Quand le théâtre vient nous rappeler un pan tragique de notre histoire
Au Théâtre National de Bretagne, Stanislas Nordey s’est fait, pour quelques soirs et pour un public extrêmement attentif, le passeur du message délivré par Henri Alleg dans ce qui fut, à l’époque de sa parution, un brûlot éveilleur de conscience.
Rappelons brièvement ici que, né à Londres de parents juifs polonais, Henri Alleg arrive en Algérie en 1939, milite au parti communiste, est nommé directeur du quotidien Alger Républicain. Son journal est interdit en 1955, mais lui continue à envoyer des articles à L’Humanité, une des raisons pour lesquelles il est arrêté en 1957 par les parachutistes de la dixième division, qui le séquestrent à El-Biar, l’un des centres de torture de l’armée française, dans la banlieue d’Alger. Sauvagement torturé, et ce pendant tout un mois, il sera ensuite transféré au « centre d’hébergement » de Lodi – plus justement nommé « camp d’internement » – puis déplacé à la prison civile d’Alger, où la torture cessera.
C’est de sa prison que Henri Alleg écrit La Question, témoignage de sa détention à El-Biar, rédigée sur des feuilles de papier-toilette confiées en secret à ses avocats. Le livre paraît en 1958, aussitôt censuré et ses exemplaires confisqués par le gouvernement français, mais réédité en Suisse, il circulera vite, clandestin, sous le manteau. Contribuant à révéler l’existence de la torture, il viendra confirmer les témoignages précédemment parus dans la presse. Le titre choisi, La Question, peut faire référence aux pratiques employées au Moyen-Âge pour obtenir des aveux, ou des informations, de ceux que l’on tenait captifs.
Stanislas Nordey, assumant seul la transmission d’un texte devenu primordial, ne sera pas sur scène pour un lever de rideau, et même s’il avouera n’être pas coutumier ni adepte du fait, c’est de la salle que d’abord il nous parlera, nous faisant partie prenante de ce qui nous sera dit. Dès les premiers mots, qu’il délivre vers nous d’une voix assurée, lavée de toute affectation ou surenchère, nous nous sentons concernés, non seulement parce que le fait historique, l’histoire réelle, sont de première importance, mais aussi en raison de la portée plus universelle de ce témoignage. L’épisode tragique lié à la Guerre d’Algérie n’est en effet qu’un exemple cruel de ce que peut faire notre humaine, ou inhumaine, barbarie, et nous pourrions être aussi de ces hommes ordinaires jetés dans la tourmente du monde. Comment alors ne pas s’interroger, se demander si l’on aurait été soi-même victime ou bourreau, si l’on aurait, vaincu par trop de souffrance physique, parlé et trahi son parti, ses amis ? Comment ne pas penser à toutes les exactions qui chaque jour se perpétuent en un coin ou l’autre de la planète, aux femmes violées, aux otages maltraités, aux combattants emprisonnés, puisque, hélas de nouvelles guerres sévissent, qu’encore des dictateurs veulent s’emparer indûment des terres des autres, ravivant le spectre terrible de la colonisation et des horreurs qui toujours lui sont attachées ?
Le metteur en scène Laurent Meininger fait, dans la scénographie et la dramaturgie, le choix de la sobriété, comme s’effaçant avec pudeur devant la force du texte, comme se mettant au service des mots, qui frappent haut, juste et fort. Le plateau est fait de plaques noires luisantes et réfléchissantes, où parfois le corps du comédien se dédouble en son reflet – car il ne fut pas seul, son ami Maurice Audin, lui, n’en est pas revenu. Ce plateau accuse une légère pente, ce qui oblige, dira Stanislas Norday, à une certaine tension du corps, à une certaine retenue… tandis que la voix du comédien, parce que sonorisée, n’ayant nul besoin de se projeter vers la salle, entendue comme dans une plus grande proximité, établit avec nous une nouvelle intimité. En fond de scène, deux rideaux de fils bruissants tendus l’un devant l’autre ondulent et se colorent différemment, comme soumis au vent de l’histoire, au souffle des événements, seul cadre où inscrire le corps d’un comédien qui, s’il occupe l’espace, ne multiplie ni les gestes ni les déplacements, en une présence dense et fragile à la fois. À deux reprises, le texte ne sera plus dit en live mais en voix off, comme sortant de haut-parleurs suspendus en mégaphones, illustrant ce fait que la voix d’Henri Alleg dut, pour être entendue dans le monde, emprunter un chemin détourné, sortir illégalement de cette sinistre prison qu’évoque une bande sonore, à base de bruits confus, indistincts, assourdis et intrigants.
Si parfois, mais somme toute assez peu souvent, la voix de Stanislas peut s’enfler de colère, s’il lui arrive de serrer les poings, le ton reste égal, dénué de tout pathos, en accord avec l’écriture sèche, directe et sans inutiles fioritures d’Henri Alleg, celui-ci décrivant, au plus près de la réalité, de façon quasi chirurgicale, ce qu’il a vécu, la torture par l’électricité, par l’eau, par la brûlure et les menaces, l’attitude aussi de ses bourreaux, les dispositifs morbides qu’ils installaient. Au spectateur de créer les images mentales, insoutenables, lui qui reçoit de plein fouet cette remémoration factuelle des tortures, et qui donc se sent pris d’émotions diverses, indignation, effarement, douleur… Un spectateur que Stanislas Nordey et Laurent Meininger, complices, ont pris en compte, lui épargnant la répétition d’une petite partie du texte d’origine, qui si elle avait été dite, n’aurait rien apporté de nouveau à l’ensemble, mais aurait pu sembler trop insupportable, ou redondante. Disons que, si les faits rapportés datent de plusieurs décennies, le spectacle porte en lui, outre la mémoire des choses, une véritable actualité, et qu’il est toujours bon de rappeler ce qui longtemps fut occulté, nié par nos gouvernants !