Un théâtre d’aujourd’hui, féministe et engagé.
Il est des spectacles qui ne se donnent pas à vous dans l’immédiateté mais dans le temps, des spectacles qui au contraire vous résistent, vous intriguent et vous interrogent. Dissection d’une chute de neige est de ceux-là, donnant à entendre un texte touffu, parfois ambigu, riche de mille possibilités et interprétations, et qui finalement s’enferme dans son propos, tournant sur lui-même de façon obsessionnelle. Il nous faut suivre ce chemin, envoûtant de par ses répétitions et ses détours, pour nous approcher au plus près de l’héroïne. Car il s’agit bien de tracer, scène après scène, le portrait d’une jeune fille au destin singulier, non dans son unicité mais dans ses contradictions, ses pas en avant ou ses reculs. D’entrer, par la grâce de ce personnage, dans une réflexion sur la place que nous autres, femmes, pouvons prendre dans la société, non sans nous interroger sur ce que sont le pouvoir et ses dérives.
Le metteur en scène a su donner au spectateur des clefs pour entrer dans la complexité de cet opus – difficile surtout si on le découvre au théâtre sans en avoir au préalable pris connaissance –, dû à la dramaturge suédoise Sara Stridsberg, connue pour travailler sur les thèmes de la destruction et de l’aliénation. Christophe Rauck nous guide en effet par la scénographie, en délimitant deux aires de jeu. L’une constituée d’une grande cage de verre transparente, emplie de légères plumes blanches aptes à voltiger comme des flocons de neige, sorte de matière accueillante où parfois s’enfouir, averse aussi à déverser sur l’un ou l’autre des personnages. L’autre, à l’extérieur de cette structure mobile, figure, par sa couverture de fin gravier noir, un sol ingrat, aride et sévère. Dureté du monde réel ou poésie ouatée d’un monde imaginaire, lieux d’enfermement ou espaces de liberté, instants de rêve puis instantanés de réalité ? Cette dualité, elle se trouve déjà dans la langue, dit Marianne Ségol-Samoy la traductrice de la pièce, une langue dont « les répliques lyriques peuvent être tout à coup cassées par quelque chose de concret, de trivial », et qui nous fait passer de « la luminosité à l’obscurité, de la lumière à la destruction ».
Sara Stridsberg aime tisser des variations autour de grandes figures féminines. Elle prend ici pour modèle une femme du 17° siècle au parcours particulier, la reine Christine de Suède, « avant-gardiste de la question du genre », qui selon le souhait de son père reçut le titre de “Roi de Suède”, mais qui abdiqua pour vivre sans entraves hors même de son pays natal. Marie-Sophie Ferdane endosse avec brio le rôle de la Fille Roi – Roi et non Reine, la royauté n’existant en réalité qu’au masculin –, autour de laquelle gravitent des personnages réels – son prétendant Love et son amoureuse Belle – autant que fantasmés – sa mère évincée du royaume et qui fait des réapparitions éphémères, son père décédé à la guerre mais qui revient, lui donnant des conseils pour être un bon chasseur, ou jouant avec elle au jeu des reines, ce qui nous vaut un vrai moment de bravoure où l’actrice, en quelques phrases lapidaires, en virevoltes et galops, évoque le destin souvent tragique d’anciennes souveraines. Sont acteurs aussi de l’histoire des personnages que l’on pourrait dire abstraits, le Philosophe, celui qui aide la Fille Roi à s’interroger sur les autres, sur elle-même et le monde alentour, qui l’incite à partir avec lui voir l’Europe, – on sait que Descartes fut en son temps reçu à Stockholm –, qui lui conseille la “dissection de la chute de neige” : « … vous n’avez même pas à accepter la neige qui tombe dehors. Vous devez disséquer chaque idée, chaque chute de neige et la démonter en pensée, la couper en morceaux comme ce corps mort sur la civière devant vous ». Enfin, il y a le Pouvoir, garant des traditions les plus désuètes, qui ne réussira pas à la convaincre de « faire son devoir », de garder la couronne, qu’ici elle a reçue dépouillée de sa vêture, en simple chemise blanche. Refusant les contraintes et les conventions, la nécessité masculine de mener la guerre autant que l’obligation féminine d’enfanter, ne serait-ce que pour assurer la succession au trône, poussée vers des amours ordinaires auprès de son ami Love, à qui elle léguera finalement sa place, mais s’adonnant à des amours interdites, saphiques et sur scène ouvertement sexualisées auprès de Belle, la Fille Roi s’en ira, libre, célibataire et seule, découvrir l’Europe et s’installer à Rome…
La rébellion de la Fille Roi, lors qu’elle se dénude et s’encercle de rouge les seins, n’est pas sans évoquer l’action aujourd’hui menée par le groupe de protestation féministe des Femen. Cette révolte, Sara Stridsberg l’exprime en termes parfois susceptibles de bouleverser, voire d’indigner, certaines de ses consœurs : « … mais aujourd’hui j’ai peur que moi-même je sois obligée de me plier devant la nature. L’enfantement. C’est barbare. Rien que l’idée rend mes organes douloureux. Un oiseau de proie qui m’arrache le cœur, le foie, les reins, la rate puis s’envole. Ce n’est pas pour moi ». La Fille Roi est donc un personnage aux facettes multiples, enfant qui rêvait d’avaler une étoile, femme qui voulait capter les rêves de l’aimée, et dont la face obscure se révèle dans la façon tyrannique qu’elle a de donner des ordres, obligeant, afin de lutter contre des penchants homosexuels que la société réprouve, son amante Belle à un mariage forcé. Une sorte de despote éclairé avant l’heure, amoureux des livres et de l’écriture, mais sauvage, par cette habitude de mettre à mort non seulement des ennemis, mais aussi des innocents, et des amis. Et qui dit aimer les étoiles parce qu’elle ne peut pas les blesser.
Si le spectateur quitte la salle en emportant ses interrogations, il restera fasciné par les images qu’il a vues, de forêts givrées, féériques, projetées sur les parois de la structure centrale, et symboliques de « ce pauvre royaume enseveli sous la neige», habité de fantômes et dentelé de glace. Le spectateur sera hanté par la fine silhouette de cette comédienne fragile et forte, aérienne et terrestre tout à la fois, à l’énergie débordante, capable de dire et jouer la douceur autant que la cruauté, la tendresse autant que la brutalité. Sera étonné par la modernité du propos, qui questionne notre propre rapport aux autres et au pouvoir, la façon dont les puissants nous gouvernent et nous dominent, nos identités multiples, et jusqu’à nos croyances religieuses : « Je suis désolée, Père, mais il n’existe peut-être même pas un dieu. Le christianisme n’est rien qu’une invention pour garder le peuple soumis ».
Et le Philosophe d’affirmer, en réponse aux interrogations de la Fille Roi : « Il n’existe pas de royaume dont l’autorité exercée sur le peuple ne repose pas sur un énorme dispositif de violence… », ou encore : « Le doute est le commencement de la certitude. Vous, comme tous les autres, êtes condamnée à la liberté… En gros, une reine n’est qu’une pierre ».
Rennes, le 30 janvier 2024