Si les pères fondateurs de l’Europe pouvaient se manifester, que diraient-ils ? Nous accuseraient-ils de les avoir trahis ou s’accuseraient-ils eux-mêmes pour nous avoir mis sur de si mauvais rails ? Car c’est assez avant pousser le témoignage / Je m’y tiens et n’en veux, pour moi, pas davantage (Molière, Tartuffe) : la preuve est suffisamment faite que l’Europe des petits pas, l’Europe « fonctionnaliste » n’est pas seulement une impasse ; son impuissance fait de nous la risée du monde entier. Certes, les pères fondateurs pourraient faire valoir à bon droit que leurs successeurs ne les ont pas aidé, qu’une stratégie conçue pour six États (dont trois alors si semblables qu’on les confondait en une seule entité – le Bénélux) n’aurait pas dû être étendue sans examen à un nombre indéfini de pays (la Croatie deviendra le vingt-huitième membre de l’Union le 1er juillet prochain, et la Lettonie le dix-huitième membre de la zone euro le 1er janvier 2014). Quoi qu’il en soit, nous sommes arrivés au point où ce qui fut longtemps considéré comme un modèle est devenu un objet de dérision pour le monde et – plus inquiétant – de rancœur pour un nombre croissant d’Européens.
Pour s’en tenir à la France, une enquête du Pew Research Center citée dans The Economist (25 au 31 mai 2013) indique que le nombre de nos compatriotes ayant une opinion positive de l’Europe est passé en un an de 60 % à 41 %. Alors que les Français ont le sentiment que la politique économique de leur pays se fait de plus en plus à Bruxelles et à Francfort, comment n’incrimineraient-ils pas l’Europe face à la montée du chômage et du « précariat », pour reprendre un mot du sociologue Robert Castel, récemment disparu ?
La couverture de ce même numéro de The Economist se présente comme l’affiche d’un film dont le titre serait « The Sleepwalkers », le sous-titre « A euro disaster waiting to happen » et les accroches : « A snore of force », « Fifthy Shades of Grey, without the sex », « Non-stop inaction ». On aura beau dire que The Economist est un organe anglais, d’orientation libérale, pas favorable a priori à une union européenne allant au-delà d’une zone de libre-échange, force est de convenir que, ici, la satire fait mouche.
La guerre sino-européenne à propos des panneaux photovoltaïques est caractéristique de l’attitude de l’Union. La désindustrialisation est en effet un phénomène gravissime. Rappelons que les emplois industriels ont été divisés par deux, en France, entre 1975 et 2012, de 5 millions à 2,5 millions. S’il est vrai que les gains de productivité y sont pour quelque chose, il demeure incontestable que ces chiffres correspondent pour une grande part à la disparition de pans entiers de l’industrie nationale, puisque la logique de la mondialisation néolibérale tend à transférer la production vers les zones à bas coût en main d’œuvre. Au temps du « Marché commun », les industries des pays membres se faisaient bien concurrence, mais l’espace concerné était suffisamment homogène pour que celle-ci ait des effets positifs. N’en déplaise aux économistes orthodoxes, ce n’est plus du tout le cas lorsqu’on jette dans l’arène des pays dont le coût de la main d’œuvre est élevé et des pays dont la main d’œuvre est largement aussi qualifiée mais beaucoup moins coûteuse. Dans ce cas, pour préserver un savoir faire et une production nationale – ce qui correspond souvent à une nécessité stratégique –, il n’y a d’autre moyen que la protection. Il est admis que les pays neufs puissent se protéger pour favoriser la naissance d’une industrie nationale ; la logique veut que les vieux pays se protégent également pour empêcher la mort de leur industrie nationale.
Concernant le photovoltaïque, c’est en avril 2012 que les Etats-Unis ont commencé à augmenter les droits de douane sur les panneaux solaires chinois. L’Europe a attendu le mois de juin 2013 pour faire de même, en fixant d’ailleurs un tarif plus faible que celui décidé par les Américains. Comme d’habitude, hélas ! l’Europe a agi trop tard, trop peu et en démontrant une absence de cohésion qui fait le jeu de la partie adverse !
On ne saurait nier que la division de l’Europe ait des raisons objectives. Si le couple franco-allemand n’est plus que l’ombre de lui-même, cela ne tient pas à une absence d’affect entre M. Hollande et Mme Merkel mais tout simplement au fait que l’industrie allemande se maintient contrairement à celle de la France. Alors que la balance des paiements courants de la France est déficitaire depuis 2005, l’Allemagne caracole avec un excédent qui dépasse même, depuis 2009, celui de la Chine. L’excédent allemand se faisant en grande partie au détriment de la France, son principal partenaire commercial, on comprend mieux les raisons de leur divorce. Mais l’Allemagne est-elle pour autant un exemple à imiter ? Ses performances ont pour contrepartie la dégradation de son modèle social, avec la multiplication du temps partiel, des travailleurs pauvres et donc des inégalités en forte augmentation.
Dans une Europe qui demeure pour la plus grande part confédérale, l’hétérogénéité ne peut guère se réduire. Les pays membres présentant des intérêts divergents, on ne voit pas par quel miracle ils pourraient aboutir à des décisions communes qui soient mieux que des compromis boiteux : trop peu, trop tard ! La persistance de la concurrence fiscale, l’incapacité de lutter contre les paradis fiscaux (jusqu’ici, tout au moins, autrement qu’en paroles), l’impossibilité de parler d’une seule voix face à un concurrent aussi dangereux que la Chine, l’absence d’une politique du taux de change de l’euro, autant de signes d’une impuissance voulue – plus qu’elle n’est subie – par des États qui cherchent désespérément à préserver les spécificités qui les avantagent, refusant de voir que ces avantages ne cessent de se réduire et que la « désaffiliation » (autre mot de Robert Castel) d’un nombre de plus en plus élevés d’Européens, aggravée par une récession qui n’en finit pas de finir, conduit tout droit à la catastrophe.
11 juin 2013