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Une traversée de la dernière livraison de « Traversées »

Traversées, revue de poésie, n° 110, 2025-II

Le dernier numéro de cette revue (agrémentée d’illustrations) basée à Virton (Belgique) est multilingue, comportant des textes en langue étrangère accompagnés de leur traduction en français ou inversement. Sont ainsi représentés l’anglais (d’Angleterre, des USA, d’Australie, du Canada, des Fidji, du Sri-Lanka), l’espagnol du Mexique (plus le mixtèque et le zoque), le portugais du Brésil, l’italien, le flamand, le luxembourgeois, le bosniaque, le roumain, le corse, le russe. Dans le sens inverse, on relève quelques traductions du français au roumain. Quant aux onze poètes ukrainiens qui concluent le recueil, ils sont traduits en français à partir de l’anglais.

En tout trente-quatre poètes sont ainsi rassemblés dans un panorama sinon exhaustif du moins déjà très large de la littérature mondiale, poésie d’abord mais aussi prose (cinq auteurs). C’est par ailleurs tout l’intérêt de cet ensemble que de rappeler que la poésie ne se borne pas à l’élégie, à la peinture des sentiments de l’auteur, le genre dominant de nos jours en poésie comme dans le roman, voire le rap.

Ce qui n’empêche pas de belles réussites lorsque le poète chante ses déconvenues d’amoureux, ainsi le premier du recueil, l’américain Tom Waits dont les textes pourraient être chantés par un Bob Dylan. Toute lecture est suggestive, en particulier lorsqu’il s’agit de poésie et, en l’occurrence, nous nous sommes arrêtés en premier sur les textes en prose ! L’histoire d’un drover (conducteur de bétail) en Australie par Henry Lawson ; les déconvenues d’une jeune Japonaise immigrée aux États-Unis, vraie « cœur simple » (Sally Ito) ; une séance de cinéma dans une petite salle des Îles Fidji (Subramani) ; les récits fantastiques concoctés par un auteur roumain (Raul Sebastien Baz) ; enfin l’évocation de la vie quotidienne dans l’ex-URSS (Nadjeda Teffi).

Parmi les poètes, sans minorer d’autres contributions de qualité, on ne saurait passer sous silence Marie Faivre et son beau texte sur « L’instant du thé » dont les lecteurs de Mondesfrancophones eurent d’ailleurs la primeur (1). Il est ici accompagné d’une traduction en roumain. C’est pour nous l’occasion de signaler que ce numéro de Traversées fait appel à deux autres auteurs de Mondesfrancophones, Sonia Elvireanu et Gérard Le Goff, comme traducteurs et poètes.

Enfin, puisqu’il s’agit principalement de traduction dans ce numéro, on ne manquera pas de renvoyer à « l’édito » de Christian Marcipont, lequel enseigne cette matière à l’UC-Louvain et rappelle le problème qui se pose en premier aux traducteurs, celui de la forme : faut-il la transposer le plus fidèlement possible dans la langue d’accueil ou s’attacher plutôt au sens et à la musique ? (2) Lui-même a choisi de traduire en alexandrins les poèmes flamands en vers réguliers de Jan van Nijlen. Voici un exemple tiré du poème « De schepen » (« Les bateaux ») :

L’enfant jamais plié vraiment à son destin
Et qui s’est survécu par son rêve dans l’homme
Sait qu’un lopin planté de bruyère et de pins
Suffit à contenir ce que la terre donne (p. 165).

Des poèmes en alexandrins avec des rimes croisées : quelle audace ! Cas unique, en tout cas, dans un numéro qui consacre la prééminence du vers libre. À cet égard, il serait passionnant d’effectuer un sondage auprès des lecteurs de Traversées : combien ne prendront pas la peine de regarder les pages en alexandrins parce qu’il n’y a plus d’autre vérité pour eux en poésie que le vers libre ? combien au contraire seront agréablement surpris de constater qu’une poésie semblable à celle qu’ils ont apprise à l’école en vaut bien d’autres plus à la mode ?

À ce propos, j’ai l’habitude de citer Baudelaire :

« Jamais les prosodies et les rhétoriques n’ont empêché l’originalité de se produire distinctement. Le contraire, à savoir qu’elles ont aidé l’éclosion de l’originalité, serait infiniment plus vrai », Salon de 1859 in Œuvres de Baudelaire, La Pléiade, 1938, vol. II, p. 232.

Quoi qu’il en soit, chacun trouvera dans ce numéro de Traversées d’abord marqué par la diversité de quoi satisfaire ses goûts et ses envies.

(1) https://mondesfrancophones.com/creations/le-sablier-de-labsence-extraits/

(2) Il mentionne la traduction des Sonnets de Shakespeare par André Markowicz et Françoise Morvan en pentamètres iambiques. On pourrait rappeler aussi bien la traduction en alexandrins de Charles-Marie Garnier (1927) qui adopte un tout autre parti, inventant une langue baroque pour faire sonner l’étrangeté de la langue de Shakespeare. Voir par exemple le 1er quatrain du sonnet 30 (la suite à l’avenant) :

Quand je fais comparoir les images passée
Au tribunal muet des songes recueillis
Je soupire au défaut des défuntes pensées
Pleurant de nouveaux pleurs les jours trop tôt cueillis.