Villemur Frédérique, (sous la dir.), Albert Palma, Geste et Khôra, ebl éditions, Paris, 2012
Sous titre : Albert Palma : la peinture en question.
Résumé : Depuis 2003, Albert Palma multiplie les expériences graphiques initiées par sa pratique du Shintaïdo, art martial japonais fondé après la Seconde guerre mondiale. Le très bel ouvrage qui lui est consacré, publié aux Éditions ebl[1] sous la direction de Frédérique Villemur, historienne de l’art et de l’architecture, rassemble la reproduction d’un nombre important des œuvres de l’artiste ainsi que les écrits d’une douzaine de contributeurs, dont Pascal Quignard et Moebius, qui interrogent le geste du peintre et l’espace du tableau.
Albert Palma, Geste et Khôra. Le titre du premier ouvrage consacré à l’œuvre picturale d’Albert Palma pose deux questions essentielles à la peinture : De quoi, pour un peintre, son geste est-il le signe ? Qu’est-ce que pour lui l’espace du tableau ? Le geste est ici intimement lié à la vie même de l’artiste dont l’œuvre est celle du destin. Il aurait pu devenir un acteur renommé si un grave accident dont il a failli mourir n’avait décidé de son devenir. Pascal Quignard rappelle dans son écrit « La Conférence de Guéret sur Palma », l’instant tragique où la vie de l’artiste bascule quand il n’a pas encore trente ans, alors qu’il joue un rôle dans le film L’Affiche rouge, dans la souffrance et une mise en question radicale du sens de soi. C’est au demeurant cette entente profondément humaine, ce questionnement commun sur les expériences de vie, qui pour être très différentes, créent cependant, pour Anna Feissel-Leibovici dans « Le Dit d’Albert Palma », la communauté artistique entre Albert Palma et Pascal Quignard, leur entente en deçà des mots.
Albert Palma se sort de l’accident, comme le précise l’écrivain, les poumons brûlés, en proie à des vertiges et presque sourd. Il part ensuite pour le Japon et pratique pendant dix ans le Shintaïdo, « un art martial nouveau ». Selon la définition qu’il en a donnée lui-même dans son livre Geïdo – la Voie des arts[2] et que reprend Patrice Van Eersel, dans son article « Sur l’œuvre graphique d’Albert Palma », le Shintaïdo est la « « nouvelle voie du corps » », la maîtrise du corps, de la colonne vertébrale, du bassin, du regard, de la main. Anna Feissel-Leibovici le définit comme « un art martial nouveau » qui a appris à l’artiste à « faire le vide entre ses vertèbres » par la recherche de la verticalité en soi et qui a été pour lui le chemin vers la sublimation de ce qui a failli l’anéantir. Pour Patrice Van Eersel, cette recherche d’une maîtrise complète de soi l’a conduit en 2003 à s’astreindre à des « « gammes graphiques » » en « reprenant la notion de base du kata (figure gestuelle élémentaire) » jusqu’à avoir une parfaite maîtrise de son geste graphique à main levée et à avancer dans la quête d’une harmonie du geste et de la forme. Son geste, qui a la netteté d’une attaque, le conduit, en effet, à une forme de perfection graphique. « 32 ans de sabre pour affûter une plume » selon Pascal Quignard. 32 ans pour que son trait ait le tranchant d’un coup de sabre.
C’est cette perfection du geste et sa répétition que soulignent Irène Fenoglio, dans « L’univers paradoxal d’Albert Palma » et Dominique Rabaté dans « L’encre vibre ». L’artiste dessine à la plume sur une « table de verre ». Le geste méthodique, récidivant permet le tracé parfait et unique de chaque trait. La répétition est chez lui maîtrise de l’outil et de la matière, comme un défi au temps et à l’espace du tableau ; elle est source de création. Dominique Rabaté en propose un exemple : la gravure intitulée « Le voyage de la pierre » en hommage de l’artiste au poète Henry Bauchau, avec au centre une pierre d’argile taillée qui semble flotter dans le vide mais sans être tout à fait libre puisque quatre traits comme des fils paraissent la retenir à des points, créant une « paradoxale dynamique statique », un contraste entre immobilité et mouvement. Dans ce tableau, comme dans les autres, la fixité du trait devient « puissance de mouvement » et source d’étonnement pour le spectateur parce que le geste d’Albert Palma, qui engage le corps et l’esprit, est ouverture vers « son espace intérieur ». La calligraphie est dès lors pour lui une ascèse, comme il l’a lui-même précisé dans l’entretien (à paraître) qu’il a accordé à Chantal Lapeyre Desmaison. C’est tout à la fois un lâcher prise et une maîtrise. La fécondité du « tracé à main levée » singulier et universel, qui inlassablement se répète, n’est pas fermeture mais ouverture vers un monde en soi, comme une archéologie du moi et constitue, de ce fait même, une « sculpture du temps » comme le montre Thierry Dumanoir dans son article « La répétition féconde ». C’est aussi pour Anna Feissel-Leibovici, ce qui rapproche l’écriture d’Albert Palma et celle de Pascal Quignard dont la pratique du fragment est semblable, pour l’artiste, à « un coup de sabre ». C’est le trait, le coup porté qui signe ici comme chez l’écrivain, sa proximité avec l’hypsis[3], le sublime.
