarratif de la dernière phase agit à deux niveaux. Dans le récit (mythe, conte, film, roman) il organise des places et des fonctions logiques antagonistes ou antinomiques qui sont remplies par des personnages ou par des événements. Dans le symptôme psychosomatique ou le comportement pathologique, il organise et distribue des états psychiques paradoxaux ou contradictoires à l’intérieur même de chaque personne (d’où l’impression de personnalité double ou multiple).
La distribution des rôles du récit (dans des personnages différents) est remplacée ici par des changements de rôles, des métamorphoses ou des transformations de l’individu lui-même, qui sont des phénomènes de transitions de phase (changements d’état) à l’intérieur même de chaque psychisme individuel. Ces changements intérieurs du tout au tout se manifestent dans la vie par des phénomènes de bascule, de crise, de métamorphose, de conversion, de renversement, de transformation ou de transmutation, qui viennent singulièrement compliquer les choses, entraînant confusion et perplexité ( en raison de l’ambivalence, de la duplicité et de l’ambiguité apparentes des personnages que cela crée).
Dans la fiction narrative, les rôles sont distribués ou assignés clairement une fois pour toutes, alors que dans la vie réelle, le carré sémiotique crée à l’intérieur d’un seul et même individu des groupes commutatifs comportementaux qui se traduisent par des actes ou des comportements paradoxaux et inattendus. En plus de la systémique familiale et de son jeu complexe, il y a donc toute une systémique comportementale individuelle qui est à l’œuvre à l’intérieur de chacun, au sein duquel chaque individu se débat avec lui-même (c’est-à-dire les bifurcations, les conflits, les alternatives, les dichotomies, les choix binaires, les déchirures, les dilemmes etc…).
Pour rendre compte de ce phénomène intrapsychique, le récit narratif ou mythique, qui originairement distribue et répartit les rôles de façon fixe et définitive (comme on fixe les règles d’un jeu d’échec), est malgré tout obligé d’introduire en son sein et de mettre en scène ces phénomènes de métamorphose brusque, de permutation ou de transmutation subites, qui se produisent dans la vie réelle (crises ou accès de violence ou de démence, blocages intempestifs, retournements soudains…), parce qu’ils représentent bien souvent le problème à traiter, le traumatisme à résoudre ( l’instabilité comportementale, la versatilité, les changements d’humeur, les explosions de colère des parents).
Il existe ainsi une interaction réciproque entre les figures pathologiques rencontrées dans la vie réelle (le fou, le monstre, le sauveteur, le pervers, le gentil) et les figures mythologiques rencontrées dans les récits (l’ogre, la sorcière, le héros, la victime, le sauveur…). En effet, la folie et la violence ordinaire des humains inspire les personnages stéréotypés des récits, et réciproquement, ces archétypes narratifs et culturels construits par l’imaginaire collectif (qui reproduisent ou inversent les personnages réels) inspirent à leur tour l’imaginaire personnel qui fournit les éléments des rêves ou des fantasmes, des idéaux et des idéalisations (romantisme, angélisme, sadisme, satanisme…), des délires et des utopies. C’est pourquoi les fous se prennent pour Dieu ou pour Napoléon, pour Sade ou pour Satan.
La forme de violence la plus taboue socialement (et donc la plus censurée) étant la violence sexuelle exercée sur les enfants par les adultes, celle-ci n’apparaîtra jamais telle quelle ni dans les récits ni dans les symptômes, mais sous forme masquée pour qu’on ne puisse pas la reconnaître. Dans les récits, elle est le plus souvent inversée en son contraire (un fils séduit sa mère) ou déguisée sous la forme d’une prédation animale ( le loup représentant le prédateur sexuel masculin, le serpent le prédateur féminin) Dans le symptôme, la violence est cryptée ou codée sous forme de peurs sexuelles (étiquetées phobies) qui sont en apparence insensées (elles sont en réalité simplement déplacées, c’est-à-dire re-localisées), ou de relâchements paradoxaux comme l’énurésie ou la masturbation compulsive. Ces symptômes sont traités par les psy comme des phénomènes constitutionnels, ce qui évite de leur trouver une origine biographique (traumatique), de leur trouver un sens, c’est-à-dire un référent (une dénotation) dans la réalité.
Le sens de la vie, le sens du monde.
Le processus de dé- et de re- contextualisation est difficile à repérer comme tel. C’est lui qui est par exemple à l’origine de ce que Kant a appelé les antinomies de la raison pure, fausses questions métaphysiques sur l’infini spatial, causal ou temporel (éternité) qui découlent de la décontextualisation des phénomènes, de la problématisation des événements (processus de généralisation ou d’abstraction), qui résulte lui-même d’une désactivation ou neutralisation provisoire (mise en parenthèses) des structures mentales qui nous servent précisément à contextualiser et à localiser (à traiter localement) les problèmes pour pouvoir les résoudre concrètement dans notre vie de tous les jours.
La fausse question philosophique du « sens de la vie » est un exemple typique d’un événement ou d’un fait (la mort de mon frère Paul tel jour à telle heure) qui se transforme dans l’esprit humain en problème général ( l’absurdité de la vie) par dé-contextualisation, pour se re-contextualiser ensuite dans des solutions culturelles pratiques ou théoriques. Comme la question de la mort est insoluble par définition (et la question générale du sens de la vie aussi, par rebond), elle va être alors re-contextualisée sous forme de « solutions au problème de la mort » : rite funéraire ou de cérémonial funèbre (on « enterre » le mort à tel endroit, à tel moment, en croyant que cela a une importance pour lui), croyance ou récit mythique ( réincarnation, résurrection…). Mais le problème du sens de la vie reste en suspens pour ceux qui ne croient pas à toutes ces solutions collectives et culturelles de re-contextualisation. Du coup, ceux-là restent avec un sentiment d’absurdité de la vie qui semble insurmontable.
Il leur faut donc, pour retrouver la sérénité, pour ne plus penser ou ne plus « calculer » sans cesse à quoi sert leur vie, re-contextualiser le faux problème du sens de la vie, en se disant que le sens de la vie ne peut être que local (c’est-à-dire limité à « sa » propre vie) et jamais général. Seule ma vie peut avoir un sens pour moi, et elle en n’aura un que si je lui en donne un. La question générale du sens de la vie est un leurre : c’est une question qui vient d’une souffrance ponctuelle (événementielle). La vie n’a tout simplement pas besoin d’avoir un sens. Elle est à elle-même son propre sens.
