Cela fait trente ans qu’au début de l’automne, à Limoges et dans sa région, se déroule un festival entièrement consacré à des œuvres, le plus souvent théâtrales, d’auteurs appartenant à la Francophonie (exceptionnellement français de l’hexagone). Cette année, sur dix-sept pièces inscrites au programme, cinq venaient du Québec, quatre de Belgique, trois du Congo-Brazzaville, trois autres d’Afghanistan, de Madagascar et de la Réunion. A quoi s’ajoutaient un En attendant Godot ainsi qu’un oratorio d’après Laurent Gaudé (l’auteur du Soleil des Scorta). Le festival prévoit également diverses rencontres, des prix, des lectures. C’est le cas par exemple pour deux pièces récompensées en 2013 par Etc Caraïbes (1) et l’association Beaumarchais : Cette guerre que nous n’avons pas faite de Gaël Octavia (2) et La Jupe de la rue Gît-le-Cœur de Jean-Durosier Desrivières (3).
À Limoges même, les spectacles se déroulent au Théâtre de l’Union (qui abrite un CDN), dans trois CCM (centres culturels municipaux), en tout dans une dizaine de lieux. Le public local n’étant pas très nombreux, les professionnels n’affluant pas comme ils le font en Avignon, les spectacles ne sont joués que deux ou trois fois, ce qui oblige celui qui voudrait tout voir à être présent pendant les dix jours du festival. De passage trop rapide à Limoges, nous n’avons pu assister qu’à quatre représentations : des spectacles sans décor, avec un minimum d’accessoires.
Yukonstyle
Yukonstyle est une œuvre de Sarah Berthiaume, jeune auteure québécoise adepte d’une écriture non conventionnelle, caractérisée par une succession de scènes brèves, le plus souvent introduites par l’un des quatre comédiens présents en permanence sur le plateau ; par exemple : « Garin aime Yuko d’un amour qu’elle ne soupçonne pas encore ». Le rythme très rapide, la progression dramatique, les caractères contrastés des personnages (au nombre de six), le langage pittoresque truffé de québecquismes : « les natives ne sont pas trustables » (= on ne peut faire confiance aux Indiens) (4), les dialogues souvent percutants (« – Et mon père ? – Il va mourir. Il va bien à part ça ») sont les ressorts de la réussite d’une pièce qui parvient à amuser et à émouvoir en même temps.
Comme Garin, nous voulons savoir qui était véritablement Goldie, sa mère disparue quand il était âgé de deux ans, et l’évocation de cette dernière – que la mort a transformée en corbeau aux yeux de Dad, le papa de Garin – est particulièrement réussie. Mais les autres personnages nous touchent aussi, fût-ce en nous agaçant comme la « fille habillée en poupée », descendue du car Greyhound à Whitehorse (Yukon), au risque de « se faire agresser par une bande d’hostie de natives », et recueillie par Yuko et Garin.
M’appelle Mohamed Ali
Dieudonné Niangouna est un auteur (et comédien) congolais déjà confirmé, qui fut l’un des artistes associés du festival d’Avignon l’année dernière. Il est présent à Limoges avec deux spectacles : en scène dans une création intitulée Le Kung Fu qui inclut des séances filmées avec des habitants de la ville ; en tant qu’auteur dans M’appelle Mohamed Ali, interprété par le comédien burkinabé Étienne Minoungou. Le texte donne la parole tour à tour à deux personnages : Mohamed Ali et un Africain prénommé Étienne, devenu comédien et qui s’identifie au boxeur (« nos personnages nous ont mangés »). Le personnage d’Étienne est souvent émouvant dans son désarroi d’artiste qui ne parvient pas à réussir dans un univers dur aux saltimbanques, ou quand, faisant parler sa mère, il évoque « le pays des hommes qui se lèvent tôt parce qu’ils portent le soleil sur leur tête pour aller réveiller le monde ».
La trajectoire de Cassius Clay devenu Mohamed Ali, son refus de faire la guerre au Vietnam (« Aucun Viet Cong ne m’a jamais traité de sale nègre »), son engagement au service de la cause des noirs américains, sont fidèlement rapportés (« mon combat est avant tout politique : donner le respect à la race noire ») et non sans éloquence. Ainsi dans la dénonciation de l’esclavage (« l’aliénation à la chicote et l’imposition du Christ et de sa misérable croix ») ou du racisme (« les vieux racistes seront contents de me voir perdre »). La condamnation, salutaire même si elle a été souvent entendue, des crimes perpétrés contre les Africains au nom d’une conception dévoyée de la « Civilisation », apparaît néanmoins trop unilatérale pour être vraiment convaincante. Après tout, l’esclavage était aussi une institution africaine et le comportement prédateur des élites politiques du « Continent » n’est pas en faveur d’une thèse divisant le monde entre méchants blancs et pauvres victimes noires. Les efforts d’Étienne Minoungou, qui se révèle ici un remarquable comédien (et qui entretient d’ailleurs une certaine ressemblance physique avec le boxeur rebelle), pour rendre le texte de Niangouna moins sermonneur ne parviennent pas tout à fait à dissimuler que l’auteur n’a pas suffisamment résisté à la tentation didactique, et ce au détriment du théâtre.
