Les grands entretiens d’artpress : Jacques Henric, artpress, décembre 2014. Préface (importante et juste) de Philippe Forest.
Je dors à la Fabrique, tout en haut, dans le bureau de Jacques. Momo le chat, qui m’aime mais sans réciproque, puisque je lui suis allergique, saute sur ma couche. J’ouvre un œil, une délicieuse odeur de café monte de la cuisine, j’entends Jacques préparer le déjeuner. Je perçois le murmure de la petite radio branchée sur le nouvelles du matin, des grommellements furieux et des « Ah la vache! » qui ponctuent avec régularité les dépêches. Je descends, essayant de ne pas me casser la figure dans l’escalier en spirale, j’entends des bribes de conversation, le rire raffiné de Catherine; le café et le pain grillé sont prêts. Tout recommence comme hier et comme ça recommencera demain, la passion, la générosité, cette porte ouverte infiniment ouverte aux êtres et aux livres, les échanges sur nos auteurs privilégiés (qui sont pour la plupart partagés), les femmes, la politique, les multiples indignations, les rires et la joie de parler, de penser ensemble: l’amitié. Catherine vaque aux corrections des épreuves de La vie sexuelle de Catherine M., prise dans la névrose obsessionnel du prote, la peur au ventre (Le Seuil va tirer quatre mille exemplaires, elle a les plus grands doutes sur la réception du récit). Nous les hommes avons des choses plus importantes à faire, comme d’aller acheter au marché les navets et de l’andouille de Guéméné chez la marchande qui, à l’anniversaire de la révolution, porte un bonnet phrygien et chante : « Les aristos à la lanterne! ».
Saviez-vous que Jacques Henric, dans un milieu où la probité morale et intellectuelle est exceptionnelle (il faudrait un livre sur le trou noir éthique dans lequel vit l’intelligentsia occidentale), est l’un des rares honnêtes hommes? Saviez-vous qu’il est un grand écrivain, qu’il a tout lu, qu’il s’intéresse à tout, au sexe, aux motos, à la boxe, à la peinture, à Tertullien, aux papes, à sa Jeep, au mal et aux maux, à l’art africain, à la tauromachie et à la littérature, avant tout? Saviez-vous que, sa vie durant, il a tour à tour quitté le parti communiste, les avant-gardes, les écoles pour à chaque fois, dire sa liberté et la nôtre?
Henric a quatre maîtresses, la lucidité, la matérialité, la passion, la liberté.
La lucidité d’abord : il n’a jamais cédé aux mystiques romantiques de l’écrivain : sa pratique d’écriture se défie des effusions lyriques, tant littéraires que critiques (ce qui ne l’empêche pas d’aimer avec enthousiasme les créateurs en peinture comme en littérature). Aucun idéalisme chez lui, il ne se réfugie jamais dans le Ciel des Idées platonicien, espace où tout est beau, pur et vrai et où l’on cache souvent ses petites ou grandes compromissions et hontes. Chez Henric, « se consacrer à l’écriture » dans sa tour d’ivoire est vite suspect: la littérature, si belle soit-elle, ne sauve pas par un intouchable sacré les vies compromises, elle n’excuse aucune chute (dans la collaboration, l’antisémitisme, les totalitarismes). Ce qui n’empêche pas de lire et d’aimer Guignol’s Band, L’amant, Notre-Dame-des-Fleurs, Le Mentir-vrai. Ainsi, quand il lit Céline, il maintient côte à côte le salaud antisémite et le formidable innovateur de langue : pas question d’excuser l’horreur au nom de la beauté; mais aussi, pas question de bazarder l’œuvre au nom de l’éthique (Céline, Marval 1981). Il en va de même pour Marguerite Duras, Philippe Muray, Jean Genet et tant d’autres (Politique, Seuil, 2007): nulle complaisance pour leurs fourvoiements, et, à rebours, une admiration intacte pour leurs œuvres.
