Les Gilets jaunes
Le Media : « Gilets jaunes : les visages d’une colère » / Mediapart : « Gilets jaunes : la colère des oubliés » / Le Point : « La colère des Gilets jaunes » / L’Opinion : « La colère des Gilets jaunes » / LCI : « Colère des Gilets jaunes : les vrais questions » / Site officiel du Mouvement des Gilets jaunes : « La France en colère » / Nicole Belloubet : « Je demande aux Gilets jaunes de passer de la colère à l’engagement. »
Il est facile de constater que c’est le mot « colère » qui revient le plus souvent dans les media et chez les politiques pour expliquer l’effervescence jaune, l’efflavescence. Une telle interprétation éloigne, me semble-t-il, l’événement du contexte dans lequel il se situe : un conflit sur la question de la parole elle-même.
Il faudrait rappeler ici la distinction établie par Aristote entre la parole (logos) et la voix (phonè) qui permet de différencier l’homme des autres animaux. Si la phonè par laquelle s’expriment le plaisir et la douleur – et la colère – est donnée à tous les animaux, le logos est l’apanage du genre humain et lui confère son « caractère éminemment politique ».
Ainsi, en inscrivant dans le registre de la colère les articulations sonores des Gilets jaunes comme le font nombre de commentateurs issus de la médiasphère ou de la cratosphère, on rejette ceux-là du côté de l’animalité ; on leur refuse la capacité d’articuler discursivement le grief qui les porte. Le pouvoir, d’ailleurs, s’est longtemps refusé à les entendre au prétexte qu’ils ne parlaient pas, au sens aristotélicien, mais produisaient du bruit. C’est là une erreur de discernement, responsable notamment du contretemps de la réaction des gouvernants, ce qui a permis l’inscription durable du mouvement dans le temps.
Les Gilets jaunes, d’autre part, éprouvaient beaucoup de difficultés à s’entendre entre eux pour désigner des représentants susceptibles de porter leur « parole » et récusaient, violemment parfois, ceux qui l’avaient été. Des interprétations ont été données de ce fonctionnement, qui ont pointé le caractère acéphale du mouvement. Acéphale certes, mais plus fondamentalement alogique, au sens de « privé de logos ». Par les élites politiques et médiatiques. Les représentants, éphémèrement désignés, se voyaient confisquer leur mandat de représentation, aussitôt celui-ci donné, parce que la base jaune, inconsciemment, pressentaient que la condition essentielle de la « discussion » n’était pas présente, les représentés n’étant pas (encore ?) considérés comme des êtres de parole. L’enjeu, pour les Gilets jaunes, est d’abord de se faire compter comme des êtres parlants, en bouleversant un ordre social qui ne les comprend pas, au double sens du verbe, en s’invitant sur une scène où on ne fait pas un compte avec eux.
Un autre ordre doit être institué, qui reconnaît aux Gilets jaunes le statut d’êtres parlants partageant les mêmes propriétés que les élites qui les leur nient. Une autre scène doit s’ouvrir avec un dispositif donnant à voir un partage égalitaire de la parole, qui oblitère le premier, et où les parties en conflit peuvent exposer leur mésentente. [1] Les Gilets jaunes qui ne sont « rien », selon le mot de l’entité jupitérienne, dans la mesure où ils ne sont pas (ou insuffisamment) pris en compte et répugnent à accepter la place de second rang qui leur est attribuée au sein de l’ordre social existant, sont donc des « sans-part », réalisent un geste élémentaire de politisation en s’identifiant au Tout. La couverture de « Marianne » (n° 1134) reprend la parole-devenant-discours des Gilets jaunes : « Nous sommes le peuple et nous ne nous tairons plus ». C’est ainsi que les Gilets jaunes, qui ne bénéficient d’aucune juste place au sein de l’édifice social existant, s’y inscrivent symboliquement et accèdent au logos, se posant en porte-parole de la société dans son ensemble. Nous avons là un conflit politique authentique, si nous suivons Rancière, qui manifeste une tension entre le corps social structuré au sein duquel chaque partie occupe sa place, et l’affirmation qu’« il y a une part des sans-part », qui vient ébranler ce dispositif, du fait de l’égalité de principe de tous les hommes en tant qu’êtres pourvus de la parole.
