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“Politique”, 2

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Grognussards and Co

Une image, proposée comme parlante allégorie de la décomposition du tissu politique et culturel des années 80, et comme une accablante illustration du marigot idéologico-politico-littéraire où de petits crocodiles qui, dans l’immédiat après-guerre, se seraient affrontés tous crocs dehors, les années passant, se font désormais de gros bisous mouillés sur les bajoues. La scène : les éditions Grasset, mon éditeur d’alors, une fin d’après-midi de 1980. Je rapporte le jeu d’épreuves corrigées d’un livre à paraître. Du bas de l’escalier qui mène à l’étage où se trouvent accueil et bureaux me parvient l’écho d’un fort brouhaha. Éclats de voix, cris, rires, bouchons de champagne qui sautent… Pas de doute, là-haut, y a une boum. Un prix littéraire qu’on arrose ? Le Goncourt ? Après hésitation, je me décide à affronter la foule. Arrivé en haut de l’escalier, comme je m’apprête à me frayer le plus discrètement possible un chemin au milieu de la masse compacte des invités, déjà pas mal imbibés, parmi lesquels je reconnais quelques rougeoyantes trognes d’habitués de ce genre de cocktails, je suis, comme on dirait dans un roman, littéralement « cloué sur place ». Moi qui voulais passer inaperçu, c’est réussi. J’entends mon prénom hurlé par une voix avinée : « Jacques ! Jacques ! Mon vieux camarade ! » Merde ! c’est pas vrai, Stil !… Pas revu depuis des années, celui-là. Ah ! d’un coup, quel afflux de mémoire, quel embouteillage d’images du passé ! Elles rappliquent de partout, Staline, Thorez, Duclos, la mère Elsa, son Louis, ses jeunes poètes courtisans, Jeanne d’Arc, Roland à Roncevaux (« Je vois Jeanne filer, Roland sonne le cor, C’est le temps des héros qui renaît au Vercors »), et puis la Hongrie, le Stil recroquevillé dans un char soviétique bombardé de cocktails Molotov, Fismes, le collège, le moulin du « camarade », les plâtrées de caviar, les joues poudrées de Lili Brik, les larmes de Marcenac, encore quelques trombines de vieux « stals », Wurmser, Casanova, la Vermeersch, le Kanapa (que ses chers camarades avaient surnommé « Qu’en-n’a-pas ! »), Billoux, Cogniot, Fajon, Marchais, le malheureux et sympathique secrétaire général du PC, Waldeck Rochet, que l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie avait laissé groggy au point qu’il perdait complètement la boule et débloquait un max lors de réunions du bureau politique… Encore tétanisé par mon interpellation, je le vois s’avancer vers moi, l’André, rouge, hilare, une coupe de champagne à la main (il a manifestement déjà pas mal biberonné). Accolade, tapes dans le dos. « Ce vieux camarade Henric ! Depuis le temps… » Et de me prendre par le cou pour m’entraîner vers un petit bonhomme maigrelet, au faciès chiffonné de bébé mal vieilli, aussi éméché et rigolard que lui, dont les lourdes balloches sous les yeux accentuent l’aspect pochetron. « Viens que je te présente à mon bon copain, mon vieil ami… »