Nés poumon noir
Ce spectacle, contrairement au précédent n’est pas vraiment un seul en scène, puisque l’auteur-interprète, le slameur belge Mochelan, est accompagné par un musicien. Le festival de Limoges est ouvert à la danse et à la musique en même temps qu’au théâtre, même si elles y ont une moindre part. Nés poumon noir est curieusement rangé dans la catégorie théâtre sur le programme du festival, un choix qui a pu en dérouter plus un mais qui n’a visiblement pas dérangé les lycéens qui se pressaient à l’espace Noriac, une ancienne église transformée en salle de spectacle. L’affluence, comme l’enthousiasme avec lequel les jeunes spectateurs ont reçu ce morceau de music-hall, témoigne du décalage entre les attentes des générations. Peut-être aussi le pessimisme de Mochelan se trouve-t-il particulièrement en phase avec une certaine désespérance insufflée à la jeunesse d’aujourd’hui tant par la réalité de la crise que par les discours des adultes. Car le slameur « carolo » – c’est-à-dire habitant de la ville de Charleroi, en Belgique, ce « cimetière du désespoir de l’industrie lourde » – fait un tableau sans concession de la désindustrialisation et du chômage : « je m’affole quand je rentre dans l’agence ». Il décrit une jeunesse cabossée (« ma vie est un hématome »), qui peine à « s’insérer » (« ma place est prise par le plus fort ») et se réfugie dans les valeurs matérialistes (« acheter une belle caisse plus belle que son voisin / en foutre plein la vue à celui qui se croit plus malin »), sachant qu’elle n’a rien à attendre des institutions (« y a plus de scrupules chez les crapules que sur les sièges du Parlement »). Seul l’artiste a quelques chances de s’en sortir : « on commence par glander, on finit par penser »… « un karma positif pour un artiste prolifique ».
Le titre du spectacle, qui fait référence aux anciens mineurs du bassin de Charleroi et à leur silicose, est aussi celui du « tube » de Mochelan : « Nous sommes nés poumon noir / nous sommes des cheminées »… Quelques vidéos en noir et blanc, montrant des taches noires progressant sur des formes en résille évoquent sans nul doute ces poumons malades, tandis que de la fumée envahit périodiquement la scène. Du music hall, on vous dit, même si la fumée était à la mode, cette année, à Limoges, puisqu’elle a jailli dans deux autres des spectacles auxquels nous avons assisté.
Permafrost
Manuel Antonio Pereira est portugais. Il réside en Belgique et sa pièce, écrite en français, est produite par le Bottom Théâtre (basé à Tulle – Corrèze) et mise en scène par Marie-Pierre Bésanger. Au début, les sept comédiens sont présents sur la scène et attendent l’entrée des spectateurs. Une femme habillée de blanc – la seule qui conservera sa tenue jusqu’au bout et son rôle de narratrice presque jusqu’à la fin – se détache du groupe des comédiens et se met à parler d’un homme, solitaire et mystérieux, qui intrigue et fascine ceux qui l’aperçoivent. Puis, branle-bas de combat : tous les comédiens s’activent et installent sur le plateau un bric-à-brac d’objets métalliques – tuyaux, grilles, gentes de voitures, etc. – lesquels, une fois assemblés, figureront une machine. Désormais, en effet, l’action se déroulera presque constamment dans les locaux d’une usine, usine où l’homme mystérieux est chargé de la surveillance et la maintenance des machines, avec néanmoins un intermède, lorsque le héros mécanicien prendra femme « pour essayer la vie ». L’essai avortera bientôt, tant le personnage apparaît voué à la solitude. Néanmoins, sans qu’on comprenne très bien pourquoi, il acceptera in fine l’amour de la dame blanche : « Ce n’est que moi, oui, et ce sera moi jusqu’à la fin », lui dit-elle.
