1. RUSSIE NOUVELLE
Peter Pomerantsev connaît bien la Russie d’aujourd’hui. Il a longtemps oeuvré dans ses rouages médiatiques. Il a lui-même contribué à la construction de la Russie poutinienne, pays qu’il qualifie d’imaginaire, n’existant qu’en mots, en images et en représentations mentales.
<< Peu importe la vérité.
Ce qu’on ne montre pas aux gens n’existe pas. >>
1.1. LA CONCEPTION Dès son arrivée au Kremlin, le premier acte de VIadimir Poutine est de mettre sous tutelle les principales chaînes de TV, acte fondateur dans ce pays multi-ethnique, qui s’étend sur 11 fuseaux horaires, et où la télévision constitue le seul véritable ciment d’union nationale.
Par la TV, les images et les mensonges, il impose sa vision du monde et de l’Histoire.1.2. LE RENOUVEAUA l’inverse de la lourde et ennuyeuse propagande soviétique, il nettoie et meuble les esprits en les divertissant à la manière d’un Berlusconi. Il ne pratique pas la novlangue marxiste-léniniste mais se coule dans la langue pour lui tordre le cou de l’intérieur. Il ne propose pas un contre-modèle à la soviétique mais un retour à des valeurs traditionnelles. Renouveau paradoxal puisque fondé sur des valeurs plutôt archaïques, comme la virilité, la pureté et le respect inspiré par la force. Il magnifie l’Amour de la Patrie jusqu’à exhumer, ressusciter et glorifier le nationalisme et l’etnocentrisme les plus primitifs. Il entend apparaître comme l’incarnation et le symbole de la renaissance de la troisième Rome.
1.3. LES AMIS DE L’ETRANGER
Pour l’aider à embellir le décor, les mercenaires, dont l’auteur lui-même, affluent de partout en Russie et dans les succursales occidentales.
Dans la foule des sollicités, demandeurs d’emploi et invités, on trouve de tout, Julian Assange bien sûr, l’extrême gauchiste Georges Galloway, l’extrême droitiste Nigel Farage et même … Larry King, à l’occasion, quand cela sert l’intérêt du Kremlin.
Les « anti/alter » sont particulièrement bienvenus: les anti-globalisation, anti-hégémonistes, anti et altermondialistes, anticapitalistes, avec une petite préférence pour les Américains anti-américains, si possible universitaires ou people, conspirationnistes ou intellectuels anti-pax Americana.
Selon Piiiter, certains sont tellement aveuglés par la haine de l’Amérique et de l’Occident, qu’ils ne veulent pas se savoir instrumentés, ou, s’ils s’en rendent compte, ils considèrent que ce n’est qu’un mal bien innocent pour servir une cause juste où se joue l’avenir de la planète.
D’autres sont lucides et finissent par quitter le yacht où la croisière s’amuse mais une partie reste quand même: les uns, carriéristes et fascinés par la TV, travailleraient pour n’importe qui, les autres, désabusés, se disent « Bof, de toute façon, tout le monde manipule tout le monde, aucune info n’est vraie ni fausse, on ne peut rien savoir de vraiment vrai ».
Quoi qu’il en soit, nulle inquiétude pour la machine à mensonges, car les postulants et les nouvelles recrues ne manquent pas, à l’instar du chef du bureau de la BBC à Moscou; parfois ils se justifient: « Ça doit être un job passionnant ! » « C’est un défi à relever ! » « ça change,de travailler pour l’adversaire d’hier » « un peu exciting, n’est-il pas ? »
Nous sommes loin de l’hermétisme et de la censure bornée de l’URSS.
Poutine achète aussi, sans compter, ses amis de l’étranger, il achète tout, des encarts dans les journaux, des politiciens, des artistes, des écrivains, des lobbyistes.
1.4 DEUX EVENEMENTS-CLEFS
1) On sait que des attentats attribués à des Tchétchènes ont servi de prétexte au martyre de la Tchétchénie : Poutine, après une guerre sans image et sans mémoire, a imposé Ramzan Kadyrov dont le régime, d’une cruauté inouie, fait l’objet d’une mise en scène digne d’un communisme à la sauce hollywoodienne.
Malheureusement pour les réalisateurs de la comédie-dramatique, dès le prologue, la TV russe a malencontreusement rendu public le fait que des membres du FSB ont été découverts blessés alors qu’ils posaient une bombe dans un immeuble d’habitation, et le président de la Douma a annoncé un attentat qui n’a pas eu lieu !
Impardonnables erreurs qui ne devraient plus se reproduire.
