Qui dira la raison qui pousse certains chirurgiens, davantage semble-t-il que les représentants d’autres corps de métier, vers la poésie ? Jean-Noël Chrisment est l’un de ceux-là. Son premier recueil Extrémités (1), précis, voire cru dans sa description des corps, semblait parfois nourri d’impressions de champs de bataille ou de salles d’opération. Son deuxième livre, Pollen (2), qui n’est pas un recueil, mais une longue mélopée dont les intertitres, favorisant d’éventuelles pauses dans la lecture, retiennent à peine le flux, met toujours en exergue le corps mais un corps qui se défait, se déconstruit, un corps décomposé, appelé à entrer dans le grand cycle de la nature, à se transformer en quelque chose de plus humble, de plus frais aussi, de telle sorte que survive au moins un espoir de recommencement.
Jean-Noël Chrisment
Ces deux extraits donnent la tonalité du livre. Chrisment peut être défini comme un poète raffiné si l’on veut bien admettre que la poésie peut être en même temps savante (3) et sensible. Comme pour la plus grande part des textes d’Extrémités, Chrisment a fait le choix de l’homogénéité formelle et il s’en tient ici presque jusqu’au bout à des quatrains d’hexasyllabes aux rimes croisées. Dans la dernière partie, Gestuelle de l’herbe, le poète passe aux rimes embrassées, comme dans ce superbe quatrain sur l’Amour qui survivra à nos amours :
Ce changement dans la disposition des rimes n’est pas un simple jeu formel, il marque discrètement un nouveau mouvement du texte qui, jusque-là, s’inclinait vers la mort, vers la disparition du corps, sa métamorphose en du végétal, et va dans cette dernière partie inaugurer une reconstruction de l’homme, du corps, en un véritable printemps humain (il n’est sans doute pas désinvolte que les dernières fleurs citées dans le texte soient les primevères).
Le raffinement de la forme n’empêche pas le poète de dire précisément ce qui est. Et si la vulgarité ne fait jamais partie de son registre, il ne recule pas devant une « fausse note », mise exprès, peut-être par crainte que la constante perfection n‘engendre la monotonie.
Malgré la gravité du propos, l’humour affleure par endroits. La section intitulée « Façons » l’illustre jusque dans son titre. Qui croirait, en effet, que les morts puissent faire des façons ?
À nouveau, dans le dernier quatrain, Chrisment joue sur le contraste entre la crudité du premier mot et l’envolée lyrique et mythologique de la suite où L’Odyssée est au passage convoquée. Mais varier le ton signifie aussi user parfois du style oral. On a vu plus haut, ces « oui » étonnants qui apparaissent dans la section « Fleur de peau » et dans la profession de foi du poète. Le procédé est plus évident encore dans la section intitulée « Âpre », qui, avec l’évocation de l’ortie, soudain rompt le ton:
… oh dis donc,
punaise, ça fait mal,
râlent-ils, les enfants
qui viennent après nous
dans ces feuilles piquant
leurs jambes, leurs genoux.
p. 102-103
On l’a dit, tout le livre est dédié à un seul thème : la mort ou plutôt la vie après la mort, en entendant par là, non la possibilité d’une glorieuse résurrection (encore que ? voir plus loin), mais l’humble continuation du cycle immémorial qui offre aux vivants les morts pour « nourriture ». Des écrivains et des poètes ont déjà touché à ce thème. Aucun ne lui a jamais consacré une grande fugue semblable à Pollen.