Entre-temps, le comportement étrange du héros aura nourri les spéculations de ses collègues de travail : « Est-il seulement l’enfant de quelqu’un ?… Il me fait peur à rester seul là, comme ça ». Ses supérieurs, le médecin du travail, se pencheront sur son cas, en particulier lorsqu’il se mettra à construire une machine inutile, purement ludique : est-ce de l’art brut ? qu’est-ce d’ailleurs que l’art ? La critique sociale s’immisce parfois dans les discours : les délocalisations liées à la mondialisation sont montrées du doigt et l’aliénation ouvrière est dénoncée. Il serait « sadique d’avoir donné à ces gens une conscience », selon l’un des cadres de l’usine ; quant au passionné de mécanique, il aurait trouvé la paix grâce à la discipline de l’usine : « Il était devenu enfin une certaine quantité ».
La pièce hésite entre plusieurs registres, plusieurs thématiques, son discours minimaliste a pour résultat que les sujets soient seulement effleurés, que les personnages demeurent jusqu’à la fin des figures abstraites. À cet égard, Permafrost évoque parfois le théâtre de Beckett mais d’un Beckett qui aurait perdu sa drôlerie et ne saurait s’empêcher de produire quelques réflexions sentencieuses sur l’état du monde. C’est ce minimalisme qui a séduit M.-P. Bésanger : il se traduit aussi bien dans le jeu des acteurs que dans le dispositif scénique (la machine, réduite à un empilement, n’en est pas vraiment une) et même dans l’éclairage parcimonieux. Elle pratique un théâtre contemporain, presque expérimental et qui fait appel à l’intellect plutôt qu’à la sensibilité du spectateur,… au risque de le perdre.
Le prix Sony Labou Tansi à 2h14 de David Paquet
Depuis 2003, le prix Sony Labou Tansi récompense la pièce d’un auteur francophone, élue par un jury de quelque six cents lycéens, soit, en 2014, vingt-et-une classes participantes dans des établissements en France, outremer (Guyane et Réunion) ou en Afrique. Ce prix, une initiative de l’Académie de Limoges, est décerné pendant le festival et la pièce est mise en espace par des lycéens. Cette année, le prix est allé à 2h14, une œuvre de l’auteur québécois David Paquet, qui met en scène six personnages : quatre adolescents, la mère de l’un d’eux et un professeur. La pièce a déjà été montée en France par la compagnie Le Bruit du frigo (mise en scène Dinaïg Stall) avec des marionnettes (voir photo). A Limoges douze lycéens ont pris en charge la lecture, dont un qui scandait les scènes à la batterie. Malgré les imperfections inhérentes à un exercice de ce genre (les interprètes n’avaient eu que deux jours pour répéter !), le public (dont nombre de lycéens qui ont montré une écoute remarquablement attentive) ne pouvait qu’adhérer au choix du jury, tant la pièce est apparue exemplaire autant par la rigueur de sa construction, qui nous conduit vers son dénouement inéluctable sans que nous l’ayons nécessairement deviné, que par la sincérité qui jaillit sans cesse des paroles des personnages, et enfin par l’émotion qu’elle communique aux spectateurs.
D. Paquet écrit un théâtre résolument moderne, mais dépourvu de tout pédantisme. Il traite les sujets les plus graves avec légèreté, ce qui ne l’empêche pas, bien au contraire, de toucher juste. Ses personnages sont des caricatures : la lycéenne en surpoids, le bon élève obsédé par un désir de sexe qu’il ne parvient pas à satisfaire, celui qui consomme un peu trop de substances prohibées, l’élève « terreur » des profs et de ses camarades, l’enseignante en pleine déprime. La maman se détache du lot parce qu’elle est d’emblée dans la tragédie, mais les autres ne sont pas moins vrais, en tout cas de vrais personnages de théâtre, un art où il convient de grossir le trait.
Quoi qu’il en soit, à l’issue de ce passage trop bref à Limoges, où nous n’avons pu avoir qu’un aperçu de la programmation du festival, c’est, paradoxalement, cette pièce, tout juste lue et par des lycéens qui n’étaient pas vraiment préparés pour cet exercice, qui nous aura le plus marqué.
(1) Ecritures théâtrales contemporaines en Caraïbes.
(2) Gaël Octavia, l’auteure de Congre et Homard, est d’origine martiniquaise. Cf. http://mondesfr.wpengine.com/espaces/periples-des-arts/apercus-sur-le-%C2%AB-off-%C2%BB-avignon-2011/
(3) J-D Desrivières, poète d’origine haïtienne, vit en Martinique. Cf. http://mondesfr.wpengine.com/blog/en-librairie/livres/jean-durosier-desrivieres-un-nouveau-poete-haitien/
http://mondesfr.wpengine.com/espaces/creolisations/desrivieres-poete-creole/
(4) Les quatre comédiens belges dirigés par Armel Roussel, réussissaient à paraître à peu près crédibles lorsqu’ils étaient contraints par le texte de parler joual.