La matérialité ensuite : le refus d’idéaliser, de tomber dans les travers de la belle-âme hégélienne conduit logiquement Jacques Henric à fusionner l’homme et l’œuvre. Il a vite rompu avec le textualisme et le formalisme qui marqua la littérature et la critique des années soixante et septante, d’où la vie et le réel étaient bannis : une littérature ne laissant derrière que des innovations formelles sans importance, d’où la chair avait fui; à l’époque seule l’œuvre comptait, la biographie et l’histoire étaient inutiles. Cette rupture est d’abord manifeste dans son œuvre romanesque, où s’entremêlent sans cesse, dans un style tout à la fois savant, calculé et délié, les fils de l’autobiographie, de la narration, de la réflexion, du contexte historique. Elle se lit aussi clairement dans ses essais et son œuvre critique : quand il aborde les écrivains et les peintres, Henric se débarrasse des lunettes roses de l’idéalisme et de toute idéologie qui fourreraient les corps et leurs histoires, et l’Histoire avec, dans les tiroirs proprets de l’abstraction pour qu’ils y soient bien rangés (« serrés, comme on dit en Romandie) et qu’ils n’en ressortent jamais. L’homme concret, rattaché à son corps et à son expérience historique, c’est lui-même, c’est son œuvre, ce sont ses semblables, artistes ou non.
Le refus de l’idéalisme donne la clé de toute son œuvre; son matérialisme discursif (pour reprendre une expression de Jean-Claude Milner) n’est cependant point dogmatique. Il l’adapte avec souplesse et nuance aux situations symboliques et historiques particulières : ainsi l’Aragon apparatchik du stalinisme[1] n’est pas le même que l’Aragon en fin de vie, redevenu véritable écrivain (Politique), l’Éluard de « Liberté » n’est celui de l’Ode à Staline, publiée quand, si l’on n’était pas volontairement aveugle, on commençait à savoir ce qu’était le Goulag. L’éthique, si négligée par nos intelligentsias, n’est chez Henric jamais bien loin; elle se soutient d’un devoir de mémoire historique : « On oublie ce qu’on a su, ce qu’on a appris, voire ce qu’on a vécu. On doit alors rafraîchir. Mais il y a aussi ce qu’on vous a caché, les manipulations, les trucages, les mensonges. » (Entretien, p. 71)
La passion, en troisième lieu : pour aimer tant d’écrivains et de peintres, pour écrire son œuvre, il en fallait à la pelle; il faut ici souligner la générosité de ses goûts littéraires, qui exclut bien peu de ses contemporains : Henric est hospitalier. Mais la passion surgit aussi dans ses indignations. Et ce qui l’exaspère, c’est l’infinie régression que nous vivons (« L’époque est à la régression tous azimuts » Entretien, p. 47) : un fouillis de règles mesquines, une bien-pensance farcie de vertu puritaine, une susceptibilité paranoïaque à toute offense (vrai ou perçue, peu importe), un soutient non-critique à toutes les causes faisandées. Listons pêle-mêle : le nazisme, le communisme, l’hypocrisie sexuelle ou politique, le fascisme, l’antisémitisme et sa feuille de vigne l’ « antisionisme », la non-littérature, la politique comme fin de tout, l’obscurantisme religieux ou mystique, l’antiaméricanisme pavlovien couplé à un anti-capitalisme tout aussi automatique, une démocratie qui a peur d’elle-même et de ses propres règles, en fait tout ce qui constitue la vulgate infiniment ressassée de la bobologie contemporaine, perdue dans une vétilleuse correction politique. Mais surtout, l’inféodation de l’art au politique et à l’idéologie : « Jamais la littérature sous l’autorité du politique « (Politique, citant Pierre Lescure). À petits coups de rabot, nos libertés sont peu à peu rognées : voilà le véritable scandale pour Jacques Henric, et sa résistance témoigne d’une santé morale à tout épreuve[2]. L’une des personnes les plus ferventes que je connaisse, il est un bouillonnement de vie qu’il soumet à une sévère discipline, nulla dies sine linea (sinon, l’immensité de son œuvre serait inexplicable).
Enfin, la liberté. Notre contemporain est bouffi d’une fausse liberté, celle d’une pose tour à tour « révolutionnaire », « subversive », « transgressive », qui masque l’inféodation à une pensée unique et un appel à la servitude (de l’état, du parti politique). Cette pose est gratuite, dans tous les sens du terme: dans nos démocraties libérales, nul n’est censé (et nul ne devrait) être sanctionné pour ses opinions, si irréelles, si dangereuses pour la communauté soient-elles. L’Ode à Staline, texte d’une répugnante et obscène servilité, n’a jamais rien coûté à Paul Éluard[3]. Le De la Chine de Maria Antonietta Macchiochi, livre qui reprend in toto la propagande maoïste reprise, fut encensé par le Tout-Paris, emmené par le groupe Tel Quel (dont le catalogue des fourvoiements reste à faire). Ossip Mandelstam, d’outre-tombe, devrait leur demander des comptes, à tous ces adorateurs idolâtres, lui qui paya de sa vie son poème antistalinien[4].
