Le diable au corps. Lorca joue avec maestria sur le thème de sa pièce, le désir brûlant, la rivalité entre femmes. La situation qu’il a imaginée se prête au déchaînement des passions : cinq sœurs enfermées dans une sorte de gynécée férocement gardé par une mère confite en dévotion, alors qu’un seul homme est disponible comme époux potentiel. Au début de la pièce, après un prologue entre deux servantes, la maman suivie de ses filles revient de l’enterrement du second mari, père des quatre dernières. On est immédiatement saisi par le spectacle des six femmes en grande robe de deuil, la tête couverte d’une mantille. Bientôt les filles entrent dans une sorte de transe sous le regard de la mère avant que celle-ci, impassible, ne remette de l’ordre. Les mouvements d’ensemble sont les moments les plus forts de cette pièce, réunissant les cinq sœurs et la vieille bonne, confidente de Madame comme dans une tragédie classique. Il faut encore compter avec la grand-mère un peu fofolle, vêtue d’une grande robe de dentelle, elle aussi en proie au démon de la chair.
La pièce interprétée par une troupe de la Guyane française, est adaptée par la metteuse en scène, Odile Pedro Leal avec quelques mots en créole dans le texte et surtout des chants dans cette langue. Les comédiennes sont noires, ce qui prouve une fois de plus la bêtise des discours sur l’appropriation culturelle, Lorca n’ayant eu certainement pas en tête des personnages « de couleur » quand il écrivit sa pièce qui est censée se dérouler dans un village reculé de l’austère Espagne. Il y a longtemps que Peter Brook, pour ne citer que lui, a fait justice de l’idée suivant laquelle un personnage pouvait être défini par une couleur de peau[i]. Ou par son sexe : le seul comédien de la troupe, qui interprète l’une des filles, tire particulièrement bien son épingle du jeu !
O. Pedro Leal a modifié le titre de la pièce en Bernarda Alba from Yana (Yana pour Guyane) pour marquer la distance entre son adaptation et la pièce de Lorca. Personne ne se serait offusquée si elle avait conservé le titre original, alors que tant de metteurs en scène se permettent des écarts bien plus graves, jusqu’à trahir l’esprit des pièces, sans éprouver pour autant le besoin de modifier le titre.
Angustias, l’aînée des filles issue d’un premier lit dispose à ce titre d’un solide héritage. Pepe le Romano qui est décidé à l’épouser est amoureux en secret de la benjamine, Adela, laquelle le lui rend bien. C’est un secret de polichinelle dont seule la maman n’est pas informée, à moins qu’elle préfère ne pas savoir. La pièce ira jusqu’à son dénouement fatal : Bernarda Alba from Yana est bien une tragédie moderne.
O. Pedro Leal joue à fond sur l’aspect visuel. Sa mise en scène est peut-être avant tout un spectacle pour les yeux. Cela ne tient pas au décor, réduit à presque rien, mais aux mouvements d’ensemble, comme déjà noté, des moments de danse lente, et à la musique, le plus souvent chantée a capella, ainsi qu’aux costumes. Les comédiennes du Grand Théâtre Itinérant de Guyane, dont on imagine qu’elles ne sont pas toutes professionnelles, sont bonnes dans l’ensemble. En tout cas on n’est gêné par le jeu d’aucune d’entre elles. Bref on sort de cette pièce doublement heureux, le plaisir qu’elle nous apporte augmenté du privilège d’avoir pu tout simplement y assister, dans une salle de théâtre, devant des comédien(ne)s en chair et en os, puisque la Martinique demeure, jusqu’ici du moins, relativement épargnée par la pandémie.
Théâtre municipal, Fort-de-France, 11, 12, 13 mars 2021.
[i] Plus généralement, et pour rester dans l’actualité, la question de la « diversité » au théâtre ne saurait être envisagée du seul point de vue des nouveaux « racisés ». A ce propos, Sylvie Chalaye, Race et théâtre, un impensé politique et notre commentaire dans Esprit, n° 464, mai 2020, p. 170-171.