Concernant la destinée humaine, le thème peut être entendu de deux manières différentes puisque l’homme en fin de compte peut subir une dévoration carnivore ou devenir le suc nourricier des végétaux. La littérature a surtout exploré le second processus, même si l’on peut faire référence par exemple à un passage cruellement réaliste de Giono dans lequel il décrit la disparition progressive de Bobi, du cadavre de Bobi dévoré par les oiseaux, les renards, les rats, les fourmis. Seuls les restes liquéfiés seront absorbés par la terre puis par les plantes :
« … Dans la terre, les liquides de Bobi mouillent les racines d’une sarriette, d’un serpolet et les derniers restes vivants d’un morceau de racine de genêt arraché. Déjà des sucs plus riches montent dans les petites tiges. Préparation des feuilles, des fleurs. Le morceau de racine reprend vie. Au printemps il percera la terre et fera vivre un commencement de tige, dure et verte. » (5)
Giono n’a pas voulu publier ce texte. Il l’a laissé à l’état d’esquisse de ce qui aurait pu devenir un ultime chapitre de son roman, Que ma joie demeure. Peut-être le trouvait-il trop cru. De même Chateaubriand a-t-il réservé aux Mémoires d’outre-tombe ses tableaux d’une terre qui « à notre mort, nous ouvre ses entrailles […] pour nous reproduire sous quelque forme gracieuse. » ou du gazon de Venise « dont l’engrais se prépare sous la peau fraîche d’une jeune-fille. » (6) Faut-il y voir la marque d’une différence essentielle entre la poésie et la prose ? Le fait est que les poètes n’ont pas toujours montré les mêmes scrupules. Depuis Victor Hugo :
La chair se dit : – Je vais être terre, et germer,
Et fleurir comme sève, et, comme fleur, aimer !
Je vais me rajeunir dans la jeunesse énorme
Du buisson, de l’eau vive, du chêne et de l’orme…
« Cadaver », Les Contemplations, VI, 1
… jusqu’à Houellebecq :
Nous n’avons rien à perdre. L’abjecte vie des plantes
Nous ramène à la mort, sournoise, envahissante.
Au milieu d’un jardin nos corps se décomposent,
Nos corps décomposés se couvrirons de roses.
« La poursuite du bonheur » (7)
Dans ses notes terminales à Pollen, Chrisment ne donne pas ces références. Il est vrai que les siennes ne concernent pas le thème principal du livre mais des allusions à des passages très précis de telle ou telle œuvre littéraire que l’on pourrait difficilement percevoir si elles n’étaient pas soulignées.
Il reste que le choix de consacrer un livre entier à la mort et aux métamorphoses qu’elle entraîne ne peut venir que du plus profond de l’âme du poète. On ne choisit pas un tel sujet pour démontrer sa virtuosité formelle ! Il touche à des choses trop douloureuses, trop intimes. Et de fait, Pollen aurait pu aussi bien s’intituler Tombeau de Philippe, d’après le frère du poète, disparu prématurément, auquel est dédié le recueil et qui est nommé à nouveau dans le poème « Fleurs aguerries des bords de mer ». Les cendres de Philippe ont été jetées dans la mer, aussi la fécondation post-mortem prend-elle ici une forme très particulière, presque fantasmatique :
La dernière partie du livre, « Gestuelle de l’herbe », est sans doute celle qui a incité Chrisment à ajouter « mélopée » après son titre. Sur 35 pages, « Gestuelle de l’herbe » est une longue méditation sur l’amour et le temps, ici assimilés.
On aimerait citer bien d’autres passages de ce livre étrange, à la tonalité parfois surréaliste et pourtant constamment attaché à dire l’essentiel. Ce n’est évidemment pas possible. On ne saurait faire mieux ici qu’alerter les amateurs de poésie : un livre rare leur est né… Quand même, en guise de repentir, deux quatrains supplémentaires, tirés de l’avant-dernière page, qui laissent entrevoir un événement inouï, comme si Chrisment, finalement, acceptait de croire à la résurrection.
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(1) Extrémités, Paris, Gallimard, 2000, 152 p.
(2) Pollen, mélopée, Paris, Gallimard, 2007, 179 p.
(3) Les notes en fin de volume, rédigées par Chrisment lui-même, révèlent combien sa poésie est nourrie par celle de ses proches prédécesseurs, de Paul Celan à Jacques Réda.
(4) Même incidence de ce mot, avec un effet semblable, dans un poème d’Alain Jouffroy dont la tonalité est pourtant entièrement différente :
Dame à l’aimant
festoyée
toute fleur dehors
tes fesses d’infante flamboient dans le vent
« Éros déraciné », C’est aujourd’hui toujours (1947-1998), Paris, Gallimard, 1999, p. 251.
(5) Jean Giono, Notes pour un dernier chapitre non écrit du roman Que ma joie demeure in Récits et essais, Paris, Gallimard, « Pléiade », p. 160. Nous sommes redevables au professeur Bruno Viard (Université de Provence) de nous avoir communiqué cette référence et les suivantes.
(6) François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Livre de poche, 1973, I, p. 312 et III, p. 577.
(7) Michel Houellebecq, Poésies, Paris, J’ai lu, 2006, p. 201.