Une leçon d’écriture : L’origine de l’homme de Christine Montalbetti (Paris, POL, 2002, 280 p.)
Christine Montalbetti, née en 1965 au Havre, maîtresse de conférences à Paris VIII, n’est pas de ces écrivains dont la renommée court toutes les gazettes. Elle trace pourtant son chemin avec déjà huit romans qui mériteraient une critique plus attentive, depuis Sa fable achevée, Simon sort dans la bruine (2001) jusqu’au Cas Jekyll (2010) en passant par Western (2005 – le tout chez POL). Non en raison des histoires qu’elle raconte – qui se résument à peu de choses –, mais à cause d’une écriture qui parvient à rendre passionnants le rien ou le presque rien. Les dédaigneux diront peut-être qu’elle n’est qu’un épigone du Nouveau Roman, que l’on est revenu de ce formalisme, et qu’il est plus que temps de passer à autre chose. Mais les vrais amoureux de la littérature ne se laisseront pas influencer par de telles arguties de ce genre. On ne peut pas s’être laissé entraîné avec délice dans les labyrinthes d’un Claude Simon, ni avoir applaudi à son Nobel, pour accepter une condamnation reposant simplement sur les caprices de la mode.
Le hasard nous a mis entre les mains L’origine de l’homme, le second roman de Ch. Montalbetti. En dépit de son nom qui semble inventé pour les besoins de la fiction, le héros, nommé Jacques Boucher de Crèvecœur de Perthes, est un personnage historique. Le récit se situe au début des années 1860 à Abbeville et dans ses environs. Il s’achèvera sur la découverte (fictive) du squelette de « l’ancêtre antédiluvien » (p. 277) dont le vrai Boucher de Perthes avait néanmoins annoncé l’existence dans ses ouvrages (1). Le livre, pourtant, n’est nullement le récit de cette découverte. Si nous suivrons pas à pas le héros, ce ne sera pas dans les chantiers de fouille mais plutôt chez lui, ou jusqu’à la rivière dans laquelle il aime à se baigner, chez un ami auquel il rend visite, au cabaret, voire même dans une station balnéaire où il amène Margot, l’objet de sa discrète passion.
Au Nouveau Roman Ch. Montalbetti emprunte à la fois le goût des phrases labyrinthiques et des descriptions interminables. Le livre s’ouvre d’ailleurs par un morceau de bravoure : six pages sur la manière dont le héros sort de son « bain diurnal » dans la rivière, s’essuie et se rhabille. L’occasion pour l’auteure de satisfaire son goût pour « les géométries » qu’elle avouera beaucoup plus tard, à la page 246. Maniant sa serviette, Jacques s’efforce de lui « maintenir sa configuration de rectangle ». A l’issue d’une gymnastique compliquée pour se sécher la plante des pieds, il se retrouve plus à l’aise « dans la surface de sustentation, élargie par le compas légèrement ouvert des jambes » (p. 12). Et, lorsque, enfin revêtu, il s’incline pour se présenter à vous, lecteur, une goutte d’eau glisse le long d’une mèche de ses cheveux et atterrit « dans le petit trapèze de votre main » (p. 16).
Le style de Ch. Montalbetti se caractérise encore par la préciosité de son vocabulaire et l’art des rapprochements inattendus. On a déjà noté le « bain diurnal ». Mais les exemples de ce genre abondent. Pour ne prendre que deux pages : Margot endormie sur le quai d’une gare forme un couple « d’amants siamois » avec Jacques sur l’épaule duquel elle repose sa tête (p. 195). Un cheveu de Margot resté accroché à la redingote de Jacques est déclaré « aporétique » (car Jacques ne sait quel sort lui réserver – p. 194). Et lorsque, de retour à Abbeville, notre héros se trouve séparé de Margot, celle-ci laisse néanmoins auprès de lui son « prolongement hologrammatique » (p. 195).
On admire encore l’art du recul de Ch. Montalbetti. Non seulement son personnage apparaît velléitaire, plus enclin à rêver sa vie qu’à la vivre vraiment, mais encore elle-même, l’écrivaine, fait de ce recul un procédé narratif. En nous laçant sur des pistes qui s’avèrent autant d’impasses, elle s’amuse à nous tromper, en même temps d’ailleurs qu’elle trompe son personnage. Comme elle vend la mèche sans aucune vergogne, cette transparence – parce qu’elle crée une sorte d’intimité entre l’auteur et son lecteur – ajoute une nouvelle dimension au plaisir de la lecture. Exemple :
« Il regrette son incapacité à mener à bien son histoire sentimentale avec Margot, ces fuites, sa manière d’être allé se promener seul et de rester là, baignant dans son inaptitude. Il faut dire que cette fuite dans laquelle notre personnage se tient, le narrateur, manifestement, la relaie, s’attardant à des descriptions, celles des cartes postales, …, puis des tableaux, c’était le pompon, parfaitement étrangers à l’histoire de Jacques, …, plutôt que de se confronter à l’écriture des séquences sentimentales… » (p. 184).
On notera également un usage (ou un non-usage) subtil des majuscules et de la ponctuation. La majuscule au milieu d’une phrase signale fréquemment le passage au style direct. Elle est précédée d’une virgule lorsqu’elle suit une proposition incise, ainsi au bas de la page 202, où le lecteur – de même que dans le passage du bain – entre dans le roman comme un personnage supplémentaire : « …, … je me fumerai tranquillement une petite cigarette brune en attendant que le lecteur s’aperçoive du stratagème et redescende de la chambre, Ben alors t’étais là, … ». On comprend alors que c’est le lecteur qui pose une question (bien que celle-ci ne soit suivie d’aucun point d’interrogation). Lorsque la question s’inscrit immédiatement dans le fil du discours, la ponctuation devient superflue. Tel est le cas en haut de la page suivante : « … demeurant un peu sur le seuil, l’œil au loin et la mine maussade, Jacques répondrait Eh oui, vous voyez bien,… ».
La préhistoire est évoquée par de courts tableaux que traversent des ancêtres ou lointains cousins de l’homme. Ils demeurent à l’arrière plan du roman et seul le lecteur peut les percevoir. Ils sont aussi, évidemment, dans la tête de Jacques. Face à un savant venu d’Outre Manche – ce qui est l’occasion de délectables digressions sur le voyage – qui se montre plutôt sceptique quant à l’importance des découvertes de Jacques, celui-ci se transporte à l’âge de la pierre taillée « où l’on vous sculptait les outils avec une dextérité vindiou » (p. 232), un temps « où l’on ne versait pas d’abord le thé puis le lait non le silex vous tranchait la peau de la bête et la chair venait et c’était ripailles pas gâteaux secs… » (p. 233).
Il ressort suffisamment de ces citations que Ch. Montalbetti a recours largement au registre de l’humour. Sans doute était-ce indispensable pour convaincre le lecteur de la suivre jusqu’au bout d’une expérience littéraire dont les atermoiements risqueraient, sans cela, de lasser. On ne cachera pas en effet que, malgré un ton agréablement léger, la lecture de L’Origine de l’homme exige une concentration certaine. Mais la récompense sera à la mesure de l’effort.
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(1) Sur la base des silex qu’il avait découverts auprès de squelettes d’animaux depuis longtemps disparus. Cf. Jacques Boucher de Perthes, De l’homme antédiluvien et de ses œuvres (1860).