C’est nous et uniquement nous qui donnons un sens à notre vie, par re-contextualisation, dans l’après coup d’un choc traumatique ou d’une souffrance qui nous a confrontés à l’absurdité comme problème général ou philosophique. Ce sens n’est valable que pour chacun de nous là où il est, au moment où il vit. Il n’y a pas de sens universel ou éternel, pas plus qu’il n’y a de valeurs absolues. Toute valeur vient d’une souffrance personnelle qui est inversée ou reproduite, c’est-à-dire d’un vécu douloureux. Par exemple celui qui est trés attaché à la valeur de liberté est quelqu’un qui a subi une forte emprise maternelle ou paternelle, celui qui aime ses enfants d’un amour fusionnel est quelqu’un qui a été haï ou rejeté par un de ses parents, etc…
Chacun croit que son sens des choses est partagé par tous. Or ce n’est pas le cas. Chacun a son système axiologique personnel, en fonction de ses premières expériences de vie. Le seul élément universel, c’est que tout système de sens ou système axiologique est binaire. Par exemple, le sens qu’a l’acte de pénétration sexuelle pour une femme qui a été violée dans son enfance est double : soit pénétration dans un sanctuaire (sacré), soit pénétration dans un cloaque (sali). Mais jamais cet acte ne pourra redevenir un acte neutre, léger, insouciant, non-connoté symboliquement, non chargé de valeur. L’acte sexuel est devenu une construction sémionarrative où se produisent des événements impromptus ou incongrus, des interruptions ou des blocages intempestifs, des fulgurations ou des précipitations, des violences impulsives et incontrôlables ou des incapacités tout aussi incontrôlables.
Les catégories spatiotemporelles
L’expérience de l’irréversibilité temporelle est catégorisée chez le petit enfant grâce à l’opérateur binaire début / fin, et sera donc exprimée sous la forme : « pourquoi c’est déjà fini ? » quand la chose lui plaît, ou « quand ça sera fini, maman ? » quand elle ne lui plaît pas. Une des expériences les plus douloureuses de cette irréversibilité temporelle est celle de la mort subite d’un proche aimé, mort qui est d’abord vécue par le petit enfant (3-4 ans) non pas comme un problème, mais comme un événement « mon papi Antoine est mort» ou « mon chien Loulou est mort ». Cette mort casuelle évoque chez l’enfant plus âgé (7-8 ans) le problème général de la mort (« pourquoi on doit mourir, maman ? »), qui est posé logiquement comme problème de la fin (« pourquoi les choses commencent et finissent ? »). Comme ce problème est sans réponse rationnelle, puisque la notion de début et de fin est une notion anthropomorphe (construite par l’esprit humain), qui n’a pas de sens à l’échelle cosmique, il va conduire à quantités de réponses métaphysiques ou religieuses possibles.
C’est ainsi que la problématisation de la finitude humaine va à son tour être re-contextualisée dans des réponses culturelles, des mises en scènes, des mises en situation précises et concrètes ( sous la forme de romans, pièces de théâtre, films, rêves nocturnes, symptômes psychosomatiques, maladies mentales, délires, mythes, contes, légendes, récits ou rites religieux…). Cette re-contextualisation ( à visée compensatoire et défensive) est effectuée par un opérateur mental quaternaire qu’on appelle « carré sémio-narratif », dont la structure est comme nous l’avons vu très proche de celle qui est à l’origine de la construction des catégories binaires spatio-temporelles primaires (« groupe des déplacements »).
Lors de cette re-contextualisation, le problème métaphysique général (ici celui de la mort) qui était issu de la dé-contextualisation d’un événement (transformé en problème humain) semble re-disparaître de nouveau : il n’apparaît plus dans la structure sémionarrative que sous forme de ses solutions, déployées au cours du récit (par exemple crucifixion et résurrection du Christ). Or, comme ces solutions sont toutes contradictoires entre elles, c’est-à-dire binaires (par ex. ici Dieu le père sacrifie son fils violemment pour sauver les humains de la violence), cela donne l’illusion d’une l’ambivalence constitutionnelle des personnages (Pierre, Judas) ou de la nature oscillatoire ou à bascule des événements. On ne reconnaît plus la problématique traitée (la mort), et encore moins l’événement initial vécu ( la mort accidentelle d’un enfant) qui lui a donné naissance : on ne voit plus qu’une histoire à dormir debout, dénuée de sens (qui est en fait une histoire donneuse de sens) où les personnages et les événements sont imprévisibles et incompréhensibles, que la culture appellera la Passion du Christ.
La relocalisation du problème général de la mort (ou de la finitude humaine) dans des mythes religieux se fait donc selon le dispositif suivant (carré sémiotique) :
partir ne pas partir mourir ne pas mourir
(rester ici) (finir) (rester vivant)
ne pas revenir revenir ne pas ressusciter ressusciter
(rester là-bas) (rester mort)
La solution « ne pas mourir » génère les constructions mythiques d’immortalité de l’âme, d’éternité, d’esprits des ancêtres, etc…La solution « retour d’entre les morts » génère les récits mythiques de résurrection, de réincarnation, de métempsychose, de revenants, de fantômes, etc…La solution « ne pas revenir » génère enfin tous les rites funéraires (superstitieux) d’ensevelissement ou de crémation, mais aussi le mythe hindou du nirvana qui met fin au cycle des réincarnations, dont l’équivalent occidental est le mythe du paradis et de l’enfer.
On voit que ces diverses solutions mythiques relocalisent chacune à leur façon le problème de la mort (qui n’a pas de solution rationnelle) dans des solutions culturelles mythiques qui sont des solutions matérielles spatio-temporelles, qui concernent notamment la destination du corps humain. Même l’éternité n’est que du temps porté à l’infini, elle n’est pas une abolition du temps. L’immortalité est une mort reportée à l’infini.
Mais il existe un autre contraire logique de mourir que ressusciter, qui est utilisé comme solution de compensation dans de nombreuses pratiques religieuses. Ressusciter est une solution d’annulation de la mort, qui consiste à dé-mourir ou à défaire la mort. L’autre contraire est une solution de répétition, qui consiste à traiter le mal par le mal, la mort par la mort. Ce contraire est agir la mort (pour ne pas la subir), donner la mort, c’est-à-dire tuer. La mort agie rituellement et volontairement compensant la mort subie passivement. Cet acte peut s’exercer soit sur soi-même (suicide), soit sur autrui (meurtre). C’est une solution anti-mort utilisée par diverses religions ou sectes, et notamment sous la forme du suicide collectif ou de l’immolation sacrificielle d’un bouc émissaire, d’un agneau pascal ou d’un enfant nouveau-né.
Le carré sémiotique correspondant est le suivant :
mourir ne pas mourir
ne pas tuer tuer
On remarquera au passage que cette même idéologie (tuer pour ne pas mourir) est utilisée par l’armée comme mot d’ordre justifiant et légalisant le meurtre collectif.
