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Soumis et insoumis

Soumis et insoumis

Hasard des publications ? Deux livres paraissent à quelques mois d’intervalle où il est question de servitude volontaire ? Un roman, Soumission, de Michel Houellebecq (1), avec lequel nous ouvrons la page Livres de ce numéro sous la forme d’un long entretien avec l’auteur ; un essai, De quel amour blessée, Réflexions sur la langue française, d’Alain Borer (2).

Dans Soumission, un individu, le narrateur, une institution, l’Université, un État, l’État français, un peuple, le peuple français, une civilisation, la civilisation européenne, une religion, la chrétienne, se soumettent à la puissance montante de l’islam. Une soumission douce répondant à une pénétration douce. Ni invasion par des armées étrangères, ni prise de pouvoir intérieure violente. Soumission, faut-il le rappeler, est une œuvre de fiction, un roman d’anticipation, où l’auteur, Michel Houellebecq, comme il le précise dans l’entretien qui suit, prend une ironique distance avec ses personnages et leur destin.

Avec De quel amour blessée, nous ne sommes plus dans un futur annoncé, probable selon certains, mais dans le présent, dans le dur réel d’aujourd’hui. La « colonisation douce» de la France, n’est pas le fait d’une religion, l’islam, mais d’une langue, plutôt d’une pseudo langue, l’angloricain. C’est un nouvel Azincourt auquel nous fait assister Alain Borer, un « Azincourt dans la langue », étant entendu qu’une langue qui s’effondre, c’est bientôt un pays, une civilisation, une littérature qui sombrent. En écho à son constat, Borer lisant Houellebecq, sera-t-il surpris d’appendre que, selon l’optimiste prédiction de l’universitaire converti, la victoire de l’islam devrait avoir pour conséquence logique le sauvetage de la langue française… ?

Bien entendu, comme pour un corps malade, les agressions extérieures contre la langue n’auraient aucune chance d’en venir à bout si elle n’était déjà la proie d’agents infectieux internes. Le docteur Borer, fin spécialiste en ces matières, en a repéré un certain nombre particulièrement dévastateurs. Ces maux de la langue portent des noms savants : métaplasmes, silures, anapsis, paralalies, asyndètes, anacoluthes… Certains, comme les péchés, sont véniels, d’autres mortels. Les véniels touchent à l’appauvrissement lexical. Des mots disparaissent, souvent victimes d’un « massacre à la « tronçonneuse », ou sont remplacés par ceux du jargon informatique et de l’angloricain : news, et plus nouvelles ; coach, et plus sélectionneur ; look, et plus apparence ; mail, et pas courriel… Autres signes d’un « Malaise dans la civilisation » : le « bonjour » sans destinataire ouvrant les courriels (« Bonjour qui ? », nous reprenaient nos mamans dans les temps anciens), les « c’est vrai que » au début de chaque phrase, le verbe « gérer » mis à toutes les sauces… Les affections mortelles, elles, touchent à la grammaire et à la structure de la langue. Les solécismes foisonnent : confusion des temps et des modes, le futur pour le conditionnel et l’inverse, l’indicatif suivant après que, là où est appelé le subjonctif (coutumiers : présidents de la Républiques, journalistes, universitaires et même écrivains, qui ne savent plus faire la différence entre un fait et une hypothèse). Autre ravage : l’invasion du neutre arasant sexe et genre, instaurant un nouveau type de rapport à l ‘autre…

De quel amour blessée est un livre de résistance, le livre d’un insoumis qui ne se console pas de la possible disparition de sa langue et nous en rappelle, pour ne pas en prendre notre parti, la singulière beauté. Il est aidé en cela par quelques autres grands Résistants, parmi lesquels Racine, en premier, pour le prêt qu’il lui a fait de son plus beau vers (« Ariane, ma sœur, de quel amour blessée…), puis Du Bellay, La Fontaine, Mesdames de Sévigné et la Fayette, Hugo, Nerval, Rimbaud, Malraux, Claudel, Bataille, Senghor, Glissant, Lacan…
Jacques Henric
1) Flammarion
2) Gallimard