Cette adaptation théâtrale du scénario des Damnés de Visconti par le metteur en scène hollandais Ivo Van Hove (déjà en Avignon en 2014avec The Foutainhead, d’après Ayn Rand) avec les comédiens de la Comédie Française est le clou de cette saison avignonnaise aussi bien selon les festivaliers que selon les critiques. Nous ne rabattrons rien de cet enthousiasme, bien au contraire.
On ne sait quoi louer en premier. Alors pourquoi pas la performance des acteurs ? Il faut dire que depuis Jean Vilar, la manière de faire du théâtre a beaucoup évolué. La nudité, par exemple, n’est pas seulement une manie d’Angélica Liddell ; elle est devenue banale, comme nous le soulignions dans nos chroniques de l’année dernière. Foin des préjugés, mais songeons ce que cela peut vouloir dire pour un acteur prestigieux et vieillissant comme Denis Podalydès de se promener complètement « à poil » sur l’immense plateau de la Cour d’honneur du Palais des papes, puis de se lancer dans une glissade à plat ventre dans une marre de bière, de se bagarrer amicalement avec un partenaire dans la même tenue (l’absence de tenue) que lui, et, pour finir, d’entrer, toujours dans le plus simple appareil mais couvert de sang, dans un cercueil. Et tout cela tandis que souffle un mistral glacial. Il peut faire très chaud, en Avignon, et dans ce cas, la nudité en public et en plein air doit être supportable (physiquement en tout cas), mais quand le mistral se met à souffler, comme ce fut le cas lors de la représentation à laquelle nous avons assisté, il fait si froid qu’on distribue des couvertures aux spectateurs. Alors que dire des comédiens obligés de se déshabiller complètement, ou de se balader dans des robes légères comme, ce soir-là, les comédiennes ou les petites filles également mobilisées pour la circonstance. Or tout ce beau monde avait beau être frigorifié, il tenait vaillamment sa partie. On n’est pas du « Français » pour rien !
La scène du Palais des papes est immense. Le premier défi pour le metteur en scène et son scénographe consiste à savoir comment l’occuper. La réussite est totale : à jardin, les coulisses, visibles, et plus loin un praticable sur lequel attendent les comédiens qui attendent de faire leur entrée ; à cour, quatre musiciens, et, derrière eux, les cercueils alignés dans lesquels prendront place, au fur et à mesure, les victimes des luttes intestines au sein de la famille von Essenbeck et de l’état-major de leurs aciéries. Au-dessus de la scène, un écran géant.
Après avoir vu cette pièce, on est en droit de se demander si la vidéo n’est pas devenue (après les micros, mais cela c’est déjà acquis : comment faisaient donc les Gérard Philippe, Sylvia Monfort et cie pour se faire entendre du temps de Vilar ?) un complément indispensable dans un lieu comme la Cour d’honneur. Grâce à elle, les inégalités entre les spectateurs des premiers rangs et ceux qui sont perdus sur les plus hauts gradins sont sinon totalement, du moins très significativement réduites. Et même aux spectateurs des premiers rangs, elle est utile en leur donnant à voir les comédiens sous une autre face que celle qui est tournée vers eux, comme sur la photo qui montre Martin (Christophe Montenez, l’héritier dégénéré des aciéries, s’amusant avec une petite fille. La vidéo permet également d’incruster sur l’écran des comparses virtuels des comédiens présents sur la scène. C’est le cas sur la photo suivante où Friedrich Bruckmann (Guillaume Galienne) jette symboliquement un seau de sang sur Konstantin von Essenbeck (Denis Podalydès) pour marquer sa mise à mort tandis que, sur l’écran, on le voit environné de camarades des S.A. assassinés comme lui lors de la nuit des « longs couteaux ». Et, naturellement, la vidéo, permet d’insérer des séquences d’actualité qui renforcent la crédibilité de la pièce.
Mais si les Damnés de van Hove sont une réussite et resteront probablement dans les annales du festival, c’est aussi dû aux comédiens français. Qui contesterait que le théâtre subventionné a du bon quand il permet de maintenir une institution comme celle-là ? Les comédiens de la vénérable institution ne forment pas seulement une troupe (comme déjà les comédiens de Molière), avec tous les avantages que cela présente ; ils sortent victorieux des épreuves les plus exigeantes imposées par les metteurs en scène contemporains. Cette pièce en fait la démonstration.
Après Avignon, ils la montreront chez eux, à Paris de fin septembre à début janvier.