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Urbanîle, habiter en poète ? L’ontologie de Jean-Marc Rosier

« Habituer/est d’urgence/Habiter/c’est trouver à Rester/en ce lieu parce que/Demeurer/là/c’est/Vivre » (p. 12). Et vivre serait être ? Jean-Marc Rosier laisse la question ouverte quand il réinscrit la poésie dans la tradition de la pensée, comme Hölderlin que citait Martin Heidegger, philosophe pour lequel « Bâtir, habiter, penser » sont étroitement enchevêtrés. Idée suggérée dans sa conférence[1] éponyme prononcée à Darmstadt en 1951. L’Urbanîle[2] de Jean-Marc Rosier s’insère bien dans sa contemporanéité faite, entre autres, d’héritages multiples, hybrides, en philosophie (Heidegger, Henri Lefebvre, Lévinas, etc.), en littérature (Hölderlin, Césaire, Glissant, Eza Boto/Mongo Beti, plus près de nous Mabanckou Lumières de Pointe-Noire, Tram 83 de Fiston Mwanza Mujila, etc.). L’auteur des Ténèbres intérieures (2014) rétablit ce lien entre habiter et penser, notamment dans son poème intitulé « Les demeurants » : « Distraire coûte que coûte de l’Urbanîle ces demeurants de la/Pensée de lucre, c’est s’en revenir en fou insouvenant de la/Pensée de lucre (p. 37). Une pensée critique de l’impensé de la domination, une pensée implexe de par la mise en place d’un rapport au langage, à la figuration, à la violence, à l’irénisme, à une ontologie renouvelée, à l’écologie poétique, à la géographie littéraire, à l’imaginaire, au processus de subjectivation, etc.

Mais ce lien avec la pensée se déroule selon la logique inhérente à la poésie, complémentaire de la logique philosophique, se construisant en parallèle à cette dernière. Offerte à la lecture, Urbanîle, néologisme évoquant un rapport au langage qui apostrophe et questionne, de par son déroutement de l’ordre familier, on en revient au point initial condensé en un mot, fracas de sources multiples qui habitent en poète. Un titre qui semble insister sur l’espace : urbain, île, deux espaces intégrés dans cette poésie et que condense ce néologisme en transcendant la forme connu pour aller vers l’inconnu, l’imaginaire, le regard sur le contemporain dans son fil historique, textuel. D’où l’inflation de propositions prédicatives comme dans « Nuit une autre » :

 

Là,

Bas quartiers hiératiques de la misère bleue

Agrégats d’échouages au lointain des végétations de terre

Composites du désastre où de défit le re-partir caille

Le désamour en des rigoles de peines. (p.21)

 

Fondées sur un amas d’images, les structures appositives, ci-dessus, renforcent l’information, la caractérisation spatiale de l’Urbanîle, ce qui fait la poéticité d’une œuvre et particulièrement de celle de Jean-Marc Rosier. D’où alors l’insistance sur la manière d’approcher l’espace : marquer par la répétition du complément de relation « là » :

 

Villes bidon crâneuses (p.20)

Les croix couchées repentantes de bile bièreuse (p.22)

Mon vivre où baratte le mourir (p.23)

Le heurt des rues où jonchent des brisures d’oreilles (p.24)

 

Une manière de relier l’espace à l’habituer (incarner ici par la répétition qui crée l’habitude, l’habitus), à la demeure (l’habiter), à l’être ?

Toujours est-il que le jeu entre « Habituer/Habiter » dans l’idée de demeurer (p.12) pour cerner ce que pourrait rencontrer cette évocation urbanîlienne. Figurativement ? Un Césaire, bâtisseur et dont le « geste glorieux » le conduisit à faire grand œuvre : « Des conduites d’égout furent nouvelles, des trottoirs levèrent et, à flanc de morne, pour le cas où des crues à mains sinistres, pour que l’échappée se puisse, en cette même année soixante et onze du siècle vingtième, au Grand ensemble Dillon, fut raccordée, par souvenir de l’œil, de son terrible courroucement » (p.14) Syntaxiquement, l’auteur multiplie les propositions juxtaposées les unes aux autres, créant ces structures appositives au niveau phrastiques dont on a parlé plus haut, matérialisant l’évocation de la figure de Césaire, urbanîlien et chantre de l’être fondamental de surcroît.

L’Urbanîle marque aussi le rapport à l’autre – à l’être fondamental ? –, inscrit certes dans l’espace, mais aussi dans la durée nocturne comme dans « Nuit l’autre » ; pris dans les pièges du mouvement : « les vies allant mortes s’usant dans la poussière » (p.20), de la souffrance sociale : « Bas quartiers hiératiques de la misère bleue » (p.21). Ou encore dans le bâtir, la vie, le mouvement symbolisé par le béton (p.30). L’être est pris dans les méandres de l’Urbanîle.

L’espace, les figures, le rapport à l’autre, la durée et le bâtir ne sont que des manifestations possibles de la dimension implexe de l’Urbanîle. Un regard renouvelé sur une forme de réalité que la poésie de Jean-Marc Rosier s’emploie à dévoiler, invitant à la sublimer, la réimaginer. De la sorte, amorcer un autre processus de subjectivation de soi doté d’une dimension écopoétique, sensible à la physique îlienne, au carrefour de la philosophie et de la poésie, se nourrit davantage de la nécessité de repenser autrement l’habitat, le rester, le demeurer et le vivre, alors peut-être de l’être. L’Urbanîle de Jean-Marc Rosier amorce la réflexion en nous invitant à entrer dans les « ténèbres intérieures » pour mieux créer distance avec l’environnement connu et reconnaître le différé, la substance de l’être-ensemble.

 

 

 

[1] Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », dans Essais et conférences, trad. André Préau, préf. Jean Beaufret, Paris, Gallimard, coll. « Tel » 1958.

[2]Jean-Marc Rosier, Urbanîle, Creil, éditions Dumerchez, 2015 (Prix Fetkann Maryse Condé 2016).