On notera également que dans le carré sémiotique qui construit le meurtre rituel religieux (dont une des variantes est le viol rituel, venant s’opposer de façon analogue au viol subi), l’une des solutions correspond au commandement « tu ne tueras point », c’est-à-dire à l’interdiction morale et légale du meurtre.
Comme toute construction culturelle, la religion est donc une construction binaire (ambivalente ou contradictoire) qui prescrit en même temps deux choses contraires : d’un côté elle prône l’interdit de tuer, de l’autre elle prescrit des rituels sacrificiels. D’un côté elle prescrit une abstinence sexuelle, de l’autre le viol rituel des enfants par les prêtres, voire l’inceste rituel.
Voici donc comment naissent de telles monstruosités culturelles, solutions désespérées opposables à la mort violente et à la violence sexuelle subies par les sociétés humaines.
Seule une science des contraires peut nous éclairer ainsi sur leur origine.
Pour prendre un autre exemple, une des pratiques culturelles actuelles consiste en films d’horreur « gore », en jeux vidéos où on se fait peur, ou encore en tenues vestimentaires destroy qui font peur aux autres, ce qui finalement n’est pas tellement différent des déguisements d’enfants ou des contes pour enfants qui les font frissonner de peur et qu’ils réclament sans cesse. « Se faire peur » (activement) est un des contraires logiques de « avoir peur » (passivement). C’est une façon de reprendre en mains la peur, de la maîtriser et de l’organiser pour ne plus en être esclave. Cette solution culturelle est construite sur le carré sémiotique suivant :
avoir peur ne pas avoir peur
ne pas faire peur faire peur
(aux autres ou à soi)
Parmi ces solutions qui consistent à se faire peur pour ne pas avoir peur, on trouve pêle-mêle le cauchemar, les sports à risques, etc…Parmi celles qui consistent à faire peur aux autres, il y a la dictature, la méchanceté, le père fouettard, les menaces, le chantage au suicide, la culpabilisation systématique, etc…
Le carré logique, super-catégorie de la pensée
Il semble donc que ce soit le même dispositif ou outil mental (le carré sémiotique) qui serve à la fois à catégoriser spatialement, temporellement et causalement le monde dès les premiers pas de l’approche cognitive de la réalité (chez le petit enfant) et à le re-contextualiser par la suite (à l’âge adulte) dans des constructions culturelles ou pathologiques, après qu’il ait été dé-contextualisé par la pensée abstraite ou théorique de l’adolescent (à l’aide de la même structure).
Homo sapiens se laisse ainsi leurrer par ses propres constructions, par ces Idées abstraites qui semblent le guider (les idées régulatrices de la raison pure de Kant) et dont il oublie qu’il est lui-même l’auteur. Il semble donc être victime de sa pensée abstraite décontextualisante (capacité de prise de recul, de mise à distance du monde pour le penser) qui est en réalité une capacité défensive de se protéger de la réalité dans ce qu’elle a d’atroce et d’impensable. Pour sortir de cet enfermement de protection dans un pensée abstraite qui tourne en rond, et revenir vers le monde et sa réalité, il est obligé de faire un travail mental qui consiste à re-contextualiser (re-localiser) les problèmes généraux dans des récits ou des histoires qu’il se raconte (mythes, idéalisations, utopies, croyances, rites, pratiques sociales…) qui le ramènent à l’action pratique et concrète sur le monde.
Mais en cours de route, il a perdu définitivement sa spontanéité et sa naïveté, son approche naturelle ou instinctuelle du monde. Il revient vers le monde et sa réalité avec un filtre cognitif, avec des verres déformants, avec des lunettes binarisantes qui lui font voir le monde comme un ensemble de couples d’opposés. Son action de re-contextualisation des problèmes sous forme de solutions pratiques s’accompagne d’une mentalisation intérieure de mots d’ordre (« aimez-vous les uns les autres! » ou « tuez les tous jusqu’au dernier ! ») qui l’empêchent d’écouter son propre for intérieur, sa propre conscience morale, sa petite voix intérieure…Sa spontanéité naturelle est maintenant parasitée sans cesse par des messages culturels dont il ne comprend pas vraiment le sens, la fonction, ni l’origine.
Par exemple, constatant qu’il ne peut rien au problème général de la mort, il va revenir à des solutions de soins : s’il ne peut rien faire contre la mort, il peut au moins empêcher des petits africains de mourir ici et maintenant. Mais cette attitude n’est pas naturelle, elle a une origine mythologique ou idéologique (utopique). Il se raconte une histoire d’enfant africain en détresse dont il sera le héros et le sauveur.
Cette re-contextualisation (re-localisation) a une autre conséquence grave qui est d’enfermer les problèmes (généraux) ou les solutions (culturelles) dans un seul personnage, c’est-à-dire de personnifier le bien et le mal, de diaboliser ou de sacraliser les personnes et les actes, de créer des phénomènes de bouc émissaire (lynchage, sacrifice) et de divinisation (culte, adoration), de totems et de tabous, d’interdits et d’obligations, qui perturbent la vie pulsionnelle naturelle en y introduisant des directives, des injonctions, des disjonctions, des impératifs, des impossibilités et des incapacités. Que ces mots d’ordre soient véhiculés par des systèmes éthiques, religieux, juridiques, ou mythiques ne change rien : ils ne font qu’occulter ou même aggraver le problème de la violence au lieu de le résoudre.
A l’échelle de la collectivité, il y a deux conséquences néfastes (car extrêmement réductrices et simplificatrices) de cette re-localisation des problèmes. La première est le système culturel de la culpabilisation (morale ou religieuse) qui repose sur l’opérateur binaire coupable / innocent, dans lequel il s’agit ici de localiser la source du mal dans quelqu’un, à défaut de remède général. La seconde est le réductionnisme scientifique, qui se présente tantôt sous forme d’une hypothèse localiste (basée sur l’opérateur binaire local / global) qui prétend localiser spatialement la cause des phénomènes généraux : théorie des localisations cérébrales en neuroscience, théorie des loci chromosomiques en génétique, théorie des récepteurs synaptiques en psychiatrie, théorie topologique ou catastrophiste en sémiotique, etc… ou encore sous forme de théorie historiciste qui prétend attribuer l’origine des choses à un événement unique et isolé, c’est-à-dire localise temporellement l’origine d’un phénomène global comme celui de la violence humaine ou de l’énergie physique. C’est le cas de la théorie freudienne du meurtre collectif du père par la horde primitive, de la théorie girardienne du lynchage historique d’un bouc émissaire, de la théorie biblique du péché originel, de la théorie cosmologique du big bang, etc….