Le bon copain, le vieil ami, je crois rêver, c’est… Jacques Laurent, neveu du cagoulard Eugène Deloncle. Rappel à l’intention de mes éventuels jeunes lecteurs (et des plus âgés qui seraient sujets à des trous de mémoire) : Jacques Laurent, alias Cécil Saint-Laurent, célèbre auteur de Caroline chérie, alias Jacques Bostan, de son vrai nom Jacques Laurent-Cély. Pedigree politique : Action française dans les années 30, maurrassien, collabore à Combat, journal d’extrême droite antisémite (où Blanchot fit ses débuts) ; combat le Front populaire et les intellectuels anti-fascistes ; sous l’Occupation travaille au ministère de l’Information à Vichy, écrit dans diverses feuilles pétainistes, dont la revue France (qui publie également François Mitterrand) ; appelle de ses vœux en 1942 un régime politique favorable à la censure d’ouvrages présentant un « effet néfaste » sur les lecteurs ; chaud partisan de Laval, anti-communiste et anti-gaulliste farouche ; interné pendant quelques mois pour collaboration ; décrit dans un de ses romans, Le Petit Canard, la Libération comme une épouvantable époque ; fera partie des « hussards », groupe d’écrivains d’extrême droite ; militera en 1960-1961 pour l’Algérie française ; attaquera violemment de Gaulle et aura quelque tendresse pour l’OAS…

Le spectacle ne manquait pas de sel. Un ancien haut responsable du Parti communiste, prix Staline, devenu juré Goncourt et auteur Grasset (d’où sa présence à la petite bamboche littéraire), tapant avec une poisseuse familiarité sur le ventre d’un ancien d’extrême droite que les anciens résistants, communistes et gaullistes, ne devaient guère porter dans leur cœur. Assistais-je au remake d’une scène tragico-comique, celle d’un vieux maréchal Pétain et d’un vieux généralissime Staline se roulant un long patin ? En vérité, pas si loufoques que ça, ces retrouvailles entre « brun » et « rouge », même si le « rouge » avait viré rose très pâle, et le « brun » pris une moche teinte jaunâtre ! Étais-je témoin d’une recomposition du « champ » politique ? Même pas. Je n’avais sous les yeux que le spectacle d’un avachissement moral, d’un cynisme sans retenue… J’ai laissé à ses effusions le pitoyable couple, déposé mon jeu d’épreuves, et vite gagné la sortie. Même très pollué par les gaz de voitures, l’air de la rue des Saints-Pères m’a semblé d’une euphorisante légèreté.

Il n’y a pas que sous le soleil de Mexico, comme le chantait Luis Mariano, qu’on oublie tout. Il n’est pas rare que la mémoire défaille aussi dans les brouillards de Paris. Comment comprendre autrement la complaisance avec laquelle, ces dernières décennies, on a ressorti des écuries du vichysme et de la collaboration, pour leur refaire un brin de toilette et les rendre présentables, quelques vieux canassons fourbus de la droite littéraire, et on a, dans le même temps où on les remettait en course, amoureusement caressé les flancs de jeunes et fringants poulains caracolant à leur arrière-train. Et précisément parmi ces derniers, mais devenu à son tour une flageolante rossinante, ce Jacques Laurent que je viens de quitter à l’instant rue des Saints-Pères en train de se frotter le mufle avec le vieux cheval de retour du stalinisme, mon « ex-camarade » André Stil. Malencontreusement pour ce petit monde, et heureusement pour la vérité historique, des biographes, des universitaires, des journalistes, appartenant à des générations nées après la guerre, donc n’ayant pas de cadavres dissimulés dans leurs placards, reviennent, dénués d’a priori et en toute indépendance d’esprit, sur un des plus sombres épisodes de notre histoire et sur le rôle que les représentants les plus en vue de l’intelligentsia française y ont joué. C’est le cas de François Dufay qui, dans son essai Le Soufre et le Moisi (le mot de Sollers semble avoir fait son chemin), rend compte des tribulations d’un certain nombre d’entre eux.

