Le jour où j’ai rencontré Duras de et avec Christian Lucas
Une rencontre émouvante, en effet, que celle de Christian Lucas avec « la » Duras, son idole alors âgée. Il l’a restituée dans un livre La Rencontre, Moi, Marguerite Duras et la mer et donc une pièce de théâtre, un di-logue dans lequel il interprète simultanément son propre personnage et celui de l’écrivaine. Cela commence par un homme seul devant un tas de chaises en désordre, des chaises qui seront bougées à plusieurs reprises, suivant divers agencements pour marquer la suite des tableaux : l’apparition de Duras à la première de la Pluie d’été en Bretagne ; le premier contact dans le bar d’un hôtel au Conquet ; les retrouvailles un peu ratées dans un théâtre parisien pour la reprise de la pièce.
Si la première partie, celle où l’auteur dit son admiration, peine à convaincre, il n’en est plus rien dès que Madame Duras s’incarne sur le plateau. La tête rentrée dans les épaules, les poignets qui se croisent et se recroisent, la voix, le phrasé, tout est là pour rendre cette évocation crédible. Par ailleurs les mots qu’il lui met dans la bouche, tirés en particulier du livre Ecrire (entretiens avec Benoît Jacquot, 1993), sont les siens : « Ecrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit », etc.
On n’imagine pas que des spectateurs ignorants de la littérature durassienne se précipite vers cette pièce. Par contre les autres, tous les amateurs de la prose unique de la magicienne de Neauphle-le-Château, seront comblés par ce tombeau intimiste, léger et pourtant révérencieux.
Curé le jour, athée la nuit d’après Jean Meslier
Michel Onfray a mis le curé Meslier à la mode. Il en fait le premier athée conséquent, sans doute à juste titre, si l’on considère l’ampleur de ses démonstrations contre les croyances religieuses. Jean Meslier (1664-1729), curé du village d’Etrépigny dans les Ardennes, est vite revenu de la foi et des dogmes qu’on lui avait fait ingurgiter. Esprit éminemment rationnel, il n’a ni défroqué, ni publié des libelles pour exposer ses convictions. Peu doué pour le martyre, il est demeuré curé, disant la messe à sa façon, et se dévouant à ses pauvres, gardant ses idées pour lui ou plutôt pour ses écrits. Confiant dans la postérité, il a recopié à son intention de sa main au moins quatre exemplaires de son très volumineux Mémoire (plus de 1000 pages), à distribuer après son décès. Le dix-huitième siècle libertin l’a pillé, ôtant (beaucoup) par-ci, ajoutant (un peu) par-là. Cependant le texte original ne s’est pas perdu et c’est à partir de lui que Jean-François Jacobs a concocté une version scénique qu’il a lui-même mise en scène, choisissant pour l’interpréter Alexandre von Sivers, un monstre sacré du théâtre belge.
Le comédien revêtu d’une soutane noire a de la prestance et la voix qui porte. Il n’a pas de difficulté à se glisser dans la peau d’un doctrinaire, sans compter que la force de ses arguments est telle qu’on aurait du mal à le contredire, si l’envie nous en prenait. On aimerait beaucoup néanmoins avoir la réaction de spectateurs chrétiens (ou musulmans pour ceux que ça importe) à cette pièce. S’il y en avait dans la salle, ils ne se sont pas manifestés. Pourtant, on ne peut imaginer démonstration plus implacable de l’absurdité de toute foi religieuse, à commencer par celle en le(s) dieu(x) du Livre.
Les religions sont des inventions humaines, qui ont été échafaudées par des rusés politiques, puis multipliées par des imposteurs, ensuite reçues aveuglément par des ignorants, et puis enfin maintenues et autorisées par les lois des grands de la terre.
Il est vrai que les croyants (les “ignorants” de Meslier) ont une réponse toute faite : la foi ne s’explique pas !
La mise en scène nous fait passer de l’église du curé à l’humble réduit dans lequel il écrit. Des projections sur le fond de scène enrichissent quelque peu le décor avec des images de vitraux, du Christ en croix. Un musicien en coulisse intervient discrètement. Le texte est fort, le comédien imposant. Faut-il avouer pourtant que le résultat s’apparente davantage à une conférence qu’à une pièce de théâtre ? Une conférence qui intéresse nécessairement moins lorsqu’on a déjà soi-même réfléchi aux questions qui y sont évoquées et déjà conclus – grâce, il est vrai, aux fondements posés par Meslier et les philosophes des Lumières – à la folie de toutes les croyances religieuses.
L’Attrape dieux de et avec Laurent Robert et Thibault Pasquier
On ne saurait en dire autant de la fantaisie théologique des duettistes Robert et Pasquier. On rit beaucoup, en particulier au début très astucieusement conçu sur le modèle d’une fin de spectacle avec les saluts suivis d’une invite au public à discuter avec les artistes. Le tout interrompu à plusieurs reprises à cause d’un rond de lumière projeté sur la scène que l’on ne parvient pas à éteindre. De là à supposer qu’il s’agit d’une intervention divine, il n’y a qu’un pas vite franchi par Laurent, tandis que Thibault, au contraire, s’y refuse absolument. Faute de pouvoir régler leur dispute, ils y mêlent les spectateurs, partageant la salle entre les pour et les contre. La foi en un dieu des gens sérieux ou la liberté de l’artiste irresponsable, tel est le choix qui nous est proposé. Les deux jeunes comédiens sont sympathiques, on ne peut que les suivre, même lorsque Thibault se lance, au micro, dans des monologues plutôt abscons. L’absence de décor, en dehors d’une masse d’objets de théâtre qui jonchent le sol, colle bien avec une pièce volontairement bordélique. Tout au plus peut-on regretter que le propos ne devienne pas un peu plus substantiel. L’absurdité de la foi (cf. supra), les impasses de la liberté, tout cela qui est certes évoqué aurait pu donner lieu à des interrogations plus approfondies.