Toutes ces erreurs théoriques sont en fait des mythes de re-localisation de phénomènes qui, après avoir été problématisés, ne trouvent pas de solution globale, et viennent donc se réinsérer dans des histoires locales où ils peuvent trouver un sens, même si ce sens est faux.
La culpabilisation, qui consiste à localiser dans une personne réelle la cause ou la source d’un phénomène ou d’un processus (en l’occurrence la violence humaine) dont la cause est inconnue parce que trop complexe, est à l’origine du phénomène social de bouc émissaire (désignation d’un coupable qui doit payer pour les autres et être sacrifié), mais aussi de toutes les formes de racisme, d’intolérance ou d’exclusion. On re-localise le problème général de la violence dans un être humain, tout comme on re-localise le problème de la mort dans une tombe, mais cela ne résout rien du tout. Aucun être humain n’est coupable à lui seul du phénomène violent, de même qu’aucune sépulture sacrée ne résout le problème de la mort. La société condamne un individu, mais en réalité c’est l’acte ou le comportement qui est condamnable.
Quant au deuxième phénomène, le réductionnisme ou hypothèse localiste, il est d’actualité, car la science actuelle se trouve plantée devant une bifurcation localiste / globaliste qui se pose aussi bien en physique qu’en sciences humaines. Jean Petitot, dans Morphogenèse du sens et dans d’autres textes, défend l’idée que le carré sémio-narratif qui structure toutes les productions culturelles est une structure topologique, et non une structure logique. Or, nous savons (et cela a été brillamment confirmé par Propp) que toute production sémio-narrative, qu’elle soit un conte, un mythe ou un symptôme clinique, a une fonction de réparation d’un méfait, de compensation d’un trauma, c’est-à-dire d’une agression initiale infantile (vol symbolique, viol). Or, la compensation est un processus logique, qui n’est pas descriptible par un modèle topologique (par un système de places).
La géométrisation ou la topologisation du carré sémiotique n’est elle-même qu’une tentative culturelle de re-localisation spatiotemporelle d’une structure logique qui est en réalité transcendantale, c’est-à-dire atemporelle et inlocalisable. La géométrie et la topologie ne peuvent pas modéliser scientifiquement le carré sémiotique, pour la simple raison qu’elles sont elles-mêmes des constructions sémiotiques culturelles ( fondées sur des opérateurs binaires comme connexe / non-connexe, etc…). Elles en peuvent que le représenter, le réifier sous forme d’une structure palpable ou tangible.
Cet acharnement à topologiser le carré sémiotique, c’est-à-dire à le voir comme un système de places en interaction ou en compétition réciproques, débouche sur une mésinterprétation théorique du carré sémiotique comme structure qui met en présence deux êtres antagonistes de chair et d’os. Comme les contes et les mythes ont pour fonction de re-contextualiser ce problème de la violence en le localisant dans des personnages et des événements, en l’enfermant dans des récits et des histoires, la difficulté théorique est de ne pas se laisser prendre au piège de leur interprétation en y voyant un simple jeu de places disponibles dans un système qui ne sert à rien (c’est-à-dire qui n’a pas d’événement initial déclencheur réel).
Le carré sémiotique n’est pas un jeu d’échecs. Il ne sert pas à rien. Il sert à réparer une injustice. Or, cet acte de réparation passe par un processus logique de compensation ou de rééquilibration, qui fait appel aux notions d’équivalence, de contrepoids, de permutation, d’annulation, d’inversion et de reproduction à l’identique, toutes notions qui sont des notions logiques, comme l’a abondamment montré Piaget dans ses ouvrages (groupe INRC). La structure qui sert à produire des systèmes de compensation est une structure mathématique de groupe abélien (comme le dit Petitot lui-même), c’est-à-dire un groupe commutatif ou groupe de symétrie au sein duquel toute asymétrie initiale vient s’amortir, toute brisure de symétrie (comme un acte violent, un vol ou un viol) vient se résorber.
La théorie des catastrophes ne peut donc décrire que les phénomènes critiques de transition de phases entre les différentes positions du carré sémiotique, c’est-à-dire les changements d’état ou de rôle de l’individu dans le récit (métamorphoses) ou dans la vie réelle (« crises » ou « accès »), mais elle est incapable de fournir une explication sur la signification de ces rôles ou de ces fonctions mis en place dans le récit ou dans la construction narrative, car cette signification n’est pas de pure position contrairement à ce que dit Lévi-Strauss. Leur interprétation topologique ne peut donc aboutir qu’à une compréhension de surface, purement factice. Les places ne sont qu’en apparence en compétition les unes avec les autres, ou réciproquement compensatoires. Chaque place ou position du carré sémiotique est compensatoire, chacune à sa façon, d’une perturbation extérieure au récit, d’un événement qui n’est jamais énoncé dans celui-ci sauf par allusion ou par évocation, un événement que le récit sert justement à occulter et à ne pas dire (c’est pourquoi le message est crypté ou codé).
La re-contextualisation topologique du carré sémiotique participe à cette occultation du thème véritable dont parle le récit, en prétendant avec Lévi-Strauss qu’il n’y a pas de sens caché à chercher, que tout le sens est donné par le jeu d’interaction réciproque des places, des rôles, des fonctions et des positions. L’interprétation topologique est dupe de la fixation des bons et des méchants dans des rôles ou des personnages. Le passage d’un bon à un mauvais n’est pas un passage spatial d’une place ou d’une position à une autre, mais une bascule ou un saut quantique d’une solution logique à une autre qui en est le contraire. Cette solution symbolise et représente un positionnement dans la vie entre la solution de bonté (indulgence, oubli, pardon…) et la solution de méchanceté (vengeance, rancune, rancœur, colère, revanche, etc…). Ce positionnement n’est pas un pur jeu gratuit. Il est requis par l’affrontement à la violence à laquelle tous les humains sont confrontés.
Comme Lévi-Strauss avec sa formule canonique, Greimas se laisse prendre au piège de sa propre construction qu’il traite en modèle universel, en réifiant au passage l’opposition Sujet / anti-Sujet. En y regardant de plus près, on s’aperçoit que son carré sémio-narratif n’est lui-même qu’une représentation personnelle de ce qu’il tente de décrire, à savoir d’une structure transcendante qui est à jamais informulable telle quelle, qui n’est connaissable que dans ses applications, dans ses réalisations concrètes, c’est-à-dire dans les multiples mythologies ou idéologies personnelles ou culturelles.
