« Je voudrais parler de Duras », à découvrir jusqu’au 2 septembre, les jeudi vendredi et samedi, à vingt heures.
Qui a pour habitude de fréquenter la saison estivale du Théâtre du Peuple de Bussang aurait pu s’étonner à la découverte de la proposition vespérale : « Je voudrais parler de Duras », une pièce courte, dont la durée limitée à une heure lui vaudrait bien de participer à ce que l’on nomme, sur l’île de la Martinique, Festival des petites formes. On aurait pu craindre que cette heure-là ne fasse pas le poids, face aux presque trois heures exubérantes de ce Cyrano de Bergerac donné en matinée et ne suffise pas à nous “parler” de ce monument de la littérature qu’est devenue, au fil du temps, Marguerite Duras, ordinairement désignée par son seul patronyme – qui d’ailleurs n’est que d’emprunt ! Or il n’en est rien, tant cette heure, qui me parut trop brève, s’avéra être comme une bulle magique hors de la réalité, un moment de haute densité, un moment plein, mais aussi plain au sens ancien de plain chant puisqu’une voix, celle de Yann parlant de Duras, sera porteuse presque exclusivement du spectacle.
Katell Daunis et Julien Derivaz, créateurs de la pièce – d’après un entretien de l’écrivain Yann Andréa, dernier compagnon de Duras, avec la journaliste Michèle Manceaux, elle-même amie de Marguerite – sont aussi responsables de la mise en scène et du jeu, le comédien assumant le rôle de Yann et la comédienne, sans être vraiment nantie d’un texte à dire, représentant Duras dont on sait que, si elle ne voulut pas assister à cette entrevue, elle resta néanmoins présente dans sa maison de Neauphle-le-Château, et se manifesta par quelques coups de fil auxquels on ne répondit pas. Cela, je l’ai appris à la projection du film de Claire Simon, « Vous ne désirez que moi », Swann Arlaud incarnant Yann Andréa, Emmanuelle Devos étant Marguerite Duras. Katell Daunis et Julien Derivaz ont eu l’intelligence de ne pas reprendre les questions de l’intervieweuse, laissant le flot de paroles venir de Yann seul, comme une longue confidence qu’il nous ferait, à nous spectateurs, mettant son âme à nu, et répondant à nos interrogations. Le contraste est saisissant, qui oppose la sincérité de ce moment théâtral à l’extrait de l’émission de Thierry Ardisson, « Tout le monde en parle », entendu en ouverture du spectacle, Yann Andréa invité à la parution de son livre « Cet amour-là » subissant, sans pouvoir vraiment prendre la parole ni s’expliquer, les questions ironiques voire ricanantes de l’animateur, et les rires des présents sur la plateau.
Katell Daunis, pantalon noir et pull blanc, ne quittera jamais la scène, assumera cette figure théâtrale de l’écrivaine, presque muette, silencieuse, mais bien posée là, illuminée parfois d’un sourire consenti, ou d’une brève précision, comme en réponse à une hésitation dans le discours de Yann – en guise peut-être d’approbation, de secours, de jugement ? Une omniprésence énigmatique, apte à suggérer combien Marguerite Duras influa sur la vie de Yann Andréa, de trente-huit ans son cadet, qui l’ayant enfin rencontrée après l’avoir lue obstinément, et découvert son film « India Song », vécut sous son regard et l’accompagna, fidèle, jusqu’à sa mort. Une mort qu’on sent planer sur cette relation, forcément. Julien Derivaz est un Yann Andréa fougueux, habité par les mots, à la recherche de sa vérité. Reconstituant le puzzle de ce que fut, pendant ces deux ans précédant la rencontre de Michèle Manceaux, la relation engagée avec Marguerite Duras. Occupant seul, en déplacements, parfois fébriles et tourmentés, parfois allègres et comme vibrionnants, tout l’espace du plateau, il nous dit sans détours la femme au cœur de l’écrivaine, celle qui veut être un corps avant et tout autant qu’un esprit. Il nous dit l’amour fou, la passion inexplicable, inextinguible, sombre et lumineuse à la fois, qui tient bon contre les vents mauvais. Une passion faite d’admiration, mais aussi de domination et soumission, d’emprise consentie et totale que sur Yann Marguerite exerça ; ainsi entendra-t-on la voix de Duras, enveloppante, qui filmant son amant dans « L’homme Atlantique », le guide en ordres brefs, autoritaires et sans réplique, le menaçant de l’asseoir là, dans un fauteuil s’il ne réussissait à adopter la démarche indiquée ! Ne sont nullement tus les moments de doute et de révolte, mais toujours la parole se cherche, se précise, explore le mystère qui va de la réalité à la fiction, les liant, en Duras, l’une à l’autre. Infatigable ludion, Julien Derivaz, dont la force jointe à une certaine fragilité n’est pas sans évoquer son modèle, recompose pour nous cette histoire, si belle et pourtant si cruelle.
Faut-il ici penser qu’à certains natifs de ce petit coin de France, qui fut voici quelques décennies bouleversé par ce que l’on nomma L’affaire Grégory, l’évocation à Bussang de Marguerite Duras put paraître incongrue, ou courageuse ? Car elle fut aussi celle qui, dans le journal Libération, publiait à l’époque des faits, sous l’égide de Serge July, un article intitulé « Sublime, forcément sublime ». Une prise de position qui suscita une vive polémique, puisque son auteur y justifiait, par le sort oppressif séculaire réservé aux femmes dans notre société, l’infanticide qu’aurait prétendument commis Christine Villemin, la mère de l’enfant assassiné…
Quoi qu’il en soit, le spectacle intrigue, interpelle, et maint spectateur, à la sortie de la salle, prend le temps de s’interroger, tant cette confession lucide de celui qui fut « l’amant soumis et le lecteur ébloui » – de celui que sa maîtresse « dé-créa pour le recréer », le rebaptisant au passage – reste singulière et trouée encore de zones d’ombre, opaques à ceux qui l’écoutent. Tant la relation décryptée semble aussi évidente qu’incompréhensible !
Deux autres événements nous rapprochent à Bussang, dans le parc du théâtre, de Marguerite Duras : la lecture en fin de semaine, lors des Impromptus de midi, de « La pluie d’été », étrange roman dont la veine absurde et comique cache une réflexion sérieuse sur l’éducation, les liens familiaux, et le droit à la différence ; l’exposition enfin, de la photographe Hélène Bamberger, intitulée judicieusement « Marguerite Duras de Trouville », puisque là se sont rejoints d’abord Yann et Marguerite. La photographe s’est attachée à capter les regards, de Marguerite sur le monde, de Yann sur Marguerite, jusqu’aux regards échangés de part et d’autre d’une fenêtre, comme apaisés et sereins, une fenêtre qui tout à la fois séparerait et réunirait les tumultueux amants.