Honneur (si je puis dire) aux plus anciens, ceux que Bernard Frank appela les « grognards » : Paul Morand et Jacques Chardonne, ces « somptueux stylistes », ces « maîtres de la prose », ces as de « l’ellipse » et du « point-virgule », ces champions de l’écrit « maigre », à qui il arrivait tout de même de délaisser leur belle langue classique pour se livrer, dans une prose boueuse, à de crapoteuses considérations sur les Juifs, les Résistants, les alliés anglo-américains, les Noirs, les métis, les métèques, les Arabes, les Chinois, les homos, voire les femmes… (Exemple, entre mille autres, de ce style fleuri : « Là où Juifs et PD s’installent, c’est un signe certain de décomposition avancée ; asticots dans la viande qui pue. » Lettre de Morand à Chardonne, datée du 7 mai 1960.) Décidément les amis juifs et homosexuels de ces vieilles gloires aigries – je pense à des gens comme Cocteau, Mathieu Galey, Bernard Frank, Marcel Schneider, Jean-Louis Bory, Jacques Brenner – devaient avoir le cœur bien accroché quand ils lisaient de telles insanités ! Morand, l’auteur de France-la-Doulce, flanqué de sa bonne femme, « l’antique princesse Soutzo » (curieux comme ces distingués hommes de lettres de droite aimaient à se mettre sous la coupe de mégères particulièrement laides et anti-sexy, toutes plus délirantes qu’eux dans la haine raciste et antisémite – voyez le doux Marcel Jouhandeau martyrisé par sa furie d’Élise), avait un faible pour le képi bien français du Maréchal et les bérets, bien français eux aussi, de l’entourage de Laval (c’est lui, Morand, qui rédigea le discours de celui-ci à l’occasion de l’exposition à l’Orangerie du sculpteur nazi Arno Breker, le « Michel-Ange » du Troisième Reich, selon Cocteau). En revanche, Chardonne, le « délicat romancier du couple » qui s’extasiait, dès 1940, sur la « correction » de l’occupant, préférait, lui, la compagnie des stricts uniformes vert-de-gris, d’où son voyage en Allemagne à l’invitation de Goebbels, ses apologies en 1943 des beaux anges SS venus défendre la « haute civilisation charentaise », et sa vision quasi idyllique du génocide des Juifs : « On en a fait passer quelques-uns au four, c’est une affaire entendue, mais il y en a beaucoup qui sont très, très riches. »

Voilà les vieux radoteurs, aigris, rancuniers (« auteurs cultes » aux yeux de leurs jeunes thuriféraires, en vérité petits maîtres, dont un est assurément plus talentueux que l’autre, Morand – Venises est un beau récit), qu’on a tenté, après un sévère décrassage de leur passé, de relancer contre la gauche intellectuelle en position dominante dans la « République des lettres » de l’après-Libération. Rêve lancinant de jeunes gens nostalgiques des années 30 où, via l’Action française, la droite littéraire tenait le haut du pavé.

Qui sont donc ces stratèges qui vont pousser en avant les deux has been pour promouvoir leur propre carrière ? Un quarteron d’ambitieux revanchards, exaspérés par la renommée d’un Sartre, d’un Malraux ou d’un Mauriac (leurs bêtes noires), qu’un de leur supporter, Bernard Frank, appellera les « hussards » : Roger Nimier, Antoine Blondin, Michel Déon, et mon Jacques Laurent que j’ai abandonné tout à ses agapes au premier étage de chez Grasset. D’autres, de moindre envergure, de gauche pour certains, ou qui le deviendront, se proposent de prêter main-forte à l’opération de blanchissement des biographies et de promotion des œuvres : François Nourissier, Bernard Frank, Jean-Louis Bory, Mathieu Galey, Jacques Brenner, Kléber Haedens… Entre vétérans et épigones, le cirage de pompes tourne à plein régime (avant que tout ce beau monde, très faux cul, comme le prouvent propos et correspondances privés, ne se poignarde dans le dos). Le grand absent, soit dit en passant, de ces touchantes réunions de famille, c’est Céline (seul Nimier, qui l’admirait, tentera de le séduire et lui apportera son aide). Pas présentable, Céline. Vous le voyez, le vieil ermite fulminateur de Meudon, pas rasé, le cheveu en bataille, avec ses pantalons trop courts et tire-bouchonnés, ses charentaises trouées, ses paletots couverts de poils de chats et de chiens, vous le voyez fréquentant les luxueux salons des grandes mondaines de l’époque, conduisant des Bugatti, villégiaturant dans les palaces des grandes capitales, dînant au champagne au Crillon en compagnie de ces élégants bourgeois, de l’ex-diplomate de Vichy, de l’enraciné des Charentes et de leurs jeunes aficionados, tous en chics costards de flanelle, chemises de chez Charvet, et nœuds papillons ?… Quant à la flagornerie, pas de ses mœurs à lui, Céline ! À Antoine Blondin qui lui envoie son dernier livre paru, il répond : « Votre bouquin m’est tombé sur le pied. Et je n’ai rien senti… »