Le carré sémiotique de Greimas constitue en quelque sorte la représentation graphique d’une structure formelle qui est irreprésentable, dont la représentation graphique trahit la vérité ou la réalité. Cette structure est définitivement irreprésentable pour la simple raison qu’elle comporte deux négations, et que la négation de quelque chose (d’un être, d’un comportement, d’une chose), c’est-à-dire le fait de ne pas faire ou de ne pas être ne peut pas avoir le statut logique d’un acte, d’un événement ou d’une chose. Le résultat de l’opération de négation n’est jamais une chose, mais on ne peut pas non plus l’appeler une non-chose. C’est un simple point (virtuel) non localisable dans l’espace-temps, ou encore ce qu’on appelle en mathématiques une singularité, qui est aussi virtuel que le passage (seuil, limite) de l’état solide à l’état liquide, ou de l’état activé à l’état inhibé pour le neurone.
Si donc on enlève le couple de négatifs qui sont irreprésentables, il ne reste alors plus qu’un opérateur binaire, constitué des deux contraires inverses. C’est pourquoi tout carré sémiotique est un générateur d’opérateurs binaires pratiques, qui incluent comme condition implicite la négation de chaque terme pour passer à l’autre (théorème de Bolzano).
Ce qui est paradoxal, c’est que c’est précisément la fonction de négation qui est primordiale psychologiquement comme fonction de défense contre le réel (la violence), alors que c’est elle qui n’apparaît pas. On croit toujours être confronté à des choix binaires, à des alternatives ou à des dichotomies (le ou bien / ou bien de Kierkegaarde) et on oublie la solution ni l’un ni l’autre, c’est-à-dire le couple de négatifs.
C’est pourquoi la formulation du carré logique la plus proche possible de la vérité me semble être celle d’Aristote, qui est la reconstitution du carré logique générateur de l’opérateur binaire tout / rien :
tout pas tout
(plein, comblé) (beaucoup)
pas rien rien
(un peu) (néant, vide)
C’est la négation des contraires polaires qui fait apparaître la possibilité d’un juste milieu oscillant entre trop et pas assez, entre beaucoup et un peu, c’est-à-dire la possibilité d’un quantificateur, et par la suite d’une régulation et d’une modulation.
Il en est de même avec l’opérateur binaire oui / non, extrêmement présent en pathologie mentale, qui est l’équivalent d’un opérateur on / off ou ouvert / fermé. Si on reconstitue le carré sémiotique qui l’a généré, on trouve qu’il a pour origine un refus maternel vécu par l’enfant comme un rejet, comme une privation d’amour. C’est le non ! rageur et furieux de la mère en colère qui est à l’origine de la capacité à dire oui, c’est-à-dire à s’ouvrir aux autres, mais cette capacité est pathologique, excessive, et ressemble fort à une incapacité à dire non ou à refuser d’aider, etc…
non pas non je suis contre je ne suis pas contre
(peut-être) (pourquoi pas ?)
pas oui oui je ne suis pas pour je suis pour
(sans doute pas) (sûrement pas)
La catégorie modale du possible (le peut-être et le pourquoi pas) qui est si importante en psychologie, naît ainsi de la négation (ni oui ni non) qui permet de sortir de l’opposition binaire oui / non, construite contre le refus systématique subi, tout comme le juste milieu (la modération, le non-excès, la sagesse, la sérénité) naît de la négation de l’opposition binaire tout / rien, construite elle aussi en défense contre le « rien » reçu d’autrui, c’est-à-dire contre la privation affective.
Enfin, la temporalisation du même carré sémiotique donnera le résultat suivant :
jamais pas jamais
(parfois)
pas toujours toujours
(souvent)
Ce dernier génère l’espoir et l’attente, deux catégories psychologiquement essentielles également, qui naissent elles aussi de la négation et de la sortie de l’opposition binaire jamais / toujours, construite contre l’interdiction parentale absolue (tabou, interdit) qui s’exprime le plus souvent par un jamais ! (tu n’auras ça) rageur et violent.
Ici et maintenant
L’équivalent temporel de l’opérateur binaire spatial ici / là-bas (égocentré), qui est l’opérateur mental de mobilité, de propension vers l’ailleurs, vers le monde, vers l’avant, est l’opérateur binaire maintenant / plus tard qui est l’opérateur de projection dans l’avenir (projet). Ces deux opérateurs binaires primordiaux viennent conceptualiser après coup l’attitude psychologique naturelle de l’être humain qui consiste à partir à la découverte du monde, à aller vers les autres, et à construire des projets.
Cette polarité psychologique naturelle (dirigée vers le futur et vers le devant) est doublée d’une polarité corporelle, elle aussi naturelle, qui se fait dans les trois dimensions de l’espace :
1. la tendance naturelle à aller physiquement vers le bas (chute), due à la pesanteur
2. la tendance naturelle vers la droite due à la latéralisation (dextérité)
3. la tendance naturelle vers l’avant due à la locomotion (marche)
L’expérience temporelle est elle aussi polarisée irrémédiablement vers le futur (flèche du temps, irréversibilité des événements) et se traduit par exemple par le phénomène physique du vieillissement.
On a donc au total une polarité vers l’avant / vers le bas / vers la droite / vers le futur qui va servir de base pour construire, par inversion, les opérateurs binaires culturels et scientifiques qu’on appelle l’espace-temps :
– la propension à aller vers l’avant sera compensée par le retour en arrière, d’où sont construits les opérateurs binaires devant / derrière, avant / arrière, avancer / reculer, progresser / régresser, partir / revenir, etc…
– la propension à aller vers le bas sera compensée par l’ascension vers le haut, que cette ascension soit sociale (échelle sociale) mystique (extase), mythique (forces célestes opposées aux force chtoniennes), morale (hauteur), ou encore physique (voler ou planer), d’où les opérateurs binaires haut / bas, déchéance / élévation, soumission / soulèvement, etc
– la propension à prendre les choses avec la main droite sera compensée par la construction d’un opérateur binaire droite / gauche (politique, musique, code de la route, etc)
-la propension à aller vers l’avenir sera compensée par la capacité à aller vers le passé grâce au souvenir et à la mémoire, ce qui permettra de construire des opérateurs binaires passé / futur, anticiper / ressasser, espérer / regretter, etc
On voit donc que la catégorisation spatio-temporelle du monde se fait à partir du centre de gravité corporel de l’être humain, qu’elle est donc elle aussi une construction culturelle (conceptuelle) fabriquée à partir d’un vécu inchangeable lié à la condition corporelle de l’être humain. L’être humain vit son propre corps comme une prison, une contrainte permanente qu’il n’a pas choisie, et il est donc poussé à inventer un espace et un temps où il peut se projeter. Il crée mentalement l’idée d’un dehors de lui-même, qui par contrecoup donne en même temps un dedans. Un système binaire intérieur / extérieur dont est dérivé l’opérateur binaire d’individuation moi / autrui, construit sur le modèle :
moi non-moi
non-autre Autre
On voit ainsi que l’accès à l’autre (empathie, réciprocité, altruisme) se fait par annulation de l’égo-centration naturelle, par une sorte de dédoublement construit où le moi originel s’apparaît à lui-même comme Autre, en même temps que s’opère l’annulation de l’altérité d’Autrui. « Je » est un autre, et Autrui est moi (identité).
