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Une sainte de la racaille

Une sainte de la racaille

 

Evguénia Iaroslavskaïa-Markon

Révoltée. Traduit du russe par Valéry Kislov.

Seuil Fiction & Cie

 

Dans le récit d’Olivier Rolin, le Météorologue, publié en 2014 (1), apparaît le nom de cette jeune femme dont on voit aujourd’hui la photo en couverture du livre, Révoltée. Evguénia Iaroslavskaïa-Markon a écrit le récit de sa vie peu de temps avant son exécution, en juin 1931, dans une cellule du « camp à destination spéciale » des îles Solovski. Olivier Rolin la décrit ainsi : « profil grave, avec même quelque chose d’inflexible […] profil de guerrière ». La connaissance de ce cliché, il la doit à l’historienne Antonina Sotchina. Elle le lui montra en 2012, parmi d’autres photos de déportés, lors du voyage qui le conduisit dans ces sinistres îles du premier du Goulag soviétique. Quelque temps plus tard, la responsable de l’association Mémorial de Saint-Pétersbourg, Irina Fligué, lui apprit qui fut Evguénia Markon, victime, à vingt-neuf ans, de l’une des plus « grandes machines à tuer des temps modernes ».

Evgénia Markon est née dans une famille de la bourgeoise intellectuelle juive de Pétrograd, elle fut l’épouse du poète Alexandre Iaroslavskaïa, exécuté lui aussi, quelques mois avant elle, par les tueurs de la Guépéou. Sur le premier feuillet du manuscrit découvert en 1996 par Irina Fligué, était écrit Mon autobiographie. Révoltée est le titre donné par Olivier Rolin pour la traduction française du livre. Un qualificatif qui, pour une fois, n’est pas galvaudé (il y a tant d’intraitables « révoltés » et « révolutionnaires », dans les milieux politique et littéraire d’aujourd’hui). Révoltée, Evguénia Markon ? Jugez-en.

 

L’écharde du pardon universel

Jeune, elle ne se voit pas grandir comme une « fille à sa maman ». Ses rêves : quitter la famille, abandonner les études, fuir le monde intellectuel, travailler en usine, épouser un simple ouvrier, s’habiller comme les pauvres, connaître la faim, participer à la Révolution d’Octobre, vivre dans la clandestinité… Rêves qu’elle réalisera vite, et au-delà de toute espérance. Déjà à l’école et au lycée, elle est une fouteuse de pagaille. Être « la plus insolente possible » la comble. À treize ans, elle est prise d’une « passion amoureuse » pour la révolution. Se préparer à la servir consiste pour elle, en premier, à ne plus manger. Elle devient vite « jaune, décharnée, pareille à une vieille femme », façon, précise-t-elle, de se « mortifier l’esprit » aussi bien que la chair. On voit déjà se dessiner une personnalité de révolutionnaire bien singulière, habitée par une étrange culpabilité. Je porte en moi, écrit-elle, « l’écharde du pardon universel ». On pourrait lui trouver quelque affinité avec la philosophe Simone Weil. Sauf que, chez la jeune Evguénia, ce masochisme relève d’un courant pour le moins hérétique du christianisme qui lui fait voir un monde où tous les humains sont innocents. Pas de péché originel, pas de chute, pas d’existence du mal. Il est vrai que les poètes qu’elle est amenée à fréquenter, dont son futur mari, appartiennent à un courant utopique anarchisant, les « biocosmistes », qui sont violemment anti-religieux. Seuls, le milieu social, l’histoire, l’hérédité sont à l’origine des comportements des individus, des pires crimes qu’ils sont amenés à commettre. Nombre de nos sociologues actuels applaudiraient à de telles thèses. Ainsi, la compassion de la jeune révolutionnaire va autant au poète assassiné qu’à son bourreau. « J’ai depuis l’enfance la passion de tout éprouver sur ma propre peau ». Voilà une vie qui s’annonce comme un beau chemin de croix.

 

La pègre

Assurée que les forces révolutionnaires saines ne peuvent se trouver que dans les bas-fonds de la société — marginaux, voleurs, ivrognes, prostituées — c’est à ce monde de la pègre qu’elle va se mêler. On est plutôt dans l’univers de Genet que dans celui de Lénine. Elle vivra une vie de clocharde dans la rue, sans lieu où dormir, se fera voleuse, sera tentée par la prostitution. Aux yeux des Bolcheviks, elle est image parfaite de l’« ennemie du peuple ». Pas une tête politique, cette Evguénia, mais, se demande Olivier Rolin, a-t-on jamais rencontré un « autre exemple d’une si éclatante intrépidité, d’une liberté si insolemment affirmée dans les fers ». Emprisonnée, elle insulte ses geôliers, menace et agresse physiquement ses bourreaux, écrit sur sa poitrine en grosses lettres « mort aux tchékistes ». Elle n’a plus rien à perdre, que la vie.

 

Au fond de la douleur

Un gardien raconte avec force détails, (son témoignage figure dans les annexes du livre), comment on fusillait les condamnés, de quelle manière il fallait charger les « cadavres encore chauds, encore agités de spasmes, sur des chariots ». Il a les a vus et entendus récitant la prière des agonisants avant de tomber sous les balles. Il a assisté aux dernier moments de la jeune rebelle face au redoutable « camarade » Oupenski, son assassin, qui s’est flatté devant elle d’avoir tué d’une balle dans la tête son mari poète. À l’instant de subir le même sort, elle le traite de « charogne galeuse » et lui crache au visage. Qu’aurait pensé André Breton de cette guerrière insoumise, lui qui, dans Arcanes 17, écrivait à propos d’une femme aimée : « Il faut être allé au fond de la douleur, en avoir découvert les étranges capacités, pour pouvoir saluer du même don de soi-même ce qui vaut la peine de vivre […] Je t’ai toujours vu mettre le plus haut accent sur la rébellion ».

  • Le Seuil.

À lire, d’Olivier Rolin, Baïkal-Amour, aux éditions Paulsen. Le récit de son voyage de cinq mille kilomètres dans le Transsibérien.