Dans cette perspective, y a-t-il vraiment un sens à donner à la répétition de micro structures créant par endroits une apparence de désordre, à leur entrelacs et à la profusion vertigineuse des traits que certains titres soulignent non sans ironie sans doute : « 99 999 traits » ou « 118 698 traits » ou encore « 129 914 traits » et qui parfois saturent presque l’espace du tableau en masses puissantes qui semblent suspendues dans l’air et animées d’un mouvement ? Chantal Lapeyre Desmaison, dans « Pas de sens », interroge le mot de Pascal Quignard évoquant le travail d’Albert Palma : « Il n’y a pas de sens. » Tableaux[4] « sans sujet » selon l’écrivain, mais le mot « sens » est à entendre également comme la manière de travailler d’Albert Palma et comme le positionnement du tableau dans l’espace. Celui-ci, au cours du travail, est posé sur une table autour de laquelle l’artiste tourne et travaille comme le fait l’observateur ainsi que Pascal Quignard en a fait l’expérience. De ce fait, pour l’écrivain, le tableau n’a pas de sens, semblable en cela à un jardin shintô ; il peut être vu « de tous les points de vue possibles ». Cependant, si le sens est l’appréhension d’une signification, la négation du sens se définit alors, selon Chantal Lapeyre Desmaison, comme une approche du réel au sens psychanalytique dont l’ombre se manifeste dans la répétition presque infinie des traits et enveloppe le spectateur. C’est, pour elle, une trace, une énergie, une « physis », une « pulsation » intiment liée au plus ancien à « l’arché », au re-, au retour. C’est aussi le même geste qui impulse le mouvement du danseur et celui du musicien. Ce qui compte alors est bien davantage le « processus d’élaboration » que l’image qui advient.
Khôra : Platon dans le Timée nomme ainsi un espace propre à accueillir ce qui advient, le lieu de tous les possibles. C’est l’espace même du tableau pour Albert Palma[5], un espace ouvert au temps de la création, comme l’est la page blanche pour l’écrivain qui perçoit dans les tableaux d’Albert Palma « des champs vibratoires où l’image change sans cesse, vit, s’incruste, ronge, attaque jusqu’au vertige », le lieu d’émergence de ce qu’il nomme le jadis[6]. Ces vibrations sont, pour Moebius dans son entretien avec Thomas Johnson sur « Albert Palma et l’anamorphose », une « cartographie de l’énergie » nécessaire à la création que l’artiste puise dans son geste graphique semblable en cela à son geste martial. De ce fait, les tableaux, sans volonté de représenter quoi que ce soit, sont le lieu du surgissement de quelque chose de très ancien, comme une « souche » dont la vie naît de la répétition comme « une petite transe », et de décalages par « transgression minuscule ». C’est aussi le point de vue que développe Frédérique Villemur dans « Du geste, du rythme – Khôra », l’un de ses sept articles publiés dans ce volume. Khôra : c’est, pour elle, l’espace même du tableau, dont la force expressive est bien davantage la mise en scène d’une énergie créatrice que d’un sens qui, de toute façon, est soumis à l’interprétation du spectateur. Le tableau, selon elle, est plus certainement la réponse à un appel, à une nécessité intérieure, une forme d’obéissance. Dès lors, la page vierge est pour Albert Palma l’espace de son énergie créatrice que vivifie tout particulièrement sa lecture des écrits de Pascal Quignard et d’Henry Bauchau et leur « contagion vibrante » selon le mot de Dominique Rabaté. L’espace de la page est, dans cette perspective, pensé par Anna Feissel-Leibovici interrogeant l’influence des écrits de Pascal Quignard sur l’œuvre du peintre, comme une « lecture » de « textes déclencheurs » selon le propre mot d’Albert Palma. C’est ce que suggère d’ailleurs le titre de quelques tableaux en référence explicite aux écrits de Pascal Quignard « Les Ombres errantes[7] » ou « Pavement, villa d’Apronenia Avitia[8] » ou encore « Le ciel d’Apronenia Avitia », le ciel étant l’espace, le Ma japonais, le lieu liant ou séparant, à la bordure.