Au rebours des poses pseudo-révolutionnaires, qui abominent tout ce qui entrave leur désir de soumission, la liberté de Jacques Henric est vraie : attentive au réel politique et sexuel, se défiant de toute idéalisation, démasquant les accommodements avec le mal, elle cerne un espace où nous pouvons enfin respirer. Parlant de Klossowki, il en appelle à recomposer notre présent contre la table rase toujours recommencées de nos révolutionnaires en peau de lapin : « Encore un peu de patience, et que nous soyons enfin libérés de l’emprise d’un temps grippé n’avançant plus que par à-coups, par sautes brutales, un temps n’obéissant plus qu’à la seule logique d’une histoire catastrophique, détruisant ainsi des pans entiers de la mémoire humaine, projetant à chaque convulsion dans un hypothétique futur les bribes désorbitées du passé qui, en vérité, n’a jamais passé et attend en vain son anamnèse. Un peu de persévérance encore, et l’expérience et la pensée du temps induites par les grands traumatismes historiques de notre siècle laisseront la place à une autre expérience, à une autre pensée, à une autre maitrise du temps. La logique avant-gardiste de la table rase, de la fuite en avant, de l’invention formelle si radicale qu’elle périme tout ce qui la précède, s’effacera devant une autre narration, moins spectaculaire mais qui redonnera une cohérence à un paysage artistique dévasté. » On voit que la désespérance, péché capital, n’est pas le fort d’Henric.
Dans la littérature française contemporaine, il occupe une position fort singulière (je ne vois guère que Michel Houellebecq à lui comparer): aussi critique à l’égard de l’extrême-droite que de la gauche et de l’extrême-gauche (Politique est un formidable documentaire sur les compromissions staliniennes de nombre d’écrivains, compromissions souvent recouvertes du manteau de Noé), il refuse aussi un centre qui serait comme la molle moyenne des fausses opinions et deviendrait ainsi un autre fourvoiement de plus. Indifférente aux-belles âmes comme à la militance, cette vie qui refuse, avec constance et obstination, toute servitude, quelle qu’elle soit, a une exemplarité dans laquelle tout esprit vraiment libre devrait se reconnaître.
Ah oui, j’ai oublié sa cinquième maîtresse, la plus séduisante peut-être : la gaité et la joie de vivre et de survivre.
[1] Le devoir de mémoire demande ici un partiel florilège aragonais:
Il s’agit de préparer le procès monstre
d’un monde monstrueux
Aiguisez demain sur la pierre
Préparez les conseils d’ouvriers et soldats
Constituez le tribunal révolutionnaire
J’appelle la Terreur du fond de mes poumons
Je chante le Guépéou qui se forme
en France à l’heure qu’il est
Je chante le Guépéou nécessaire de France
Je chante les Guépéous de nulle part et de partout
Je demande un Guépéou pour préparer la fin d’un monde
Demandez un Guépéou pour préparer la fin d’un monde
pour défendre ceux qui sont trahis
pour défendre ceux qui sont toujours trahis
Demandez un Guépéou vous qu’on plie et vous qu’on tue
Demandez un Guépéou
Il vous faut un Guépéou
Vive le Guépéou véritable image de la grandeur matérialiste
Vive le Guépéou contre Dieu Chiappe et la Marseillaise
Vive le Guépéou contre le pape et les poux
Vive le Guépéou contre la résignation des banques
Vive le Guépéou contre les manoeuvres de l’Est
Vive le Guépéou contre la famille
Vive le Guépéou contre les lois scélérates
Vive le Guépéou contre le socialisme des assassins du type
Caballero Boncour Mac Donald Zoergibel
Vive le Guépéou contre tous les ennemis du prolétariat. (« Prélude au temps des cerises » dans Persécuté-Persécuteur, 1931)
« Je veux parler de la science prodigieuse de la rééducation de l’homme, qui fait du criminel un homme utile, de l’individu déformé par la société d’hier, par les forces des ténèbres, un homme du monde de demain, un homme selon l’Histoire. L’extraordinaire expérience du canal de la mer Blanche à la Baltique, où des milliers d’hommes et de femmes, les bas-fonds d’une société, ont compris, devant la tâche à accomplir, par l’effet de persuasion d’un petit nombre de tchékistes qui les dirigeaient, leur parlaient, les convainquaient que le temps est venu où un voleur, par exemple, doit se requalifier, dans une autre profession – Cette extraordinaire expérience joue par rapport à la nouvelle science le rôle l’histoire de la pomme qui tombe devant Newton par rapport à la physique. Nous sommes à un moment de l’histoire de l’humanité qui ressemble en quelque chose à la période du passage du singe à l’homme. Nous sommes au moment où une classe nouvelle, le prolétariat, vient d’entreprendre cette tâche historique d’une grandeur sans précédent : la rééducation de l’homme par l’homme » (« Pour un réalisme socialiste »; il s’agit du Goulag)
