Comptes-rendus Scènes

Au Festival d’Almada, « Ventos do apocalipse », de Noé João

Parlant de la perception du langage, le dramaturge Harold Pinter, passé maître dans l’art d’épuiser et tordre le sens des mots, tint un jour cette affirmation : « Ce que nous entendons est une indication de ce que nous n’entendons pas ». Une définition que l’on pourrait aussi bien appliquer au spectacle Ventos do apocalipse, puisque les très courts passages dialogués, souvent répétitifs, suffisent à ce que le spectateur construise, autour des quatre corps qui, le plus souvent mutiques, évoluent sous ses yeux, construise en sa pensée toute une histoire de guerre, d’exil, de bruit et de fureur. 

Prenant appui sur le roman éponyme de Paulina Chiziane – première femme mozambicaine à être publiée, première autrice africaine à recevoir en 2021, le Prix Camões, la plus importante distinction littéraire du monde lusophone –, le metteur en scène angolais Noé João bâtit un court spectacle étrange, entre danse, musique et théâtre, qui pour être reçu, compris et apprécié, nous demande en quelque sorte de lâcher prise : il ne s’agissait pas, selon Noé João, d’adapter, dans ce qui serait devenu un texte construit pour la scène, cette œuvre dense inspirée de la guerre civile, ce roman au « scénario dantesque », écrit en « paroles fortes crues, incisives, dilacérantes ». Mais de s’appuyer sur lui pour nous permettre d’appréhender toute l’horreur de la guerre. Des guerres. Quelles qu’elles soient. Pas seulement celles qui ont déchiré, déchirent, déchireront hélas  le continent africain, mais encore celles qui toujours défigureront la terre.

Le propos, si j’en veux croire le titre, me semble universel, à condition d’accepter la référence aux quatre vents de l’Apocalypse, bridés ou lâchés sur la Terre et la Mer ; des lieux qu’ils ravageraient, ces vents empêchés ou non par quatre anges aux ordres de Dieu. C’est ce chiffre quatre qui préside à la dramaturgie et à la scénographie. Des vêtements divers, vides et suspendus aux cintres de la cage de scène, évoquent les corps qu’ils ont habillés, et dont ils signent la tragique absence. D’autres sont posés sur quatre chaises mises en carré au centre du plateau. Dans une lumière retenue, quatre corps, eux bien vivants, saisissants de beauté, noirs de peau et de vêture, sortent silencieux de l’ombre : deux femmes, Ana Paula Monteiro, brésilienne, Rolaisa Embalo, guinéenne, et deux hommes angolais, Daniel Martinho et Huba Mateus, ces nationalités différentes ainsi réunies semblant confirmer une idée d’universalité. 

La première séquence du spectacle nous semblera intéressante mais fort longue, trop étirée peut-être qui, très lente, à la façon du théâtre traditionnel japonais, verra les comédiens agenouillés aux quatre coins du plateau déplier, montrer, sculpter en formes de corps démembrés, puis replier, en balluchons fermés à jeter sur l’épaule, les vêtements dont ils se seront saisis, alors que la bande-son emplit l’espace de bruits propres à suggérer et les vents spatiaux et la guerre. Jusqu’à ce qu’une déflagration, si violente que dans son siège l’on sursaute, vienne les mettre tous quatre en mouvement, en course affolée autour du plateau, les yeux se levant par intermittence vers un ciel lourd de menaces et d’où peut à tout instant surgir la mort. 

Le spectacle prend alors tout son sens, dans cette seconde partie faite de courses et pauses alternées, les femmes d’abord ensemble – mère et fille, on le comprendra dans ce tendre enlacement où la mère réconforte l’enfant –, les hommes en duo père et fils – mais rien ne nous l’indique précisément. Puis réunis tous quatre dans la solidarité de l’exil, de la fuite vers une terre promise rêvée, coude à coude en rond au centre de l’espace restreint que délimitent les chaises, allant à la recherche d’un lieu où s’arrêter, où reprendre racine, où vivre enfin en paix, où redevenir des êtres humains dignes et respectés et libres, lavés de toutes les humiliations subies, esclavage, colonisation, luttes tribales…

C’est alors que le texte nous conforte dans ce que nous pressentions : « Et maintenant, où est notre maison ? », demande un des personnages ; mais un autre l’interroge : « Quelle maison ? Quelle maison voulons-nous maintenant ? » Et le spectateur de se trouver aussi interpellé : « La faute n’est pas mienne, elle est tienne, elle est nôtre. Tu regardes et ne fais rien. Tu sens et ne fais rien. Regarde autour de toi, que vois-tu ? Ou tu vas feindre que tu ne vois pas ? Positionne-toi. Nous sommes tous mélangés, les tirs arrivent de tout côté. Ta balle atteint mon cœur, mon âme, ton âme. »

Un théâtre qu’il faut appréhender par la vue d’abord, où il faut remplir les silences, se laisser prendre par ses émotions et ses sentiments intimes. Un théâtre qui prouve bien la volonté du Festival International de théâtre d’Almada de se diversifier, de s’ouvrir à toute forme d’expression, et d’être attentif au monde !

Photos Paul Chéneau
J.B. Almada, 9 juillet 2023