Enfin, la maîtrise du geste et de l’espace du tableau est intimement renforcée chez Albert Palma par l’architecture de ses œuvres. Myriam Watthee-Delmotte dans « Entrée en contemplation : La Pierre sans chagrin[9] d’Henry Bauchau illustrée par Albert Palma » le montre en analysant la proximité du poète et de l’artiste du fait de la rigueur de la construction de leur œuvre que tous deux empruntent, selon elle, à celle de l’Abbaye cistercienne du Thoronet. Chacun, en effet, respecte la règle qu’il se fixe et exerce sa patience, que nécessite au demeurant toute création, et qui est à considérer comme un rapport singulier au temps, une quête de sérénité et un appel à la contemplation. Par ailleurs, Albert Palma se saisit, selon Myriam Watthee-Delmotte, de l’intensité au cœur du poème et la fait résonner dans son trait. Frédérique Villemur insiste elle aussi, dans « L’abbaye du Thoronet », à partir d’une analyse très précise et passionnante de l’architecture surprenante de l’édifice du fait des contrastes entre certains volumes, des formes, des niveaux de sol irréguliers, sur la parenté du poète et de l’artiste. Tous deux partagent « une même recherche de dépouillement et de sobriété, même rigueur dans le rythme ». Frédérique Villemur en conclut que « Tout concorde dans l’assemblage d’opposés », que ce soit dans la construction de l’abbaye, dans celle des œuvres d’Henry Bauchau ou des dessins d’Albert Palma. C’est pourquoi, selon elle, Albert Palma, inspiré par le recueil de poèmes de Bauchau dans l’ensemble de ses sérigraphies Le voyage de la pierre, ne les illustre pas. Il n’en donne pas de figuration graphique ; il « tisse des ondes colorées ».
Toutes les contributions sont ici une invitation adressée au lecteur, à l’observateur à découvrir, sans idées préconçues, libre de toute représentation, l’œuvre d’Albert Palma magnifiquement mise en scène par la réalisation graphique due à Maya Palma. En effet, le format 32X24 et les reproductions très nombreuses en pleine page des tableaux (près de quatre-vingts) permettent d’appréhender avec justesse le travail de l’artiste. Car l’essentiel est pour le lecteur sa rencontre avec l’œuvre d’Albert Palma dont les commentaires suggèrent la richesse et la profondeur. Il faut noter encore la diversité des œuvres représentées dans l’ouvrage due aux supports utilisés, au jeu des couleurs d’un tableau à l’autre. Quelques exemples : les pages calligraphiées extraites des Cahiers bauchaliens en 2003 et leur écriture très serrée, dense et régulière ; des encres sur papier millimétré telles que « Structure de la pierre » en 2003 ; les plaques d’argile en 2005 ; des linogravures de 2010 ; les pages extraites de La Pierre sans chagrin de 2006 ; la très belle sérigraphie extraite du « Voyage de la pierre » de 2006 et aussi des eaux fortes de 2009 dont le tirage a été exécuté dans l’atelier de Rémy Bucciali qui voit dans le travail d’Albert Palma à propos de « La pierre sans chagrin » resurgir l’esprit des moines bâtisseurs du Thoronet qui ont en quelque sorte pensé la pierre au cœur même de la pierre, « in utero ». Les photos de la presse de Rémy Bucciali et des épreuves font comprendre que la perfection d’une technique accompagne le geste créateur. Il en est de même des photos prises des détails du tableau « Les flammes noires » en cours d’élaboration. Il faut noter encore la diversité des motifs d’inspiration de l’œuvre que quelques titres suggèrent tels que « Approche de l’inconscient », « L’originel », « Rideau de silence » ou encore « Le mur de ma prison », « Le Pont de Paul Célan », « Le point de l’aube » et les tableaux intitulés « Sans titre ».
Enfin, le catalogue présente quelques-unes des œuvres (non commentées) les plus récentes d’Albert Palma créées en 2011. Là, plus de répétition, plus de traits infiniment répétés mais l’espace presque vide de la page blanche comme « la falaise sur l’océan Atlantique » selon le mot de Pascal Quignard. Quelques traits effilés, nets, quelques traces comme des flèches, des épis jaillissants. Une énergie puissante comme une sève qui monte au printemps. Une épure du geste. Et toujours la même fermeté séduisante du tracé à main levée. Une intense présence, la force maitrisée. Bref, pour qui souhaite découvrir l’œuvre d’Albert Palma et apprendre à mieux la connaître, l’ouvrage dont la qualité graphique ajoute au plaisir de la lecture, est une excellente entrée en matière.
Agnès Cousin de Ravel, août 2012.
[1] Editions ebl dirigées par Emmanuel Bouvet-Labruyère, également directeur de la Galerie 24 bis.
[2] Albert Palma, Geïdo – la Voie des arts, principes de l’esthétique au Japon, Paris, Albin Michel, 2001.
[3] Notion pensée par Pascal Quignard, dans Zètès in Pascal Quignard Lycophron et Zétès, Paris, Gallimard, 2010.
[4] Tableaux exposés jusqu’à fin septembre 2012 à la Galerie 24B., 24 bis rue Saint-Roch, 75001 Paris. Site : www.24b.is
[5] Dans l’entretien qu’il a accordé à Chantal Lapeyre Desmaison.
[6] Notion très complexe chez Pascal Quignard qui renvoie au temps de l’origine, au temps immémorial des contes par exemple.
[7] Pascal Quignard, Les Ombres errantes, Paris, Grasset, 2002.
[8] Pascal Quignard, Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia, Paris, Gallimard, 1984.
[9] Henry Bauchau, Albert Palma, La Pierre sans chagrin, poèmes Henry Bauchau calligraphiés et illustrés par Albert Palma, Paris, Société des gens de gestes/Mixtec productions, 2006.