« La politique existe lorsque l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’institution d’une part des sans-part. »
Police et politique
Il convient ici de faire appel à une distinction essentielle dans la pensée de Rancière entre « politique » et « police ». Le deuxième terme, antagonique au premier, est à considérer dans un sens neutre et non péjoratif. Et non dans celui actualisé par exemple dans l’expression « Etat policier ». (C’est à ce sens, commun, que renvoient les propos de Luc Ferry sur « Radio classique » le 7/01 : il y recommandait à « la 4ème armée du monde » et aux policiers de faire usage de leurs armes en réponse à la violence des manifestants.) Ce que Rancière appelle « police » c’est « en son essence, la loi, généralement implicite, qui définit la part ou l’absence de part des parties. » ; c’est « un ordre (…) qui fait que telle activité est visible et que telle autre ne l’est pas, que telle parole est entendue comme du discours et telle autre comme du bruit. » Antagoniquement, la politique est une activité qui vient rompre l’ordre institué entre les parties d’une communauté et le reconfigurer. Notons en passant qu’on est loin de la pratique politicienne commune, même accomplie par celui qui naguère encore affichait le désir de s’en affranchir, qui s’apparente plus à une activité de police (au sens de Rancière). La politique authentique vient « inscrire du désordre dans l’ordre policier ». Lorsque les manifestants endossent leur vêtement réfléchissant pour se faire voir et se nomment « Gilets jaunes », ils se rangent dans cette partie des incomptés qui n’est alors identifiable à aucun groupe social et répondent à un mot qui sert à exposer un tort, celui qui est fait aux millions de Français qui ont de grosses difficultés à boucler leurs fins de mois ou qui n’y arrivent pas. L’énonciation de l’expression nominale « Gilets jaunes » ouvre un espace qui donne à voir ce qui jusqu’alors n’avait pas lieu d’être vu, et où ceux qui se nomment ainsi peuvent se compter. C’est en cela que le mouvement des Gilets jaunes apparaît comme un moment fondamentalement politique et non comme une parodie de révolution, ainsi que l’interprètent certains commentateurs citant le texte célèbre de Marx « Le 18 Brumaire de Louis Napolèon Bonaparte (1852) » : « (…) tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. (…) la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » Le Serment du jeu de Paume des Gilets jaunes serait, dans cette perspective, assimilable à une farce ! C’est une énonciation mimétique certes d’un événement historiquement considérable mais c’est aussi un événement de parole singulier, qui vient produire une instance et une capacité d’énonciation qui n’étaient pas jusqu’ici identifiables, opérant ainsi la transformation des Gilets jaunes en sujets politiques.
On peut se demander, cependant, si cette intrusion soudaine de la politique authentique va s’inscrire dans la durée. Le pouvoir, en effet, a fini par « discuter » avec les Gilets jaunes et satisfaire à certaines de leurs revendications, dont celle à l’origine de la protestation, à savoir l’augmentation de la taxe sur les carburants. Les gouvernants ont cédé un peu mais les Gilets jaunes ont continué leur mouvement, peut-être, me semble-t-il, parce que les premiers les ont privés du véritable objectif de leur protestation, qui serait la dimension universelle qui résonne dans leur demande particulière. Les Gilets jaunes éprouvent une certaine frustation car le pouvoir, en se contentant d’accéder à leur demande particulière oblitère le fait que celle-ci fonctionne comme une condensation métaphorique de l’opposition globale contre les gouvernants. Il s’agit là d’un geste de dépolitisation, qui marque le retour de l’ordre policier, lequel vient commencer de suturer le moment politique ouvert par l’insurrection jaune. La récupération du mouvement par les partis, extrêmes notamment, participe aussi de cette dépolitisation.
° °
°
Sur l’île de la Réunion
Qu’en est-il de la protestation jaune à la Réunion ? A-t-elle donné (donne-t-elle) lieu à politique ? Il s’est produit les mêmes phénomènes que dans l’Hexagone, l’identification des sans-part au Tout notamment, les Gilets jaunes de l’île devenant par un coup d’éclat énonciatif performatif le « peuple réunionnais ». Mais la manifestation populaire a produit une scène polémique spécifique donnant à voir une contradiction entre deux logiques, ce qui est le propre de la politique pour Rancière : l’égalité inscrite dans la devise de la République et l’exclusion dont le « peuple réunionnais » se sent victime, se traduisant surtout par un coût de la vie plus élevé. Un vœu d’égalité s’exprime donc, rappelé aux gouvernants depuis des décennies par le slogan « nou lé pa plis nou lé pa mwin », qui expose sa non réalité. Et, à chaque fois, la réponse est quasiment la même, à savoir la mise en place de dispositifs de lutte contre l’exclusion. La gestion de la crise des Gilets jaunes vérifie cette stratégie : il s’agit de déclarer dans un premier temps l’inclusion des exclus (tout le monde étant inclus, il n’y a plus de sans-part et s’abolit ainsi toute revendication de part pouvant mettre en péril l’ordre institué), puis de proposer des mesures spécifiques destinées à corriger ce qui ne va pas, ce qui n’est pas au niveau national. Une telle façon de procéder empêche l’exclusion de se symboliser, empêche l’ultramarin de se faire compter, donc le condamne à rester sans part propre. L’exclusion ne peut donc se construire polémiquement comme rapport de deux mondes hétérogènes pourtant unis dans une communauté litigieuse. En cela, c’est la politique qui est niée, si nous suivons Rancière :
« La politique n’est pas faite de rapports de pouvoir, elle est faite de rapports de mondes. »
Le danger de cette dépolitisation, qui empêche l’altérité de se symboliser, c’est le retour de la violence sous toutes ses formes dans nos sociétés. Ici et ailleurs.
[1] Mon analyse s’inspire des idées du philosophe Jacques Rancière exposées dans son ouvrage La Mésentente