On se souvient de la prise d’otage du théâtre de la Doubrovka à Moscou :
Devant les caméras, les spectateurs, gazés par les forces de l’ordre, à demi inconscients, baignant dans leur vomi, sont entassés les uns sur les autres dans les bus garés à proximité et plus d’une centaine mourront.
– Plus jamais ça !
– Plus jamais de telles horreurs ?
– Mais non ! Plus jamais de telles images !
Parole tenue: depuis lors, aucune image sensible n’est diffusée par la TV russe sans avoir été dûment contrôlée et autorisée. Piiiter se rendait en métro à son travail à la chaîne TNT tous les matins. Le 29 mars 2010 à 9h du matin, deux veuves tchétchènes s’y font exploser: une quarantaine morts et une centaine de blessés. « A mon passage, quelques heures plus tard, toute trace avait disparu. Le temps d’arriver à TNT, c’est comme s’il ne s’était rien passé » Avec quelle nouvelle faire la une ? Pas de policier blanc qui aurait tiré sur un noir à Milwaukee ? Non, alors va pour une exhibition culturiste du Président !
Tout baigne au pays de la vodka. L’Amérique est pourrie.
1.5 LA RECOLTE DES FRUITS
Elle fut même nominée aux Emmy Awards pour sa couverture du mouvement Occupy aux USA.
1.5.2. En Russie on y croit !Selon Pomerantsev, depuis 15 ans, l’état mental de la Russie évolue vers toujours plus de paranoïa, de haine, de peur, voire de panique, résultant de projets imaginaires attribués à des ennemis imaginaires.. dont vous et moi.. beh oui..
L’éternel anti-américanisme et le néo-ancien-antigermanisme-hist
Pendant que la situation bassement terre-à-terre des masses populaires russes dans les régions situées en-dehors des projecteurs se détériore encore, à un point inimaginable chez nous, dans le monde des images rayonne une Russie dynamique, prospère, novatrice, heureuse, glamour, youp là boum.
1.5.3. A l’étranger on s’en f….
Les anciens relais marxisants et sympathisants de la Russie sont réanimés et réactivés.
L’antiaméricanisme reste bien sûr un support de choix pour Poutine, au même titre qu’il reste l’indéfectible trait d’union entre les idéologies et les tendances politiques les plus ignobles.
2. L’INVERSION DU RAPPORT MEDIAS/REEL
Peter Pomerantsev souligne que le rapport Médias/Réel est, en Russie, inversé par rapport à ce que nous pouvons observer en Occident.
2.1 En Russie
Mais dans les médias et dans la plupart des productions culturelles, la vie est peinte en rose et les dirigeants en blanc.
Les mots-clefs, synonymes de bon et de bien sont « Stabilité » et « Efficacité
2.2 En Occident
Aux USA, la machine judiciaire, les terribles commissions parlementaires, et le quatrième pouvoir, plus concrètement indépendants que n’importe où ailleurs, et dotés de moyens ad hoc, peuvent se montrer d’un irrespect dégradant pour les dirigeants du plus haut niveau et les instances qu’a priori on croirait à l’abri.
Même le président américain, censé être l’homme le plus puissant de la planète, peut être contraint, par un obscur petit juge ou un journaleux de base, d’exposer au grand public le fond de son caleçon ou de ses poubelles et court constamment le risque de voir son intimité la moins honorable dévoilée et scrutée. Les services secrets eux-mêmes ont bien du mal à rester secrets et à échapper au démasquage, déshabillage et démaquillage.
La culture, en dehors de celle de divertissement pur, repeint la vie de couleurs sombres. Les injustices de la société et les inégalités sont constamment mises en exergue. Le contraste entre les défavorisés et les nantis bourre les crânes.
Le cadrage est systématiquement à connotation négative… beh oui, ce serait-y pas meilleur pour le moral de pointer, au lieu de p.ex. 20% de malheureux chômeurs, 80 % d’heureux détenteurs d’un emploi !?
Tout à l’inverse de la Russie, l’information « lave plus sale », va jusqu’à distiller de la désespérance, à offrir à tous les dépressifs de quoi rationaliser leur état et à ouvrir une inépuisable corne d’abondance à tous ceux qui haïssent le bonheur d’autrui et se plaisent à nourrir la sinistrose et le catastrophisme.
C’est le revers, sans doute inévitable, de la liberté d’expression dont l’effectivité est d’ailleurs souvent contestée par ceux qui en usent, en abusent et en mésusent le plus.
Tout ceci bénéficie bien évidemment grandement à l’entreprise poutinienne de fabrication d’un monde d’images et de mirages qui favorise ses ambitions.
Il est vraisemblable que nous tous, plus ou moins consciemment, rêvions du pouvoir de modifier la pensée d’autrui.