Conclusion
Toutes les productions culturelles, qu’elles soient normales ou pathologiques, individuelles ou collectives, philosophiques, religieuses, scientifiques, littéraires, ou autres, sont le résultat d’un processus de re-localisation ( dans un lieu, un personnage, un organe, un groupe humain, un objet, etc…) de vécus douloureux fondamentaux partagés par tous les humains, qui avaient été au préalable dé-localisés, c’est-à-dire sorties de leur contexte, pour être problématisés, généralisés et conceptualisés. Comme cette problématisation n’a pas apporté de solutions efficaces parce qu’on est là en présence de l’impensable, ces souffrances doivent être de nouveau ré-actualisées, réinjectées dans le réel, re-localisées dans des pratiques ou des croyances dont la binarité donnera un semblant d’équilibre par compensation réciproque.
En effet, lors de ce passage du local originel (événement traumatique infantile) au local culturel (scénario, rituel, fantasme, rêve), après un détour par le général culturel, la souffrance psychique subit un double changement qui va la rendre définitivement méconnaissable : elle se binarise et elle se déplace.
D’une part elle se binarise parce qu’elle est passée par la case généralisation (catégorisation binaire du monde), et qu’elle ne peut plus revenir à la case départ d’avant cette problématisation binaire, et d’autre part elle se déplace parce qu’elle ne peut plus s’exercer sur les personnages réels qui en sont les auteurs. Les vécus douloureux et toutes les émotions qui vont avec (peur, colère, haine, honte, culpabilité…) sont ainsi soumis à un vaste processus de déplacement ou de transfert, puisque après avoir été abstraits de leur contexte initial, ils viennent au final se re-localiser dans des entités, soit fictives (personnages des contes et des mythes) soit réelles (personnes de l’entourage) qui deviennent le support ou le lieu de leur représentation et de leur résolution.
Ce processus complexe de genèse des mythes ou des symptômes à partir d’une souffrance originelle, via une étape de conceptualisation binaire des choses, est très difficile à repérer. C’est ainsi par exemple que, à partir de la souffrance psychique vécue par des parents dont l’enfant meurt subitement, va naître la « question du mal » (dont la contrepartie construite est le Bien). Mais comme cette question n’a pas de réponse rationnelle, elle va se re-localiser (s’incarner) dans un bouc émissaire qui sera désigné comme coupable de tout le mal existant sur terre ( le Diable, le voisin, les arabes, etc…), et la solution (« finale ») sera d’éradiquer ou de sacrifier ce bouc émissaire. La contrepartie binaire de cette construction d’incarnation du Mal sera l’incarnation du Bien sous la forme d’un Dieu bon ou de tout autre être merveilleux ou idéalisé comme un Saint, un Héros, un Justicier ou un Chevalier au grand cœur.
Cette re-localisation sémio-narrative (dans des symptômes, des croyances ou des mythes) des problèmes métaphysiques humains, eux-mêmes issus d’une dé-localisation d’événements traumatiques (le plus souvent infantiles), est un processus parfaitement inconscient qui a des conséquences extrêmement difficiles à repérer et à apprécier. Elle prend en effet des formes extrêmement variées qui la rendent parfaitement méconnaissable comme telle. Elle peut prendre la forme d’une somatisation comme par exemple un mal d’estomac ( qui localise la souffrance psychique dans un organe précis, ce qui permet de poser la question : « où as-tu mal ? »), ou encore d’un fétichisme, d’une fixation, d’une phobie ou d’une obsession (qui focalisent le désir, la peur ou le dégoût sur un objet ou une partie du corps, ce qui permet de localiser dans l’ici et le maintenant la source de ces émotions d’origine traumatique ancienne).
Une autre forme en est la localisation du mal dans un individu ou un groupe humain, désigné comme bouc émissaire : c’est le racisme, l’intolérance, la jalousie, la haine, la violence.
Comme la problématisation se fait sur un mode binaire ( bien / mal, fort / faible, homme / femme, etc…) par l’intermédiaire du groupe INRC, la re-localisation va se faire elle aussi sur ce même mode binaire, à travers une structure de groupe (le carré sémiotique) qui est analogue à la précédente, ce qui aura pour conséquence que toutes les solutions culturelles seront réversibles en leur contraire, seront des entités à double face (dont le modèle est Janus).
Mais ce qu’il est extrêmement important de comprendre, c’est que en passant du carré logique INRC qui dé-localise au carré sémionarratif qui re-localise, l’entité binaire, d’alternative entre deux choix contraires, se transforme en combat entre deux ennemis antagonistes. En se ré-incarnant dans des personnages réels ou fictifs, la problématisation binaire du Bien et du Mal devient une lutte réelle entre ces personnages, lutte dont on se laisse croire que l’issue va régler définitivement la question, ce qui est un leurre.
S’il y a tant de conflits (duels, guerres, combats) dans le monde comme dans les contes ou les mythes, c’est qu’il y a une tendance chez l’être humain à re-localiser les catastrophes de bifurcation (c’est-à-dire les décisions intérieures d’état psychique, les choix d’attitudes ou de comportements ) en catastrophes de conflit ou de rivalité, c’est-à-dire en oppositions de personnes ou de groupes humains : « c’est lui ou moi ! », « qui n’est pas mon ami est mon ennemi ! ». Cette territorialisation de l’alternative ou du choix binaire sous la forme d’une lutte réelle entre un héros et un anti-héros ennemi ou adversaire ( transposition externe de la lutte intérieure entre les deux possibilités d’état être bon / être méchant ) a pour conséquence qu’on se laisse leurrer comme le fait Greimas par l’objet apparent du conflit appelé « objet de valeur » (qui peut être un territoire, une personne, un objet sacré ou magique, un trésor etc…). Cet objet semble être l’enjeu du conflit, alors que son véritable enjeu est la domination de l’autre (la méchanceté) ou la soumission à l’autre (la bonté) à travers la possession de l’objet.
La dichotomie logique, ressentie comme déchirure intérieure entre deux attitudes contraires (qui sont en fait deux solutions inverses, à savoir répéter ou inverser la blessure initiale) est souvent interprétée culturellement (par la religion ou la psychanalyse) comme un tiraillement en le bon moi et le mauvais moi (démon intérieur), c’est-à-dire là encore comme un affrontement ou une confrontation entre deux personnages (intérieurs cette fois) contraires ou ennemis.