Milieu des années 50, début des années 60. Entrée au PC, début de mes collaborations aux Lettres françaises, à France nouvelle, intérêt pour le surréalisme, Artaud, Joyce, Bataille, Genet, Céline, le Nouveau roman, Tel Quel… C’est dire que Morand, Chardonne… J’ai peu lu le premier, rien du second. Je sais d’eux qu’ils ont été gravement compromis dans Vichy et la Collaboration. Les « hussards » ? Je suis de loin leurs efforts pour se hausser à la hauteur de leurs modèles. Rien de leur littérature n’est de nature à susciter mon intérêt. On les dit de droite parce que « apolitiques ». Leur cible : la littérature « engagée » (entendez à gauche, bien sûr). On parle à leur propos d’« école de la désinvolture ». Apolitiques ? Désengagés ? Désinvoltes ? Tu parles ! On en sait aujourd’hui un peu plus de ce qu’il en est du passé de ces angéliques jeunes gens. Il a fallu la nigauderie d’un grand nombre d’intellectuels de gauche, y compris de membres du PC, pour gober cette propagande. Pendant la guerre d’Algérie, les fringants « hussards » sont partisans de l’Algérie française, anti-gaullistes, et certains sympathisants de l’OAS (à la lecture de François Dufay, j’apprends que Nimier avait servi – se vantait-il ? – de boîte à lettres pour l’organisation terroriste. Conseiller littéraire chez Gallimard, il planquait au sein de la maison d’édition les documents secrets de l’OAS…). Je me souviens d’une lettre que j’avais adressée à mes « camarades » des Lettres françaises, dans laquelle je leur faisais part de mon étonnement devant la complaisance excessive que manifestait le journal – journal qui, je le leur rappelais, était né de la Résistance – pour des écrivains ayant trempé dans Vichy et la Collaboration, et qui ne manquaient pas une occasion de présenter la Libération comme un des pires moments de notre histoire. Et j’étais loin, à l’époque, de connaître le détail de leurs engagements, et la profondeur de leurs convictions. Avais-je adressé ma protestation à Aragon ? C’est Pierre Daix qui me répondit dans une lettre emberlificotée, dont l’argument essentiel, pour justifier les dithyrambes en faveur de Nimier, était qu’en cas d’une menace qui aurait pesé sur sa tête, à lui, Pierre Daix, le communiste Pierre Daix, c’est chez Nimier, l’ami de ses ennemis (l’OAS et les tenants de l’Algérie française), qu’il serait allé se réfugier en toute sécurité. Peut-être, j’en donne volontiers crédit à Daix. Réactionnaire politiquement, je crois savoir que Nimier était humainement un type plutôt bien. Je trouvais cependant que dans un affrontement aux enjeux idéologiques et politiques aussi sérieux, la raison avancée par Daix était un peu légère.

Apolitiques, les « hussards » ? Voyons de plus près. Pour ce qui est du « soufre » et du « moisi », pour reprendre les mots de François Dufay, le passé des fistons spirituels n’a rien à envier à celui de leurs papas-poules qui les couvèrent sous leur aile en poussant des petits gloussements d’admiration (en attendant de leur lacérer les flancs à coups d’ergots acérés). Les pépés les voyaient comme des « anges », ces braves gamins aspirant aux anciennes « fraternités viriles » et qui noyaient dans le blanc et le scotch leurs désespoirs de romantiques attardés.

