Publications

Un entretien avec l’auteur de “Et la mer devint rouge comme le sang d’un mort”

Alix Lecomte a accordé un entretien à Mondesfrancophones à l’occasion de la publication de son second roman,

MF – Alix Lecomte, avez-vous une poétique, une théorie sous-tendant vos romans ?

Je pars du principe qu’a si bien énoncé Proust, bien qu’il ait été lui-même grand « théoricien » (à moins que l’on considère que ses théories sont parties intégrantes de la fiction) : « Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. » En ce sens, la poétique d’un texte doit être entièrement fondue dans le récit ou le poème. À titre d’exemple, prenons le Nouveau Roman, où, par pétition de principe, le récit a été subordonné à la « théorie littéraire » : le roman, dès lors, s’est replié sur lui-même, dans un formalisme souvent délirant, délaissant le monde, abandonnant la réflexion éthique qui est la fondation même de toute narration et qui lui donne son impact. D’ailleurs, que reste-t-il du Nouveau Roman aujourd’hui ? Peu de noms : Claude Simon, Robert Pinget, Nathalie Sarraute, Michel Butor. Les autres s’effaceront. Il faut noter que ces pétitions de principe littéraires ne vont pas sans un certain terrorisme : Claude Simon lui-même, le plus grand de la ligue, a avoué bien des années plus tard que toute son œuvre avait un fond autobiographique, qu’il avait soigneusement occulté pour obéir aux oukases du groupe.

Une autre évolution, à mon sens catastrophique, de ces dernières années, est celle du surgissement nombriliste et exhibitionniste des ego, avec la prolifération des autobiographies, autofictions, etc. où chacune et chacun « expriment » leurs sentiments, affects, fantasmes et « pensées ». Le monde une nouvelle fois est abandonné, au profit d’un moi hypertrophié. Or, il ne faut pas exprimer, il faut imprimer, créer une impression chez le lecteur ; c’est la leçon de Céline, l’écrivain doit produire de l’émotion – ce qui suppose d’ailleurs que lui-même soit en retrait de ce qui peut émouvoir, qu’il le calcule avec soin et méthode. : « ‘Au commencement était le Verbe’. Non ! Au commencement était l’émotion. Le Verbe est venu ensuite pour remplacer l’émotion, comme le trot remplace le galop, alors que la loi naturelle du cheval est le galop ; on lui fait avoir le trot. On a sorti l’homme de la poésie émotive pour le faire entrer dans la dialectique, c’est-à-dire le bafouillage, n’est-ce pas. »

Troisième tendance : la posture victimaire et plaintive qui inonde les médias et les romans, et qui dépend organiquement de la deuxième évolution ; c’est aussi un isolement que le refuge de la belle-âme hégelienne dans son dolorisme, et pourquoi faut-il se complaire dans sa supposée misère ? Il est temps de dire : « Assez, ça suffit ! Sortez de vous-mêmes, aller construire dans le monde ! Même si vous construisez un monde fictif !»

Ou, comme le dit Jean Charpier, « La littérature n’est belle que dans le lit du monde ». Les formalismes et le repli sur ses bobos sont des symptômes qui demandent analyse : on se retire du monde, ce qui peut d’ailleurs fort bien coïncider avec un engagement « politique » forcené, comme si le politique était le monde, fournissant providentiellement un socle pour que l’intellectuel se trouve « les pieds sur terre ». Il va de soi qu’une œuvre écrite pour avancer une idéologie, quelle qu’elle soit, n’appartient pas à la littérature, mais au pamphlet.

J’écris donc ni pour réfléchir sur l’écriture, ni pour « m’exprimer », mais pour tenter d’éclairer un pan du monde, dans sa beauté et dans son horreur.

MF – En chantant les louanges du roman « classique », ne craignez-vous pas de passer pour rétrograde ?

Roland Barthes lui-même, tout en proposant des approches entièrement renouvelées du phénomène littéraire, a confessé que, s’il avait cédé à la tentation de devenir auteur, il aurait écrit un roman de facture tout-à-fait classique. Peut-être n’y avait-il pas tant de plaisir dans le plaisir du texte.

Nonobstant, quand on y pense, la narration a toujours été présente, dès l’accès de l’humanité au langage. On imagine les hominides échangeant des racontars sur les Néanderthals, et vice versa. Que l’on considère les premiers témoignages écrits : dans les premiers mythes, les épopées inaugurales, il y a toujours un récit, et avant ces antiques monuments, une tradition orale remontant à des millénaires a dû exister. D’ailleurs, dans notre vie quotidienne, nous n’arrêtons pas de (nous) raconter. Le récit est le mode spécifique d’être de l’humain, c’est ce qui nous fait hommes et femmes. Et la mer n’est donc pas un retour à une forme caduque, mais une inscription dans une continuité qui date de bien avant l’émergence du genre romanesque au XIIe s. et qui durera bien après notre disparition. À moins que l’humanité ne s’évanouisse, faute de récits.

MF – En quoi l’écriture vous affecte-t-elle personnellement ?

Pendant la composition de La mer, j’ai vécu un curieux phénomène : plus j’avançais dans la description de mes apocalypses, et plus j’essayais de rendre le récit plausible et d’éviter au maximum toute suspension d’incrédulité, plus j’avais peur de ce que j’écrivais, de ce qui pouvait arriver. En fait, tous ces gouffres qui guettent l’humanité m’apparaissaient de plus en plus vraisemblables. Pour l’holocauste nucléaire, la preuve potentielle est là, devant nos yeux.

De fait, le roman ne demande qu’une seule suspension d’incrédulité, c’est de croire la mutation de la bactérie Vibrio Harveyi possible, de pouvoir envisager qu’un microbe, qu’il faut dénombrer bien au-delà du milliard de milliards, peut accéder à l’autoconscience et prendre la destinée humaine en charge. Tout le reste s’ensuit logiquement, de causes à conséquences.

La pandémie du COVID, d’ailleurs, nous a donné un avant-goût de ce qui se passerait : suspension de toutes les libertés, arrêt de la production et des échanges, propagande hystérique, destruction de l’éducation …

MF – Mais votre paradis, votre enfer, n’exigent-il pas une suspension d’incrédulité semblable ?

Mes personnages, eux, y croient, comme d’ailleurs presque deux milliards et demi de chrétiens sur terre. Quant à moi, je ne sais pas trop ; certains jours, je suis convaincu – il faut bien dire que sans enfer ni paradis pour jauger notre responsabilité, la vie est d’une absurdité comique. D’autres, non.

MF – Une dernière remarque : vous me semblez vilainement médire de la chaste et fidèle Pénélope dans son palais d’Ithaque.

De fait, je n’ai rien inventé : ma Pénélope, mère du Dieu Pan, à la cuisse (très) légère existe bel et bien dans la tradition grecque post odysséenne. On la trouvera chez Douris de Samos et Servius.

Alix Lecomte, Et la mer devint rouge comme le sang d’un mort, Persée, 2025