Poème confiné d’outre-mer
« Toi en île Mascareignes
Des coins de jardin poussent dans les têtes
Piments-bec-collet-queue an pousouké
Ramages de grands manguiers sous les ciels de lits
Corail-Antigone, refuge des mouches à merde »
Ainsi débute le récital poétique de Lolita Monga, une fonkézer (poète) réunionnaise qui pratique le kabar, cette forme très particulière, traditionnelle sur l’île, qui vise à faire surgir l’inconscient par le poème (fonker), en fouillant dans le fénwar, le « fait noir », i.e. le passé caché, avec tout ce qu’il a de trouble et d’inquiétant pour une population qui s’est forgée dans la violence coloniale et les migrations forcées. [i]
L. Monga ne peut que retenir l’attention. Son allure, sa démarche, son regard fixe en font un personnage à part. Quant à sa poésie, elle est faite de contrastes, tantôt lyrique, « les cheveux de volcan » (les nuages ?), tantôt triviale, « je me suis rasée sous les aisselles pour que tu me chatouilles », ou complètement inattendue ; « manger, l’art de trouver des latitudes ; boire, l’art de trouver des longitudes ; rire, l’art de tracer des cercles ».
Une poésie située en ce lieu précis de l’océan indien qu’est la Réunion, au large de Madagascar : « Et j’ai roulé sous l’aile kotomili d’un creux de bois pirogue malgache / Tsy maty ni maty, les morts ne sont pas morts ils sont dans les arbres qui pleurent ».
La pièce se présente comme un « concert théâtral et poétik ». Théâtral à cause du jeu de la fonkézer, de sa cape en « tapis mendiant » (patchwork). Concert à coup sûr avec une musique qui tantôt agace (répétition lancinante de basses préenregistrées) tantôt séduit quand Loya se lance dans une impro à la guitare électrique.
A-t-on suffisamment remarqué que si l’introduction de la musique au théâtre – la musique d’aujourd’hui, celle qui fait entrer en transe les danseurs – ravit les artistes, jeunes le plus souvent, en tout cas « à la page » par définition, elle déplaît souvent à des spectateurs, lesquels, comme le confirment les statistiques, ont en majorité les cheveux grisonnants ? Dans le cas d’espèce, la pièce comporte un intermède purement musical de ce genre qui se prolonge tant et tant, jusqu’à ce que L. Monga éteigne brutalement le synthétiseur. Comme le geste n’est pas improvisé, le fait que ce morceau devienne insupportable à la longue est donc assumé. Pourquoi alors l’imposer aux spectateurs ?
Poème confiné d’outre-mer – concert théâtral et poétik. Texte Lolita Monga, musique Rémi Cazal. M.e.s Olivier Corista. Avec Lolita Monga et Loya.
Le Chien
Dernière année en Avignon, nous dit-on, de cette pièce qui a rempli les salles, avec les mêmes interprètes, lors des précédents festivals. Eric-Emmanuel Schmitt est un maître en écriture théâtrale, il n’est plus besoin de le souligner. Ici, pourtant, on n’est pas a priori au théâtre, puisque le texte est celui d’une nouvelle (tirée des Deux Messieurs de Bruxelles) construite comme la succession de deux monologues, celui de l’ami, puis celui du maître du chien, Samuel Heymann, un médecin de campagne, qui a la particularité de posséder depuis sa jeunesse un chien de race beauceronne, l’un suivant l’autre à son décès. Chacun de ces chiens est nommé Argos, comme le chien d’Ulysse, le seul « être » qui l’a reconnu lors de son retour à Ithaque après son Odyssée.
Pourquoi un tel attachement à un chien, un chien toujours le même, de la part du médecin ? On ne donnera pas ici la réponse. Disons simplement que Samuel Heymann est juif et que là réside le nœud de l’histoire.
« Les hommes ont la faiblesse de croire en Dieu, les chiens ont la faiblesse de croire en l’homme », dit-il à un moment. Et peu après : « j’espérais que mon chien m’humanise ».
Même si Le Chien n’a pas été écrit pour le théâtre, il y fonctionne merveilleusement quand il est servi par deux interprètes aussi affutés que Laurent Feuillebois (l’ami) et Patrice Dehent (le médecin). Le premier, grand discoureur ; le second plus intériorisé, plus timide car il n’avait jamais jusqu’ici raconté les circonstances de sa rencontre avec le premier Argos. On n’est pas étonné que la pièce, dans cette distribution, ait rencontré un tel succès et qu’elle le rencontre toujours, à voir la foule qui s’y presse encore.
Le Chien d’Eric-Emmanuel Schmitt. M.e.s. M.F. et J.-C. Broche. Avec Patrice Dehent et Laurent Feuillebois.
[i] Voir Sophie Louÿs, « Le Kabar, une tradition réunionnaise » dans la notice de présentation du spectacle.