« A l’usine de tracteurs de Tcheliabinsk, pendant la construction de cette usine, plusieurs fois les brigades de bétonneurs ont organisé des soirées d’émulation socialiste au cours desquelles il s’agissait de remplir et vider le mélangeur de béton au lieu de 140 fois, comme c’est la normale d’une journée, 200 fois et plus. Une large assemblée assistait à ce spectacle qui se poursuivait au son d’un orchestre jouant des airs de danse et des chansons. Une brigade arriva à fournir en une nuit le chiffre incroyable de 200 mélangeurs. » (Note du poème « Valse du Tcheliabtraktrostroï », dans Hourra L’Oural)
« Merci à Staline pour ces hommes qui se sont forgés à son exemple, selon sa pensée, la théorie et la pratique stalinienne ! Merci à Staline qui a rendu possible la formation de ces hommes, garants de l’indépendance française, de la volonté de paix de notre peuple, de l’avenir d’une classe ouvrière, la première dans le monde montée à l’assaut du ciel et que l’on ne détournera pas de sa destinée en lui faisant voir trente-six étoiles étrangères, quand elle a de tels hommes à sa tête ! » (Les lettres françaises, mars 1953)
[2] Citons le Céline, décidément un grand livre malgré ou à cause de sa concision : « Peut-on avancer, sans trop de légèreté, que c’est un certain destin de l’Occident qu’à la fois incarné et dénoncé Céline? […] Il est l’aède racontant la montée inexorable et la prise en main du monde et de la pensée par les millions de tartempions en instance de déshumanisation, le barde mettant toute sa véhémence rhétorique à décrire les pouvoirs sans cesse grandissant de l’impotence, le témoin scrupuleux et colère consignant les terribles soubresauts et les meurtriers coups de queue de la chimère humanité qui souffre et qui jouit de se savoir en train de crever. Il narre comment une foule apode et vermiforme, faite à l’image d’un dieu lombric, sorti des obscurs sous-sols du nihilisme, cherche à se hisser désespérément au pinacle. »
[3] Voir le mot de Kundera, cité dans Politique : « Le bourreau tuait, le poète chantait. »
Paul Éluard, Ode à Staline (1950)
Staline dans le coeur des hommes
Sous sa forme mortelle avec des cheveux gris
Brûlant d’un feu sanguin dans la vigne des hommes
Staline récompense les meilleurs des hommes
Et rend à leurs travaux la vertu du plaisir
Car travailler pour vivre est agir sur la vie
Car la vie et les hommes ont élu Staline
Pour figurer sur terre leurs espoirs sans bornes.
Et Staline pour nous est présent pour demain
Et Staline dissipe aujourd’hui le malheur
La confiance est le fruit de son cerveau d’amour
La grappe raisonnable tant elle est parfaite
Staline dans le cœur des hommes est un homme
Sous sa forme mortelle avec des cheveux gris
Brûlant d’un feu sanguin dans la vigne des hommes
Staline récompense les meilleurs des hommes
Et rend à leurs travaux la vertu du plaisir
Car travailler pour vivre est agir pour la vie
Car la vie et les hommes ont élu Staline
Pour figurer sur terre leur espoir sans bornes.
[4] Ossip Mandelstam, Le montagnard du Kremlin (1933) :
Nous vivons sourds à la terre sous nos pieds,
À dix pas personne ne discerne nos paroles.
On entend seulement le montagnard du Kremlin,
Le bourreau et l’assassin de moujiks.
Ses doigts sont gras comme des vers,
Des mots de plomb tombent de ses lèvres.
Sa moustache de cafard nargue,
Et la peau de ses bottes luit.
Autour, une cohue de chefs aux cous de poulet,
Les sous-hommes zélés dont il joue.
Ils hennissent, miaulent, gémissent,
Lui seul tempête et désigne.
Comme des fers à cheval, il forge ses décrets,
Qu’il jette à la tête, à l’œil, à l’aine.
Chaque mise à mort est une fête,
Et vaste est l’appétit de l’Ossète.