Navy Blue d’Oona Doherty : l’émotion
La danse contemporaine est si variée que l’on ne sait jamais à quoi s’attendre. Parfois très proche de sa cousine classique comme chez Preljocaj, elle peut être aussi bien à la limite de l’épure, un presque rien, quelques pas dans un cercle comme Anne Teresa De Keersmaeker il y quelques années au Palais des Papes. Oona Doherty, Irlandaise (du Nord), née en 1986 a déjà une brillante carrière de chorégraphe derrière elle. Sa nouvelle production qui réunit douze danseuses et danseurs – vêtus uniformément d’une combinaison de travail de couleur bleu nuit – appartient à ce qu’il est convenu d’appeler la danse théâtre où l’expressivité domine sur la technique. Point de figures sophistiquées, ici, ni d’acrobaties, on verra plutôt des gestes désarticulés, des poings qui frappent les poitrines, des mains qui bouchent les oreilles, etc. Et dans ce cas particulier où une douzaine de danseurs sont réunis, on jouera à fond sur le contraste entre les mouvements d’ensemble qui font ressortir le collectif et ceux où les danseurs se dispersent pour exprimer la solitude : un abrégé de la condition humaine puisque chacun ne peut vivre sans les autres tout en restant essentiellement seul.
Sitôt entré dans Navy Blue, l’émotion s’installe. On ne sait pas trop, à vrai dire, ce qu’on veut nous dire mais l’on comprend d’emblée que les personnes qui tantôt sont alignés, bien rangées face au public, tantôt regroupées dans un coin, tantôt enfin éparpillées sur le plateau, veulent nous faire savoir qu’elles ne sont pas bien. Et l’empathie se crée tout de suite. Peu importe que la chorégraphe veuille dénoncer, selon ses propres mots, « les erreurs de notre génération, les blessures de la violence et des machines capitalistes », cela pourrait tout aussi bien vouloir dire autre chose. L’essentiel passe : comme une ambiance de malheur.
La première partie sur une musique de Rachmaninov (le concerto n° 2 en ut mineur) est éblouissante. Elle s’achève en apothéose par la mort successive de tous les danseurs, avec un effet de lumière saisissant, une flaque (de sang ?) bleue qui s’étend progressivement à partir de chaque corps couché.
La suite, par contraste, après que les danseurs ont ressuscité, apparaît moins nécessaire. La musique de Jamie xx (sic), parfois trop bruyante, crée certes une autre ambiance, correspondant sans doute à l’idée d’un renouveau, mais celui-ci n’apparaît guère dans la danse, d’autant que s’y superpose un texte (en anglais) dans lequel la chorégraphe livre ses états d’âme (un exemple selon la traduction française : « Le météore plante ses dents dans le sol. Tant mieux. Un carnage ») et qui ne délivre pas de l’ambiance de malheur.
Mais l’empathie demeure de bout en bout, avec un final inattendu : une danseuse seule, le buste dénudé, qui se démène au fond du plateau jusqu’à ce que les autres la rejoignent pour une dernière embrassade collective.
Au Pavillon Noir, Aix-en-Provence, les 18 et 19 novembre 2022
Oskara de Marcos Morau et Kukai Dantza : l’endurance et la virtuosité
Les vieux amateurs du tennis se souviennent qu’un champion français de l’entre-deux-guerres, Jean Borotra, était surnommé « le Basque bondissant ». En généralisant, on a pu imaginer que bondir était un caractère propre aux Basques. Vrai ou faux, il se vérifie pour les dantzariak (danseurs) de la compagnie Kukai Dantza, bondissant comme personne, peut-être ce qui frappe le plus dans la pièce Oskara (déjà saluée en Avignon en 2019), laquelle raconte la vie d’un certain Oscar dont on voit au départ, et de nouveau à la fin, le cadavre nu allongé sur une civière d’hôpital.
La mise en scène et la chorégraphie (les deux, ici, ayant leur importance) ont été confiées à Marcos Morau, Espagnol installé en Catalogne, qui a su puiser dans le folklore basque, le moderniser sans le trahir. A côté de nombreux clins d’œil à la tradition, comme les deux énormes bonhommes en jute, figures du carnaval censées chasser les mauvais esprits (dixit Le Monde du 8 juillet 2019) ou l’épisode de danse-cheval, les danseurs transformés en cavaliers-chevaux, la tenue tout en blanc des danseurs comme celle des pelotaris, la séquence avec des chisteras (la plus théâtrale, le protagoniste à terre, un infirmier à ses côtés qui tente de le ranimer à l’aide d’un défibrillateur), l’essentiel est néanmoins laissé à la danse, une danse virtuose souvent très proche de la danse classique.
Ce rapprochement est souligné par des fustanelles blanches qui, plutôt qu’une improbable Albanie, semblent vouloir évoquer le tutu des danseuses. Des morceaux de danse très contemporaine alternent ainsi avec ceux où domine la danse classique, le tout avec une maîtrise impressionnante. On admire par exemple les morceaux avec cinq danseurs qui se nouent et se dénouent impeccablement, quelques grands battements à la clef, ou ceux qui enchaînent les entrechats sans laisser le temps de souffler. La musique, composite, fait en particulier appel à des chœurs basques. Un chanteur en chair et en os intervient d’ailleurs à la fin pendant qu’Oscar est déshabillé avant de retrouver sa position initiale sur la civière. Deux grands rideaux translucides partagent le scène en trois, les morceaux dansés étant concentrés au milieu, ce qui contribue à créer un sorte d’intimité même sur les plus vastes plateaux.
Au Pavillon Noir, les 23 et 24 novembre 2022