Il y a des pièces qui ont déjà fait une telle unanimité de la critique qu’on hésite à en rajouter. Oleanna de David Mamet est de celles-là. Il est vrai que l’affrontement entre un professeur un peu trop sûr de lui et une étudiante à la limite de la paranoïa fait très rapidement monter la tension. Tandis que le professeur, inconscient de la vipère qu’il a en face de lui, continue à pérorer, tout en s’occupant, au téléphone, de ses affaires personnelles, l’étudiante accumule les éléments à charge contre lui. Ses intentions à lui sont pures mais sera-ce suffisant face à une adversaire implacable et totalement dépourvue d’humour? Gardons-nous de trop en dire. Ayant nous-même commis l’erreur de consulter l’épais dossier de presse avant le début de la représentation, nous en avons beaucoup trop appris, car certains de nos confrères ignorent, visiblement, qu’il y a des pièces pour lesquelles il est absolument indispensable de ménager le suspense.
On peut dire, néanmoins, que l’interprétation est éblouissante, à la hauteur d’un texte réglé à la virgule près. Les répliques fusent, les deux protagonistes n’arrêtent pas de se couper la parole : un vrai dialogue au scalpel. Le ton de supériorité du professeur (David Seigneur) – qui accompagne un physique naturellement imposant – est juste ce qu’il faut. Quant au phrasé saccadé, surexcité, à la limite de l’anormal de l’étudiante (Marie Thomas), il va également avec sa maigreur, son allure un peu maladive. Il est impossible de s’ennuyer ne serait-ce qu’une seconde dans une pièce pareille. Un (petit) bémol cependant : il demeure étonnant qu’un professeur expérimenté (sur le point d’être titularisé dans une université américaine, il a nécessairement plusieurs années d’exercice derrière lui) ne se méfie pas davantage d’une étudiante qui déborde autant d’agressivité. Il faut y voir une faiblesse de l’intrigue, à moins que le jeu de l’étudiante n’ait été poussé dès le départ vers un registre trop menaçant.
Qui, dans les jeunes générations, en France, à l’heure du zapping, lit encore l’Ulysse de Joyce ? Fort heureusement, le théâtre existe pour rappeler l’existence des classiques ! Et s’il ne paraît guère possible de transposer au théâtre l’intégralité d’une œuvre qui, dans la collection blanche de Gallimard occupe neuf cents pages imprimées en petits caractères, il est toujours possible d’en extraire une partie. Ulysse s’achève sur le monologue de Molly Bloom, l’épouse quelque peu frustrée du personnage principal, Léopold Bloom. Comme son monologue s’étend lui-même sur cinquante quatre pages (imprimées en petits caractères, etc.), des coupes s’imposent encore. C’est donc finalement une version réduite de moitié qui est interprétée en Avignon, sous le titre Molly, par la comédienne Chloé Chevalier, assistée pour la mise en scène par Pascal Papini.
Pour ceux qui ne connaîtraient pas Ulysse, une courte citation les aidera à mesurer la difficulté de l’exercice. Soit par exemple les dernières lignes (qui concluent donc également le livre) :
« … quand j’étais jeune fille et une Fleur de la montagne oui quand j’ai mis la rose dans mes cheveux comme les filles Andalouses ou en mettrai-je une rouge oui et comme il m’a embrassée sous le mur mauresque je me suis dit après tout aussi bien lui qu’un autre et alors je lui ai demandé avec les yeux de demander encore oui et alors il a demandé si je voulais oui dire oui ma fleur de la montagne et d’abord je lui ai mis mes bras autour de lui oui et je l’ai attiré sur moi pour qu’il sente mes seins tout parfumés oui et son cœur battait comme fou et oui j’ai dit oui je veux bien Oui. »
Aucune ponctuation (autre que le point final), une syntaxe bousculée, voilà le texte qu’il faut transmettre sans s’y perdre. Il y a dix ans que Chloé Chevalier a commencé à travailler son monologue et sans doute une longue familiarité avec le phrasé de Joyce est-elle indispensable en effet pour qui veut l’interpréter en public. Le résultat est à la hauteur du travail accompli : le spectateur ne peut rien faire d’autre que se laisser emporter par les vagues de cet océan de mots. La mise en scène et le décor sont très sobres et sans doute aussi est-ce ce qui convenait pour un texte si baroque. Molly soliloque, couchée dans son lit (un lit qu’on aurait pu cependant rapprocher davantage du public). Elle change de position, joue avec les oreillers, les draps. Elle le quitte une ou deux fois, pour y revenir. Elle finit par terre, enroulée dans un drap. Il n’y a guère d’autres accessoires que cette literie. On remarque néanmoins, sur un côté, une sorte de miroir aux reflets brouillés.
Les Liaisons dangereuses ont déjà fait l’objet de plusieurs adaptations, au théâtre comme au cinéma. Mais l’on n’est pas moins curieux de découvrir une nouvelle version du chef d’œuvre de la littérature libertine. Ce d’autant qu’un roman épistolaire ne se prête pas si facilement à l’adaptation pour la scène. C’est d’ailleurs de ce côté que le spectacle laisse le plus insatisfait, les dialogues de la pièce peinant parfois à restituer les beautés de la langue française classique. Par contre le jeu des comédiens, les costumes, le décor, tout cela correspond bien à l’atmosphère du roman. Et les personnages existent vraiment, avec leurs faiblesses et leurs vices (rappelons que, dans l’ouvrage de Laclos, c’est en effet le vice qui est appelé à triompher d’une vertu insuffisamment solide). La mise en scène est de Patrick Courtois. La distribution comprend, autour de Michel Laliberté (Valmont), quatre comédiennes parmi lesquelles se font particulièrement remarquer Guylaine Laliberté (Mme de Tourvel) et la jeune Cécile Mazeas (Cécile de Volange).
27 juillet. Fin de nos billets sur le festival d’Avignon 2013.