Un des plus grands drames de l’espèce humaine se situe dans cette tendance qu’ont les humains de spatio-temporaliser systématiquement les problèmes et les solutions, par exemple en transformant les problèmes existentiels de reconnaissance de soi en problèmes de place (place à table ou en voiture, place dans la famille ou dans la fratrie, place dans la hiérarchie au travail, etc…), ou en transformant les problèmes de rivalité ethniques en problèmes de territoires, mais cette manie est donc défensive et secondaire, comme nous l’avons vu, ce qui fait qu’elle est très difficile à repérer, et encore plus à modifier..
Dans le domaine des théories scientifiques, cette manie consiste à re-localiser systématiquement (en géométrisant ou en topologisant) les phénomènes (les invariants, les structures, les organisations), ce qui rend impossible de remonter logiquement jusqu’à l’événement initial (la perturbation) qui les a générés, le seul qui puisse donner véritablement accès à sa fonction et à son explication.
La représentation du monde que se font les humains, ce que Rudolf Carnap appelait la « construction logique du monde », obéit donc à une procédure logique parfaitement définie, qu’il nous faut maintenant résumer. Elle part des vécus douloureux (et en particulier des premières expériences infantiles traumatiques) pour aboutir à la construction (par inversion de ces vécus) des Idées générales de Beauté, de Bonté, de Justice, de Bonheur, d’Amour, etc…(qu’on appelle idées platoniciennes par référence à la théorie (fausse) de la Caverne). Ces Idées ou Idéaux, qui sont binaires par construction (elles impliquent leur contraire comme condition) vont à leur tour être réincarnées par l’esprit humain dans des personnages réels ou mythiques, héroïques ou monstrueux, sauveurs ou destructeurs, saints ou diaboliques, ce qui aboutit en fin de compte à ce qu’on voit dans les journaux quotidiennement : culte de la personnalité, idôlatrie, fanatisme religieux ou sectaire, phénomènes de gourous, désignation de boucs émissaires à abattre, génocides, holocaustes ou guerres ethniques en tous genres.
Le fait que les idées générales (idéalisations, utopies, croyances) ne sont jamais rattachées à la souffrance psychique initiale qui les a engendrées nous fait croire que ces idées sont innées, qu’elles ont été mises en nous par un créateur, qu’il existe un paradis perdu ou un sauveur merveilleux quelque part dans le monde ou dans un ailleurs réel.
Or il n’y a pas de sauveur universel. Il n’y a que des hommes qui souffrent.
Tout phénomène quel qu’il soit est irréductible à sa localisation spatiale ou temporelle, tout simplement parce qu’il naît de la rencontre ( intersection de deux séries causales ) entre une dynamique et un substrat matériel. Cette rencontre n’est localisée nulle part, parce qu’elle est une intersection logique, comme l’intersection de deux ensembles. On peut seulement la représenter localement, mais il ne faut pas se laisser leurrer par cette représentation qui est toujours fausse, ce qui est beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît.
Ainsi localiser le bien dans un dieu et le mal dans un diable est une erreur, mais localiser le mal dans l’homme Noir et le bien dans l’homme Blanc est une erreur du même type, de même que localiser le bien dans un acte (charité) et le mal dans un autre (péché) ou de localiser le sacré dans un objet (calice) et le profane dans un autre (verre de vin), de localiser le bien dans l’amour (romantisme) et le mal dans le sexe (puritanisme) ou l’inverse, etc…
Toutes les prescriptions morales, religieuses ou sociales, les lois, les commandements, les traditions, les injonctions, les règles, les usages, sont des tentatives infructueuses de re-localiser dans quelque chose ou dans quelqu’un un problème général qui est in-localisable, le problème de la souffrance humaine, qu’il est donc impropre d’appeler la « question du mal », tout comme il est inadapté d’appeler la « question juive » ou la « question noire » le problème général de la tolérance ethnique.
Ce n’est donc ni dans la réunion des contraires (bouddhistes) ni dans leur dépassement (Hegel), ni dans la transgression des valeurs (Nietzsche, Sade, Freud) que peut se résoudre la pensée binaire (manichéenne) qui sépare l’âme du corps, le bon du mauvais, etc… C’est en cherchant ce qui a généré cette modalité de pensée que l’on pourra remonter jusqu’à la chose elle-même, dans l’état naturel où elle était avant que la pensée humaine ne la dissocie ainsi artificiellement en deux contraires opposés. Il ne s’agit donc pas de dépasser ni de transgresser, mais bien plutôt de régresser, de revenir à la source de la dissociation, pour retrouver la nature dans son état d’origine, avant que l’homme sépare et oppose les choses pour les penser.
Hegel n’a pas compris que la division du monde en couples d’opposés était le résultat d’une simple opération de l’esprit humain. Il pose le devenir comme solution de dépassement de l’opposition binaire être / néant. Mais ce faisant, il ne fait que construire un nouvel opérateur binaire devenir / ne pas devenir qui vient se combiner pour s’y opposer à l’opérateur binaire être / ne pas être.
La réunion de ces deux opérateurs binaires en un seul opérateur donne par simplification un nouvel opérateur binaire être / devenir, qui est l’équivalent d’un opérateur statique / dynamique ou ontique / génératif, constitutionnel / évolutif, structural / morphodynamique.
Si on reconstitue le carré sémiotique hégélien, cela donne :
être ne pas être
ne pas devenir devenir
L’être recouvre le concept d’authenticité et de vérité (de soi), de constitution, d’invariance, de solidité. Le ne pas être recouvre celui de néant, de vide, de paraître ou d’apparence, de faire-semblant, d’imposture, etc…Le devenir recouvre la notion de changement, d’évolution, de progression, de dynamique, de syntagmatique, d’historique, de diachronique, de fluidité, etc…Le non-devenir recouvre la notion de permanence, d’invariabilité, de constance, de rester soi-même, d’identité, de conformisme, de fixité ou de fixation, de fidélité, etc…
On voit donc que ce système oppose en fait deux types de théorie sur la réalité : celle qui voit le monde comme un ensemble de phénomènes dynamiques qui s’entrecroisent au hasard, un ensemble qui évolue, où les choses apparaissent et disparaissent, se transforment les unes dans les autres (Darwin), et celle qui voit le monde comme un ensemble statique d’éléments créés une fois pour toutes, qui s’arrangent et se combinent selon un ordre donné.
C’est d’ailleurs cet opérateur binaire hégélien (statique / dynamique ou ontique / génératif) qui sera utilisé par la science moderne au cours du XXe siècle pour décrire l’organisation de la matière (théorie des champs, théorie des systèmes dynamiques non-linéaires), la construction des langues ou des mythes (structuralisme, constructivisme), la formation des espèces animales (évolutionnisme, transformisme, morphogenèse). La science physique oubliera au passage que cette vision des choses (qui a donné notamment la dichotomie matière / énergie d’Einstein ou la dichotomie particule / onde de Louis De Broglie) est elle aussi une des modalités de la pensée binaire, purement anthropomorphe, dont le système binaire matière / antimatière de Paul Dirac est un autre exemple caractéristique.