De l’auteur des Caroline Chérie, que j’ai fui au 61 rue des saints-Pères, alors qu’il s’amollissait d’alcool dans les bras du romancier du Coup de canon, j’ai dressé le curriculum vitae. Je n’y reviens pas.

Passons à l’angelot Blondin (devenu ce pochard que Maurice Roche et moi croisions dans des bars autour de la rue de Verneuil), dont la beauté et la grâce faisaient se pâmer cette vieille fée Carabosse de princesse Soutzo, épouse Morand. L’homme commence sa carrière littéraire sous l’Occupation en publiant dans une feuille vichyste ; collabore après guerre à la presse d’extrême droite, aux côtés d’un ancien de la milice, François Brigneau. Il y injurie et y calomnie les anciens Résistants, se laisse aller à des propos aux relents antisémites, manifeste des velléités de s’engager avec son pote Laurent pour l’Algérie, oui le petit bonhomme que j’ai abandonné accroché aux basques de l’ancien rédac-chef de L’Huma. Cette belle jeunesse patriote rêve de casser du fellagha (Blondin et Déon, en reportage pour L’Aurore, traîneront leurs rangers en Kabylie afin de peaufiner pour les lecteurs du journal une idyllique image de la pacification de l’armée française en Algérie). De ce commentateur des courses de bicyclette, on aura vite fait d’oublier les diatribes haineuses et les énoncés triviaux, à forte teneur scatologique, pour se pâmer devant le styliste inimitable, à la prose si légère, si aérée, si harmonieuse.

Nimier ? Fidèle de Maurras, mais, à la différence de ses amis, a de l’estime pour de Gaulle et méprise Vichy ; espère néanmoins la victoire des partisans de l’Algérie française et l’élimination du général de Gaulle qu’il qualifie d’« abominable assassin de Brasillach ». Il signe avec ses amis Déon, Laurent et Blondin un contre-manifeste à celui des « 121 ». Il écrit, lui aussi, dans la presse d’extrême droite.

Quant à Michel Déon, il est toujours bon pied bon œil. À son tour – en un remake du passage de témoin grognards/hussards, mais dans la version d’une course tocarde – il est aujourd’hui porté au pinacle par quelques sous-hussards qui ne chevauchent même plus des haridelles mais de poussifs onagres. Déon : né Édouard Michel, ancien d’Action française ; secrétaire de rédaction d’une feuille royaliste sous l’Occupation, un temps chauffeur personnel de Charles Maurras ; « épuré » pour deux ans à la Libération, et comme tous ses amis se revendique fièrement « réactionnaire ». Bourrelé d’amertume et de rancœur, il se juge, à l’instar de ses deux tontons « grognards », l’innocente victime de ces redoutables coupeurs de têtes gaullo-communistes que Chardonne, de son côté, voyait embusqués dans toute la presse, particulièrement au Nouvel Observateur « nid de la juiverie bolchevisante ». Morand, lui, les repérait à l’Académie Goncourt, autre « nid de la juiverie », et, tout à sa paranoïa, il dénonçait pêle-mêle Juifs, francs-maçons, protestants, homosexuels, qui lui avaient fait rater son élection à l’Académie française (ce ne fut que partie remise). Nimier, pas gêné, ira jusqu’à le comparer à… Dreyfus.

