Benjamin Fondane
Verdier
Que savais-je de l’écrivain Benjamin Fondane ? Pas grand-chose. Que c’était un poète d’origine roumaine, qu’il était juif, que Fondane était un pseudonyme, qu’il était arrivé à Paris au début des années 1920, qu’il avait été lié aux surréalistes, qu’il avait écrit un essai au titre provocateur, Rimbaud le voyou (pour faire pièce à celui de Roland de Renéville, Rimbaud le voyant), que peu de temps avant la victoire des Alliés lui et sa sœur avaient été arrêtés par la Gestapo et gazés dans un camp d’extermination.
Peut-être est-ce mon peu d’appétence pour la poésie qui m’avait fait négliger cette œuvre dont je mesure l’importance seulement aujourd’hui, grâce à la réédition chez Verdier, sous le titre la Conscience malheureuse, de ses études sur Nietzsche, Kierkegaard, Heidegger, Freud, et Léon Chestov, cet écrivain russe d’origine juive qui eut sur son évolution philosophique une influence décisive. Parution opportune pour moi, qui me suis empressé de lire d’autres livres de Fondane trouvables en librairie, dont son recueil de poèmes, le Mal des fantômes, ses Écrits pour le cinéma, son essai sur Rimbaud, ainsi que la biographie-essai que lui a consacrée en 1989 Monique Jutrin, Benjamin Fondane ou le périple d’Ulysse. Il y a toujours une jubilation intellectuelle à découvrir une œuvre que vous méconnaissiez et qui relance votre pensée, jubilation parfois mêlée à un certain malaise lorsque ladite œuvre ébranle un système de valeurs, intellectuelles, littéraires, voire morales, sur lesquelles vous viviez. Cela dit, que vaudraient des écrits qui seraient privés d’un tel pouvoir de déstabilisation ? S’il en est, en tout cas, susceptibles de faire vaciller sur ses bases l’édifice de vos croyances les plus assurées, ce sont bien ceux de Benjamin Fondane. D’autant qu’ils touchent à ce qui est le socle même de notre civilisation occidentale. Très tôt, l’auteur du poème Ulysse a annoncé la couleur avec des accents rimbaldiens : « J’ai maudit à Dakar, les patries blanches […] J’avais assez de suivre l’Europe aux fesses creuses. » Et de la noircir, la couleur, dans un de ses textes sur le cinéma : « Les défenseurs de ce qui meurt irrémédiablement appellent de leur tranchée l’Occident. Défense de l’Occident ! Mais lequel ?»
LE « VOYOU »
Pas le pire Occident, non, pas celui dont les formations d’extrême droite se sont fait ces dernières décennies les hérauts. Fondane fait allusion à ce que l’Occident a produit de meilleur : la grande Philosophie, la Métaphysique, l’Esthétique, la Logique, la Raison, la Nécessité, l’Esprit, les grands principes moraux sur lesquels reposent nos civilisations : le Bien, la Justice, les dieux, multiples ou unique… Les encouragements du « voyou » Rimbaud ne lui ont pas fait défaut, qui écrivait : « Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière, je suis une brute, un nègre. Je ne comprends pas les lois ; je n’ai pas le sens moral… » La version « laïque et démocratique » du Bien et du Mal ne trouve guère grâce aux yeux de Fondane. Il le fait savoir dans une lettre à son amie Victoria Ocampo, lui signifiant qu’une telle conception humaniste ne relevait pas de la morale mais de « l’hygiène ».
Prendre de front Platon, Aristote, Hegel, Kant, Descartes, Leibniz, Husserl, Bergson…, comme le fait Fondane, c’est mettre en cause l’ensemble de notre Savoir, nos vérités éternelles, c’est déboulonner de son socle l’Homo philosophus. S’il se ferme à cette « lumière » dont parle Rimbaud, Fondane ne manque pas auparavant d’en désigner les zones obscures, les « points purulents ». Et pour ce faire, il en appelle à « l’insurrection des esclaves de la philosophie ». Au « savoir » d’un Hegel, il oppose « l’ignorance » d’un Job ; à la « liberté » d’un Kant, « l’esclavage » d’un Abraham, à la science d’un Aristote d’un Descartes, le « non-savoir » d’un saint Jean de la Croix. Pascal, Nietzsche, Kierkegaard, Dostoïevski et Chestov, même Marx, lui sont de précieux alliés. Mais comment mettre en doute que Socrate soit mort, Nietzsche soit devenu fou, Kierkegaard ait répudié Regine Olsen ? Comment faire que le donné ne soit pas ? Que ce qui a été n’ait pas été ? Comment abattre ce mur de la Raison sans s’y briser le front ? Réponse de Dostoïevski : ne pas chercher à le détruire, se contenter de lui tirer la langue, puisque, aussi puissant soit ce mur, il ne peut rien pour « obtenir notre assentiment intérieur ».
QUE LE POÈTE OSE !
On voit là ce qui différencie le poète du philosophe. « Que le poète ose ! Qu’il descende des catégories de sa pensée, dans les catégories de sa propre vie. » Peu de poètes répondront à l’injonction de Fondane, voilà pourquoi ils grossiront la catégorie des « menteurs ». Même les dadaïstes et les surréalistes, dont le sens du paradoxe et la croyance en « la vertu prodigieuse de l’absurde » l’avaient séduit, le déçoivent vite. Jugement sans appel, proche de celui que Bataille et pour les mêmes raisons : idéalisme, « vieilleries poétiques », « sophisme magique », « voyance » élevée en dogme, métaphores et visions improbables (Breton tenant pour « crétin » celui qui refuse de « voir un cheval galoper sur une tomate » !?), « escroquerie » de révoltés faisant l’apologie d’un mode d’existence et d’être (celui de Rimbaud notamment) qu’eux-mêmes sont incapables de vivre. La question, lancinante, qui taraude Fondane : qu’est-ce que le Savoir sait de l’existence ? Pas de l’existence en général, pas de l’humaine condition, pas des humains qui font « tas ». Les « tas », Fondane les a rencontrés au cours de sa vie, ceux contre lesquels il proteste dans son poème Ulysse : « Pas même seul. Des tas de seuls […] Des tas !/ Je les ai vus / J’étais du nombre !/ Que d’ombres !/ J’en étais. » Il s’agit d’un savoir sur cette solitude-ci, sur cette solitude-là. Est- ce que la Folie ne pourrait pas nous en dire plus que la Raison ? Ou que ceux qu’on appelait Primitifs, Barbares, que ceux qui n’habitent pas les « patries blanches » ? Tous ceux dont la pensée procède non de concepts mais d’une expérience intérieure, pour qui les vérités comme « la mort, la nécessité, l’obéissance » seraient à emprisonner enfin, plutôt que les hommes.
C’est au cœur de cette Europe où sont nés la Philosophie, la Raison, le Savoir, les Lumières, l’humanisme, que Fondane, cet Ulysse, mais un Ulysse juif, ce grand poète qui était né « pour chanter la joie », comme il l’écrit dans un élan d’auto-dérision, est arrivé un jour au port. Mais son port à lui n’était pas Ithaque, il s’appelait Auschwitz-Birkenau…
Jacques Henric
Article paru dans Art press, n° 402