Le poète et photographe mauricien Umar Timol, dans un article fort intéressant publié sur le site Internet de Jeune Afrique le 9/12/21, examine la belle levée de prix littéraires prestigieux réalisée par des écrivains africains (le Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, le Tanzanien Abdulrazak Gurnah et le Sud-Africain Damon Galgut), dans une perspective critique. Le titre de l’article « Goncourt, Nobel, Booker Prize…La récompense du dominant au dominé » inscrit son propos dans une configuration politique. L’événement littéraire inédit est, plus précisément, rapporté au fait de la colonisation. On n’en sort pas ! U.Timol écrit : « Derrière la consécration littéraire se profile la question du pouvoir littéraire, qui est inséré dans les structures de la domination coloniale. » Ainsi, les instances de légitimation localisées au Nord ne consacreraient que les écrivains qui se plieraient aux normes que celles-ci édicteraient du haut de leur position dominante, et exogène. Dans cette perspective, Mbougarr Sarr – écrivain de la périphérie – aurait répondu, avec « La plus secrète mémoire des hommes », aux attentes, plus ou moins explicites, des prescripteurs du centre francophone, Paris en l’occurrence. L’œuvre primée, selon l’auteur de l’article » serait un « roman éminemment européen » thématiquement et structurellement. Ne serait qu’un roman européen ?
U.Timol, fidèle à sa grille d’analyse, considère que les écrivains du Sud, d’une façon générale, subissent un asservissement culturel, les structures coloniales pesant encore sur les esprits. Il importe donc d’achever l’entreprise de décolonisation, en l’élargissant à la sphère mentale. U. Timol, à la fin de son article, indique des pistes de libération pour le créateur du Sud.
« La véritable décolonisation commencera sans doute quand il pourra se libérer psychiquement de la domination symbolique, quand il pourra créer pour les siens, en puisant dans ses racines, quand il parviendra non seulement à décentrer sa pratique artistique mais à la réinventer, selon d’autres paradigmes. »
Mais qui sont « les siens » dont parle U. Timol ? Les lecteurs africains ? Ceux du Sud ? Il me semble que l’on quitte là le seul territoire qui convienne à l’Art et, singulièrement ici, à la littérature : le territoire supranational et que l’on tombe dans ce que Milan Kundera appelle le provincialisme, qu’il définit comme l’incapacité (ou le refus) d’envisager la littérature d’un lieu particulier dans « le grand contexte », celui de la Weltliteratur pour Goethe. C’est ce grand contexte qui est le seul capable de révéler la valeur esthétique d’une œuvre romanesque. Ainsi, un roman n’est un grand roman que s’il est capable de révéler des parcelles de l’existence humaine encore inexplorées et s’il le réalise dans une forme nouvelle. C’est bien la perspective historique qu’il s’agit d’habiter, mais l’histoire à considérer n’est pas celle qu’on écrit souvent avec un grand H, relative aux événements (colonisation/décolonisation par exemple) et personnages ayant marqué de leur empreinte le passé de l’humanité, d’un pays. Non, ce qu’il faut prendre en compte ici, c’est l’histoire du roman.
Il n’est donc pas interdit de « créer pour les siens, en puisant dans ses racines », bien au contraire, mais en se gardant de céder au provincialisme, au « terrorisme du petit contexte » (Kundera), qu’il soit insulaire, national ou continental.
Ainsi, c’est le recul géographique qui permet de mettre en lumière la valeur esthétique d’une œuvre. Je citerai simplement celle de Rabelais, sous-estimée par les siens (les Français), qui n’a jamais été mieux compris que par un Russe : Mikhaïl Bakhtine in L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance.
La question à se poser, quant à la valeur esthétique de l’œuvre de Mbougar Sarr, c’est donc celle de sa place dans l’histoire mondiale du roman.