Trois soirées parisiennes, trois pièces de théâtre totalement différentes, trois succès.
On ne sera jamais Alceste : une leçon de théâtre par trois Comédiens français
A tout seigneur tout honneur, comment commencer autrement que par cette pièce adaptée des cours donnés par Louis Jouvet au Conservatoire en 1939-1940 et jouée par trois comédiens de la troupe créée par un Molière dont on célèbre cette année le quatre-centième anniversaire de la naissance ? Lisa Guez (M.E.S.) et Alexandre Tran ont tiré de ces cours un spectacle à la fois enjoué et profond qui tourne autour de la manière de jouer la scène 1 de l’acte 1 du Misanthrope, dont on connaît au moins quelques distiques, comme celui-ci dans la bouche d’Alceste :
Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur
A quoi répond celui-là dans la bouche de Philinte :
La parfaite raison fuit toute extrémité
Et veut que l’on soit sage avec sobriété
Pour incarner cette belle démonstration de ce qu’il faut faire et d’abord de ce qu’il ne faut pas faire quand on joue la comédie (et Molière en particulier), ils sont trois sur scène, trois comédiens qui intervertissent leurs rôles, tantôt maître tantôt élève : Michel Vuillermoz qui tient le plus souvent le registre du professeur et avec une belle autorité, Didier Sandre et Gilles David, plus souvent élèves maladroits qui expriment leur gêne par de réjouissantes mimiques. La mise en scène est sobre comme il convient à un cours, avec peu d’accessoires d’ailleurs vite abandonnés. On n’a pas besoin de préciser que tout cela est fort bien joué. On pourrait éprouver une certaine lassitude à entendre éternellement les mêmes vers, mais c’est la règle du jeu et il serait trompeur de laisser croire que l’on finit par s’ennuyer. Car chaque répétition apporte une nouvelle correction, une nouvelle précision de la part de Jouvet parmi lesquelles on retiendra seulement celle-ci : l’acteur ne doit pas chercher d’abord à apporter ses sentiments au texte ; qu’il se contente de le dire et ce dernier parlera de lui-même : « En le disant simplement dans la clarté de la diction, tu te sentiras atteint par ce qu’il y a à l’intérieur du texte ». La clarté de la diction… est-ce encore ce qui importe de nos jours dans les cours des conservatoires ? On a du mal à le croire quand on voit tant de jeunes comédiens dire leurs textes sans se préoccuper d’être entendus !
Comédie française « Studio », du 24 mars au 8 mai 2022.
Martin Eden adaptée par Véronique Boutonnet
L’adaptation de Martin Eden par Véronique Boutonnet est « encapsulée » dans une évocation de la croisière dans les mers du Sud entreprise par Jack London et sa deuxième épouse Charmian sur leur ketch le Snark (« sarcasme »), croisière au cours de laquelle fut rédigé le roman. Les passages du monde réel du bateau au monde imaginaire du roman ne soulèvent aucune difficulté de compréhension. Les couples de Jack et Charmian d’un côté, Martin Eden et Ruth Morse de l’autre sont pourtant joués tous deux par les mêmes comédiens, Stéphane Daurat et Véronique Boutonnet, le premier parfait dans les colères d’Eden, la seconde constamment émouvante. Luca Lomazzi et Olivier Deville endossent de nombreux rôles : la famille de Ruth, l’équipage du Snark, les éditeurs véreux au début de la carrière littéraire de Martin, ses amis une fois la gloire venue ; ils jouent également des instruments (guitare, ukulélé). Les accessoires, coffres, plateaux mobiles, cordages, machine à écrire participent d’une mise en scène (Richard Arselin) au service du texte. Ce spectacle joué dans la petite salle du théâtre Essaïon au plus près du public est un enchantement de bout en bout. Le théâtre tel qu’on l’aime, un peu foutraque (en apparence tout au moins), sans la prétention de tant de mises en scène contemporaines mais avec un vrai souci de la perfection. Tout cela au service d’un texte fort et d’une histoire magnifique. Que demander de plus ?
Une pièce de la compagnie Nos Âmes libres, Théâtre Essaïon, du 28 janvier au 9 avril 2022.
Mon dîner avec Winston d’Hervé Le Tellier
Hervé Le Tellier, membre de l’Oulipo, auteur de l’Anomalie (Goncourt 2020) a reçu du comédien Gilles Cohen (Le Bureau des légendes) la commande d’une pièce bâtie autour des discours de Churchill. Ici à nouveau, les discours martiaux sont « encapsulés » dans les divagations d’un agent d’assurance, plus précisément d’un télétravailleur qui répond par téléphone aux appels au secours des assurés, le soir où, justement, groupie d’un Churchill depuis longtemps décédé, il prétend avoir invité ce dernier à dîner. Situation digne de l’Oulipo, on le voit, traitée magistralement par le maître Le Tellier.
Gilles Cohen, seul en scène, met la table pour le dîner, sert à boire à son hôte qui n’est pas encore arrivé mais dont la place, dans un fauteuil, avec un plaid, est déjà marquée, se sert lui-même copieusement, si bien qu’il (ou plutôt son personnage) finira la pièce passablement éméché. Cela tout en répondant au téléphone à un automobiliste qui a crevé un pneu et ne sait comment changer sa roue, et entrecoupé de citations de Shakespeare, du poème « If » de Kipling et de discours de Churchill, bien sûr.
Cette pièce est une bien agréable fantaisie qui permet d’apprécier la performance du comédien, une épreuve physique et mentale dont Gilles Cohen se sort magnifiquement. Même lorsque, incident imprévu ce soir-là, la fermeture éclair de la combinaison écarlate qu’il revêt à un moment ayant craqué, elle ne dissimulait plus son sous-vêtement ni le haut de ses cuisses, ce qui a obligé le comédien à quelques contorsions jusqu’à ce que, profitant d’une brève sortie, il revienne avec sa combinaison dûment refermée par deux épingles.
Tandis qu’On ne sera jamais Alceste insistait surtout sur les écueils à éviter quand on joue la comédie, Mon dîner avec Winston est la démonstration de ce que peut produire un comédien au mieux de sa forme et de son talent, confronté à un texte ambitieux et faisant appel à des registres très différents. Bravo Gilles Cohen (également à la M.E.S.) !
Théâtre de l’Atelier, du 6 au 30 avril 2022.