Pianotant sur Google, à la rubrique Michel Déon, je tombe sur une ambitieuse étude « philosophique » intitulée « La poétique subversive des hussards ». Il y est question du « style sobre et précieux de Déon et Nimier », de la nullité de « l’école surréaliste », « mouvement littéraire fantôme » (dixit Nimier), mais aussi du « ton burlesque et enjoué sur lequel Blondin parle de la Résistance » (j’imagine, en effet, la mine enjouée, voire rigolarde, des jeunes résistants devant les pelotons d’exécution allemands, au mont Valérien…), du « détournement axiologique – du bien et du mal, des bourreaux et des victimes… » (bien utile ce trissotin « détournement axiologique » qui permet de faire passer les victimes des camps d’extermination nazis pour les bourreaux, et les génocidaires pour d’innocents martyrs). « Les thèmes traités par les hussards étant bien connus, écrit imperturbablement l’auteur de l’étude, il est inutile d’entrer dans le détail… » Ben, tiens donc ! Au fait, le « détail »…, ça ne vous rappelle rien ?

Auteurs littérairement de peu de portée, politiquement réactionnaires (c’est eux qui le disent, on ne va pas les contrarier), les « grognards » sont, de plus, humainement minables. Manipulateurs, simulateurs (Chardonne vire de ses Œuvres complètes les textes compromettants), trouillards (prêts à se faire la malle à l’étranger quand la gauche gagne les élections), pleurnichards (on leur tape dessus), lâches (n’assumant rien de leurs engagements), revanchards (quelle jubilation quand ils apprennent que les généraux félons d’Algérie menacent la République ! les papys croient leur heure revenue et les fistons la leur enfin venue ! – et la belle famille de sabler le champagne !). De plus, ce sont de vrais salauds, tapant sur ceux qui les ont aidés. Morand s’en prend à Jean Jardin qui l’a sauvé en 1944, Chardonne tient des propos méprisants sur son cadet Nimier, et plus dégueulassement, en 1954, sur Max Jacob, mort en 1944 à Drancy, après avoir été arrêté comme Juif, au point que Jean Paulhan est obligé de rappeler l’insulteur à un peu de décence : « Quand on fut l’ami, autant qu’il l’a été [Chardonne], d’un gouvernement français qui donnait l’ordre à des gendarmes français d’arrêter un poète français à Saint-Benoît-sur-Loire pour le compte de la Gestapo, mieux vaudrait n’en pas parler d’un air si badin, fût-ce pour divertir Roger Nimier ». Et, last but not least, serviles lèche-pompes (le farouche anti-gaulliste Chardonne envoyant à l’homme du 18 Juin, alors président de la République, un exemplaire dédicacé de son dernier livre). Les sous-fifres ne seront d’ailleurs pas en reste, pour ce qui est des coups de langue bien placés. François Dufay cite les déclarations enamourées du petit Mathieu Galey à l’adresse des épouses de ses idoles, les harpies Morand et Jouhandeau).

Que les trois grognussards – le Morand, le Déon, et le Laurent que j’ai quitté effondré d’amour et de boisson dans les bras fraternels de mon ex-prix Staline -, qui ont abondamment vomi sur une France au tapis, aient été faits académiciens français, n’est pas le moindre des paradoxes. Cette élection en dit long, en tout cas, sur la nature de la noble institution, qui fut, comme l’Académie Goncourt, bien compromise sous l’Occupation. L’Académie française, parmi ses Immortels, en a compté sept qui ont été inquiétés à la Libération, dont Maurras et Pétain. Leurs anciens s’étaient déjà massivement mobilisés contre Dreyfus. Quant à la Goncourt, un de ces jurés qui écrivait dans Gringoire jusqu’en 1942 et flirta avec l’Occupant, fut blanchi par Aragon, on vit même apparaître sa signature dans Les Lettres françaises juste avant l’attribution du prix Goncourt à Elsa Triolet. Petit marchandage comme le milieu en fut prodigue.

Si vous ne craignez pas que cette poisseuse saga tragique-comique (effet du mélange soufre/moisi), évoquée ici à grands traits, ne vous colle trop aux doigts et à l’âme, lisez le livre de François Dufay. Il vous aidera à comprendre bien des enjeux actuels de la vie littéraire et politique française.