Hegel ne fait donc lui aussi que reconstruire du binaire en croyant résoudre le problème de la pensée binaire. La vérité est qu’il n’existe aucun contraire dans la nature. La lune n’est pas le contraire du soleil, le jour n’est pas le contraire de la nuit, pas plus que pleurer est le contraire de rire, l’homme le contraire de la femme, l’amour le contraire de la haine, etc…
La notion de contraire est un concept anthropomorphe, un outil conceptuel qui nous permet de penser le monde au quotidien, d’agir en allant au plus simple et au plus direct. Le contraire est la seule différence qui soit en même temps identité, puisque chaque contraire est identique à son contraire, à une translation près (demi-rotation). C’est la seule différence qui ne soit pas quantitative ni qualitative, car c’est une différence logique, purement positionnelle et donc commutative (échangeable). Les contraires se déterminent réciproquement, ils sont complémentaires, mais ils sont aussi remplaçables l’un par l’autre et ils s’annulent ou se neutralisent l’un l’autre, ce qui en fait un outil de pensée remarquable, tout comme le bit informatique.
Sur les traces de Hegel et de son « devenir » comme solution de dépassement de l’opposition être /néant, Marx construira un système politique fondé sur le principe de la révolution historique (« lutte des classes » ou « matérialisme dialectique ») comme solution sensée faire sortir l’humanité de l’opposition binaire riche / pauvre, maître / esclave ou patronat / prolétariat. Mais lui non plus ne parviendra à aucun résultat, faute de remonter à la source du mal qui a généré cette opposition de classes. Il s’acharnera à vouloir dépasser une opposition binaire qui n’est que la trace d’une déchirure traumatique, sans essayer de comprendre la nature de cette souffrance. En réalité, le maître dominateur et tout-puissant, riche et méprisant, est toujours quelqu’un qui prend sa revanche sur la misère et le rabaissement qu’il a subis dans son enfance. Celui qui le perçoit comme le mal absolu (auquel il faut opposer un contre-pouvoir) se trompe, puisqu’il est lui-même un contre-pouvoir contre l’oppression exercée par la misère et de la pauvreté. Lutter contre les riches n’est pas lutter contre le clivage pauvres / riches, c’est-à-dire lutter contre la souffrance du pauvre. La lutte marxiste n’abolit pas la pauvreté : elle vise seulement à intervertir les rôles, à mettre le pauvre à la place du riche.
Sur la même erreur se sont opérées (sans aboutir non plus) deux autres tentatives assez proches, la tentative nietzschéenne de « transvaluation » des valeurs morales et la tentative sadienne de « transgression » des tabous sexuels. Sade et Nietzsche sont deux êtres blessés, que leur propre expérience personnelle a enragés contre les porteurs des soi-disant valeurs religieuses, les prêtres, lesquels prônent l’abstinence sexuelle tout en pratiquant en cachette la consommation sexuelle des enfants. Leur œuvre à chacun n’est qu’un déchaînement de colère antireligieuse, colère vengeresse qui se traduit par des imprécations antichrétiennes, poussant au blasphème et à la profanation, à la désacralisation et à la démystification.
Le problème, c’est que la transgression n’est jamais un acte libre. Transgresser les interdits et les tabous religieux ou moraux, c’est encore se laisser déterminer par eux, ne serait-ce que pour s’y opposer (en y épuisant ses forces). Se forcer à franchir un obstacle équivaut à reconnaître le bien fondé et la valeur de cet obstacle. Le libertin n’est donc pas libre. Il est déterminé par ce qu’il a à transgresser absolument. Seul est véritablement libre celui qui se moque des interdits comme de leur transgression, celui qui n’a d’autre règle de conduite que de se laisser guider par son envie du moment, par son impression ou son sentiment intérieur, sans être parasité par des désirs de revanche ou de réparation.
C’est ainsi que Nietzsche, sous l’emprise d’une torture intérieure, incite son lecteur à aller « par-delà le bien et le mal », dans une « transvaluation de toutes les valeurs » qui n’est qu’une transgression inefficace des injonctions ou prescriptions religieuses (en particulier celles du christianisme). Car quand on renverse quelque chose sans savoir à quoi servait cette chose, on retombe inévitablement dans la même chose : la révolution française libertaire de 1789 retombe dans la terreur et la dictature de 93, la révolution russe marxiste de 1917 retombe dans la dictature stalinienne (« dictature du prolétariat »), la transgression sadienne débouche sur la perversion ritualisée et le culte satanique, la transvaluation nietzschéenne sur le désespoir et le nihilisme, mais aussi sur le nazisme…
La seule chose à faire, ce n’est pas de dépasser l’opposition binaire, d’aller au-delà ou au-dessus, ni de « réunir les contraires » comme le font les bouddhistes, mais de revenir à la source de la dissociation des choses en deux contraires, de remonter à la souffrance initiale qui a engendré cette fissuration de la réalité. Revenir en-deçà du bien et du mal, en amont des systèmes de valeurs et de morale, pour enfin affronter la vérité, celle des atrocités naturelles ou humaines subies par les humains, qui sont à l’origine de la construction de tous ces systèmes binaires, atrocités qui sont reproduites par répétition inconsciente et non par une malignité perverse naturelle.
Le mal n’est pas inhérent au monde ni à l’humanité : c’est une maladie endémique à transmission interhumaine, et il doit être possible d’interrompre cette transmission, sans même se demander d’où cela vient-il.
Lorsqu’un médecin fait un diagnostic, il localise la source de la douleur pour pouvoir soigner et guérir. Mais il ne se demande jamais pourquoi untel est malade et pas tel autre, ni comment est né le virus de la grippe, parce qu’il n’y a pas de réponse à ces questions. Il en est de même dans le domaine de la souffrance psychique : on détecte et on circonscrit l’origine précise de la souffrance d’un patient donné dans son parcours de vie, mais il ne peut être question de rechercher une origine ou une source identifiable à la souffrance en général, car c’est la nature elle-même qui est violente et cruelle sans le vouloir et sans le savoir. Il existe bien entendu des comportements humains comme la violence physique ou sexuelle qui transmettent la souffrance psychique, mais elles ne sont qu’un élément dans la chaîne de contamination, sans en être la source unique. C’est cependant par la prévention et l’éradication de ces formes de violence humaine que l’on peut interrompre au moins en partie la transmission, comme cela a été fait pour de nombreuses maladies contagieuses.
Patrick Dupuis
août 2010