Tendance sans doute en moyenne plus puissante chez les politiques, quel que soit le système culturel où ils ont grandi, où ils furent formés et où ils jettent le dévolu de leurs ambitions.
Sur ce plan, Poutine devrait faire des envieux parmi les politiques occidentaux !
On peut imaginer ses fous-rires, loin des photographes et des micros, avec ses potes, quand ils évoquent les « affaires » auxquelles sont confrontés nos dirigeants.
Imaginons aussi sa profonde jouissance quand, après avoir fait assassiner un ennemi de manière volontairement telle qu’il n’y ait aucun doute sur son implication, il constate qu’aucune chancellerie occidentale n’ose dire ce qu’elle sait pendant que l’opposition interne se tasse !
Ivresse de la puissance et de l’impunité même si elle n’atteint pas les sommets de la perversité stalinienne !
4. QUESTIONS
. Les références à la Grande Russie – historiquement attaquée, meurtrie, envahie, violée, déchirée, martyrisée, non par les auto-dévastations communistes bien sûr, mais par les invasions polonaises et germaniques, et maintenant menacée par l’OTAN – sont-elles porteuses d’une ambition mondiale du même ordre que celle de l’URSS ?
Vraisemblablement non.. Ouf, on peut respirer, cool !
. Poutine croit-il vraiment à l’hostilité viscérale de l’Occident à l’égard de la Russie et à l’impérialisme américain à l’encontre de la Russie ? Il semble bien que oui.
Rappelons d’abord que cette référence à l’idéologie fut centrale durant septante ans, que son interprétation fluctuait au gré des changements à, et dans, la tête de l’Etat-Parti, et que ladite interprétation était décisive, à chaque instant de chaque jour de chaque année, quant au sort de chaque citoyen-camarade.
Avec Poutine, tout au contraire, on est dans le flou spirituel, il ne s’agit plus du tout de se soumettre à une idéologie sans transcendance (le marxisme), fondée sur une vision délirante de la nature humaine, des rapports sociaux et de l’Histoire et visant à créer un homme nouveau et une société nouvelle, anti-nature et sur-réalistes.
Non, sauf pour ceux qui risquent de mettre en péril le Pouvoir du Président Poutine, son système de prédation, et son assise indispensable: l’ignorance historique généralisée.
. L’Etat russe a-t-il de nouveau le monopole de l’éducation, de l’enseignement et de la médiatisation ? Non, sauf en ce qui concerne l’enseignement de l’Histoire et la production d’images susceptibles de nuire au Kremlin. Contrairement à la RPC, l’accès a internet est libre malgré l’enrôlement de milliers de blogueurs et forumeurs, l’accès aux médias étrangers, à la production intellectuelle, littéraire et culturelle occidentale, est aussi possible, les restrictions sont surtout d’ordre pratique. La vis se resserre quand même, lentement mais implacablement, autour des quelques médias d’information russes encore vraiment autonomes.
. Les provocations à l’égard de l’OTAN, les visées vers les pays Baltes et la Pologne, l’accroissement du budget militaire sont-ils inquiétants pour l’UE ? A ce stade, pas vraiment.
Les provocations sont surtout matamoresques et servent d’abord à impressionner favorablement la population russe. Les 40 nouveaux engins balistiques « capables de transpercer n’importe quelle défense antimissile » ne sont, de facto, pas plus dangereux que des pétards mouillés.
. Les sanctions occidentales consécutives à l’agression contre l’Ukraine sont-elles efficaces? Oui.
Ces dirigeants post nomenklaturistes sont avant tout motivés par leur intérêt personnel, familial et clanique, par le maintien et l’extension de leurs privilèges matériels, de prestige et de pouvoir. En témoignent les lamentables représailles de Poutine à l’encontre de personnalités occidentales. Le seul véritable retour de flamme des sanctions est de donner un atout supplémentaire au Kremlin pour:
– nourrir l’esprit de paranoïa d’une grande part de la population russe.
– imputer à l’action de l’étranger au moins une part de responsabilité dans la baisse de qualité de vie, la déglingue, les pénuries, la corruption et la criminalité, en croissance exponentielle selon Pomerantsev.
5. POUR CONCLURE SUR LES RUINES DE L’URSS
Une Russie en kit préfabriqué tient lieu de Russie réelle dans le monde des représentations pendant qu’une majorité croissante de Russes se croit menacée par le Vilain Américain et ses valets.
L’Histoire de l’URSS, malgré l’ouverture et le décryptage, toujours très partiels, des archives, les recoupements de témoignages de survivants, et les efforts de Memorial, cauchemar de Poutine, reste occultée dans sa majeure partie.