Scènes

Billet d’Avignon (1) – “Conte d’amour” : éloge de l’ennui.

Récemment plusieurs histoires de pervers sexuels qui ont séquestré leur fille et les enfants qu’ils ont eu avec elle, ont défrayé la chronique. Il fallait bien qu’un homme de théâtre se saisît de l’anecdote, quitte à la transformer quelque peu. Tel est en effet l’argument à la base de Conte d’amour, une production allemande « orchestrée » par le vidéaste et plasticien suédois Markus Öhrn.

La pièce programmée dans le « in » est présentée dans la grande salle moderne de Vedène,  village situé à la périphérie d’Avignon. Au début le regard est partagé entre la scène et un grand écran fixé sur le mur à droite. Le dispositif scénique est fait d’une grande boite dont la face tournée vers le public est occulté par un rideau de plastique translucide. Sur la boite, quelques meubles, un divan et trois poupées de chiffon grandeur nature avec lesquelles joue un comédien vêtu d’une robe de chambre, qu’on suppose (à juste titre) être le père.

Pendant le premier quart d’heure il ne se passe rien ou presque : l’écran montre une bétonnière qui tourne (bruyamment) ; elle finit par dégueuler un béton dont la couleur brunâtre évoque d’autant plus facilement la m… que nous avions eu droit auparavant à un gros plan sur le fond de la bétonnière où se dessinait un rond qui ne pouvait faire penser qu’à un trou du c… On voit l’ambiance ! Quoi qu’il en soit, tout cela a une utilité : sur la vidéo un monsieur vêtu d’une combinaison blanche impeccable monte un mur en parpaings. Le spectateur intelligent se doute qu’il s’agit du mur qui doit confiner la famille clandestine du papa.

 

Grand changement pendant le quart d’heure suivant : la vidéo du mur droit s’éteint et le papa s’éclipse par une trappe ménagée dans le plancher au-dessus de la caisse. Une autre vidéo s’allume au-dessus de la boite ; elle le montre en train de descendre par une échelle au niveau inférieur. Il passe pas mal de temps à relever son échelle, à refermer la trappe. Puis s’occupe à déballer le contenu de deux sacs « Mac-Do ». Il en sort un emballage en carton contenant un hamburger, l’ouvre, remplit le couvercle avec des frites, fait couler quelques larmes de ketch-up, au bout de quoi, comme tout cela est très lent, le second quart d’heure est passé. Il faudra s’habituer à cette lenteur, car nous en avons pour plus de trois heures !

Le papa est prêt pour nourrir sa petite famille. Il s’approche d’une silhouette vêtue d’une robe rouge dont tout laisse à penser qu’il s’agit de sa fille et lui offre à manger. Il passe ensuite à un garçon, adolescent prolongé à l’air demeuré couché sur le sol, et il lui donne la becquée. Enfin il se dirige vers un autre jeune homme. Jusqu’ici on pourrait donc imaginer qu’il tient enfermés sa fille et deux fils/petits-fils. Sauf que, lorsque la silhouette rouge est mieux éclairée, nous découvrons qu’il s’agit en fait d’un travesti, lequel salue son père en anglais : « Welcome dad ». Nous voici donc avec trois fils et pas de maman. Nous finirons par comprendre qu’il n’y aura jamais de maman ; le « récit » tournera entre le père et ses trois fils.

Le spectateur non averti se demandera longtemps s’il est au théâtre ou au cinéma. Tout laisse d’abord à penser qu’il ne se passe rien derrière le rideau de plastique tellement peu transparent qu’on ne voit rien à travers. Il faudra du temps pour commencer à distinguer – vaguement et par intermittence – des silhouettes qui s’agitent de manière parfaitement synchrones avec les images sur l’écran. Entre-temps, d’ailleurs, l’écran se sera scindé en deux, une caméra fixe donnant un plan large du niveau inférieur tandis qu’une petite caméra tenue le plus souvent par le troisième fils (celui qui est apparu en dernier) offre des gros plans sur les visages ou sur tel ou tel détail de l’action.

Car il se passe des choses ! C’est long, répétitif, mais l’on voit quand même la situation évoluer.

Les enfants qu’on aurait pu croire au premier abord demeurés s’avèrent bien plus normaux qu’ils ne le devraient s’ils n’ont vraiment jamais quitté l’espace confiné du sous-sol de la maison. Le premier pousse la chansonnette, le second discourt parfois et le troisième – celui qui fait joujou avec la caméra – quoique plus discret, n’est cependant aucunement retardé. On joue donc dans ce sous-sol (« die Schnecke, Vati ! », et le papa aussitôt de mimer la grenouille…), on se dispute (gentiment), on flirte (le père avec les fils, mais sans outrance). Et de temps en temps on cause. Ainsi le deuxième fils énumère-t-il, par exemple, « les quinze secrets de la famille heureuse » (du genre : se coucher de bonne heure…), quand il ne déclare pas péremptoirement que « les Thaïlandaises font moins de problèmes que les femmes occidentales » (sous-entendu pour se livrer à un homme). En règle générale le texte est plat et répétitif. Avec des questions (« Wie sagt man ‘the book’ auf Deutsch, Vati ? [« Comment dit-on ‘le livre’ en anglais, papa ? »]) ou des affirmations catégoriques (« Bien sûr que nous parlons de l’inceste et des sentiments qui vont avec ! ») baignant dans une soupe freudienne dans laquelle on reconnaît sans peine une vulgate freudienne : « l’inceste est tabou ! » (ah, vous êtes sûr ?). Tout ceci indéfiniment répété afin, sans doute, que nous nous pénétrions bien de la leçon.

Le papa quitte le sous-sol et remonte à l’air libre, revenant ainsi directement sous notre regard. Nouveau jeu avec les poupées tandis que grâce à la vidéo nous voyons leurs doubles vivants vaquer au sous-sol. Puis le papa redescend, non plus par l’échelle de la première fois mais en rappel sur une corde. Il se met soudain à interpréter le rôle d’un « médecin du monde » qui débarque en Afrique pour sauver les petits miséreux. Mais se laissant un peu trop prendre à son jeu, le voilà qui entre en transe, brandissant un fétiche… À partir de là, la situation commence à dégénérer mais sans jamais atteindre les limites de la bienséance (telle toutefois qu’on la conçoit de nos jours). La photo jointe à ce billet, qui montre un acte de sodomie facticement perpétré par le fils n°2 sur le père, permet de se faire une idée assez juste de ce que nous voulons dire. On y remarque également le fils n° 1 susurrant une rengaine au micro tandis que le fils n° 3, à genoux, est occupé à filmer de très près les petites figurines en porcelaine (animaux, enfants…) qui font également partie du spectacle.

A la fin les quatre comédiens sortent de leur antre pour venir saluer. La plupart des spectateurs ont eu la constance de rester jusqu’au bout, mais ils sont décontenancés (?), agacés (?),troublés (?), blasés (?) ou simplement fatigués (?), si bien que les applaudissements ne dépasseront pas le niveau de politesse.

Pour finir, laissons la parole à Markus Öhrn, le chef d’orchestre de ce « spectacle aux confins de l’art dramatique et de la performance » (dixit le dossier de presse) :

« Le théâtre me permet de produire une temporalité particulière. Je peux maintenir le spectateur dans une zone dans laquelle il commence à être perméable à des choses plus obscures, le guider dans des zones troubles, et lui faire découvrir que ces choses recèlent aussi beaucoup de plaisir, de désir. Je n’ai donc pas peur de l’ennui du spectateur. »

Dont acte.

Selim Lander, Avignon 2012.