Comment se tenir dans son corps pour dire, se dire, et dire son pays
Danse ? Performance ? Pamphlet politique ? Histoire d’un pays, et de soi-même, narrée par le corps ? Toutes les hypothèses sont permises, puisque, dit Alice Ripoll, « les œuvres de danse contemporaine sont abstraites et ouvertes à de multiples interprétations ». Puisqu’elle aime « entendre les spectateurs partager leurs expériences, raconter comment ils ont perçu différemment la pièce, d’une façon qui leur est propre ». Sans nul doute, chacun reconnaîtra que, par elle, un chemin neuf, semé et de fleurs et d’épines, s’ouvre dans le territoire de la danse contemporaine.
Alice Ripoll ne nous est pas inconnue, nous l’avons découverte au Festival TNB 2021 où elle donnait, avec dix interprètes venus des favelas, la pièce Cria, un « récit des origines »restitué en « gestes, rebonds, sauts ». Les danseurs, dans la légèreté aussi bien que dans la gravité, nous parlaient d’un pays où tout n’est pas que paillettes et strass de carnaval. Où la dureté de la vie perdure pour une frange trop importante de la population.
Le spectacle Lavagem que propose cette année la chorégraphe brésilienne en collaboration avec l’un des membres de la troupe, Alan Ferreira, surprend par sa vigueur, sa vitalité, l’énergie de ses jeunes danseuses et danseurs, deux filles et quatre garçons venus en majorité de Rio de Janeiro. Nous surprend et ravit par la beauté étrange et saisissante des tableaux qui se créent, se font et se défont sous nos yeux, par l’originalité des figures tressées, renouvelées pendant tout le temps de la représentation. Lavagem en langue portugaise, signifie lavage, nettoyage… Alice Ripoll donne sa préférence, pour choisir un titre, « aux mots qui font référence à plusieurs choses ». Celui-ci, comme en français, est polysémique, à nous d’y mettre le ou les sens qui nous paraîtront les plus justes, en fonction de notre sensibilité, des émotions ressenties, mais aussi de notre appréhension du Brésil. Nettoyage : on le sait réservé, dans les maisons des riches comme dans les bâtiments publics, à la population féminine la plus pauvre des favelas. Blanchiment d’argent : chacun a ouï dire quelque chose de la corruption qui gangrène un pays. Laver le corps : le rendre plus blanc ? Laver, acte de foi car, selon une certaine tradition religieuse, il s’agirait de laver les Saints. Lavage de cerveau : et on répondrait “Bolsonaro”, intrigues politiques, pays sous dictature, etc. Se laver, jusqu’à l’obsession, laver l’Histoire de ses vicissitudes, faire surgir des vérités enfouies…
Venue de la psychanalyse, la chorégraphe plonge au cœur de l’âme brésilienne, avec pour média les corps sublimes de ses interprètes, et les objets ordinaires du nettoyage, seaux de métal ou de plastique rouge, linges blancs, produits moussants… Pas de bande-son, sinon les percussions sur les seaux devenus tambours, les onomatopées et mots, les cris, les chants lancés vers l’autre ou de l’un à l’autre ou vers le public – colère ? révolte ? dénonciation ? ou exultation, joie d’exister ? Un babillage aussi, comme un échange de femmes au lavoir, quand tous les seaux rouges – et l’on pourrait rappeler que cette couleur est celle de Lula, celle du Parti des Travailleurs – se rassemblent pour une sorte de “lessive”, collective et visant à recouvrir de mousse blanche l’un des corps couché à même le sol. Allusion peut-être aux préjugés racistes entretenus par certains, qui disaient sale la peau noire ? Et la chanson obsédante des corps surtout, furtive et douce, et pourtant si présente, agressive parfois comme est brutal le choc quand sur la bâche bleue enduite d’eau mousseuse ils glissent, souples, en partie dénudés.
Car cette bâche bleue de chantier est partie prenante de la chorégraphie. Au début tout est dans l’obscurité, on entend seul un froissement, pluie obstinée ou crépitement d’incendie. Puis la lumière se fait et l’on découvre cette bâche close en un cocon vertical, qui en un geste s’ouvre, comme une fleur, libérant les corps qui s’y tenaient enfermés. Libération, première arrivée au jour, première naissance, ou renaissance, suivie de retours au sein de l’enveloppe, tenue à l’horizontale pour une reptation en diagonale, un déplacement qui serait d’un étrange animal. Ou de nouveau verticalement enserrant les six corps debout, pour des retrouvailles avec l’utérus, protecteur, sécurisant et familier. Si la première partie du spectacle est faite de mouvements débridés, sauts et affrontements, portés et déhanchés accomplis comme dans la liberté et l’urgence, son acmé est un lent enchaînement de figures à six. Les corps, graves, concentrés se déploient, s’unissent, se tordent, se rejoignent en arches, en ponts, se courbent pour entrouvrir d’étroits passages où entrer, et d’où glisser, en un murmure liquide, sur la bâche couverte d’eau mousseuse. Idée d’enfantement, de venue au monde, de monde à recommencer, toujours. Idée aussi d’océan sur lequel naviguer mais se perdre, ou se sauver. Un moment où poésie et beauté l’emportent sur toute réflexion, beauté des gestes et beauté des peaux noires, magnifiées encore par l’eau dont ils ruissellent ! Couleur noire, stigmatisée comme elle le fut, comme elle l’est encore, quand d’une bouche est projetée, sur un autre visage, une matière blanche s’accrochant à la peau et la peignant. Blancs aussi les masques un moment portés, qui donnent à voir des sortes d’animaux au groin dégorgeant de mousse, une scène traitée avec davantage d’humour et de légèreté, dans l’onirisme aussi, car, dit Alice Rippol, « J’aime penser la création artistique comme un rêve : on peut toujours essayer, mais on ne choisira jamais de quoi on va rêver ».
Un temps fort du festival, une rencontre inattendue avec le Brésil, une performance qui nous touche et interpelle d’autant plus qu’ici, pas de scène. Assis tout au bord de l’espace de jeu, sur les quatre côtés du plateau, il nous aurait suffi, ai-je pensé, de tendre la main pour rencontrer l’un de ces corps vivants. Et dans la ronde finale des saluts, passant à notre proximité immédiate, ce sont les danseurs qui ouvriront la main vers nous !