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« Poèmes d’amour et de mort à déchirer avant la guerre… » Création et complexité du champ poétique dans Fertilité de l’abîme de Denis Emorine

À la source de la poésie de Denis Emorine, on trouve toujours l’hétérogénéité irréductible et l’altérité qui ne peuvent et ne doivent pas être maîtrisées : il suffit de s’y plonger, de s’y remettre entièrement pour pouvoir comprendre la légitimité, la justesse et l’originalité de cette voix, pour se laisser entraîner car la lecture de ce recueil se prête comme une expérience unique et exceptionnellement enrichissante qui nous guide sur des chemins peu praticables tout en maintenant l’équilibre entre l’immatérialité, le vide, le néant et le déploiement de l’être, l’apothéose de l’existence humaine. Nous acceptons avec plaisir de côtoyer l’auteur dans sa quête pour sonder la tension que recèle le flux, le champ de rencontre et d’interaction de l’identité et de l’identité projetée, réfléchie, l’altérité et l’altérité apprivoisée, assimilée. 

(Paru dans la préface de Fertilité de l’abîme de Denis Emorine, Éditions Unicité, Saint-Chéron (Essonne), 2017, pp. 9-14. – Publié ici avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur)

« Poèmes d’amour et de mort à déchirer avant la guerre… » Pourquoi cet appel à déchirer les textes ? D’où vient l’idée et quelles sont les causes qui lui donnent naissance ? S’agit-il de poèmes qui seraient trop purs, trop fragiles, trop raffinés, voire trop saints, pour qu’on les livre à l’effusion de sang, aux horreurs et sacrilèges de la guerre ? Ou toute création poétique, par sa capacité de lier dans une intimité complice le monde physique, le registre discursif et l’univers métaphysique, rentrerait-elle dans la catégorie des créations qui s’interrogent sur l’essentiel et en conséquence, devrait être protégée à tout prix ? Pour arriver à prendre position dans cette question, il faut mesurer, comprendre et prendre en considération la complexité du champ poétique de Denis Emorine, l’univers à la fois mystique, éloigné, étranger, pourtant proche, palpable et bien familier de ses poèmes pour pouvoir ensuite arpenter les ruelles et les avenues de son for intérieur, de ses continents, de son imaginaire, de sa cosmologie spirituelle, mentale.

« J’ai enterré mes poèmes / Derrière la maison / Depuis plus rien ne pousse / La terre est stérile ». Il s’agit ici d’une stérilité féconde, nourrie par la volonté profonde de la rencontre, de l’échange, de l’amour auquel on peut s’abandonner, dans lequel on peut se dissoudre, s’épanouir et se redéfinir : « Je mourrai avec ta beauté au fond des yeux / Prends-moi par la main mon amour / Avec toi je n’aurai pas peur / Ordonne et j’obéirai ». À la source de la poésie de Denis Emorine, on trouve toujours l’hétérogénéité irréductible et l’altérité qui ne peuvent et ne doivent pas être maîtrisées : il suffit de s’y plonger, de s’y remettre entièrement pour pouvoir comprendre la légitimité, la justesse et l’originalité de cette voix, pour se laisser entraîner car la lecture de ce recueil se prête comme une expérience unique et exceptionnellement enrichissante qui nous guide sur des chemins peu praticables tout en maintenant l’équilibre entre l’immatérialité, le vide, le néant et le déploiement de l’être, l’apothéose de l’existence humaine. Il s’agit également, par l’intermédiaire de la poésie emorinienne, de s’interroger sur la manière dont la poésie peut s’emparer de la vie et de sa capacité à remplir les fissures, à s’infiltrer dans les déchirures du quotidien pour donner une nouvelle signification et de nouvelles dimensions aux souvenirs, aux murmures, à la fragilité, à la démunition et à la vulnérabilité humaine : « Ce matin-là / L’odeur de pourriture des feuilles mortes / Était oppressante ».

« J’ignore / Si des voix m’appellent encore / Dans une langue qui me fait frissonner / Sans que j’en comprenne le sens ». L’auteur nous renvoie à la question de l’absence et de la disparition du sens, du morcellement du cogito, de la néantisation qui consiste à se laisser complètement envahir par l’imagerie de l’écrasement de l’homme qui est transpercé par une tragique et sinistre appréhension du réel, par un dépassement de la conscience suragitée vers l’apaisement et le calme de la simplicité de l’existence.

L’axe du singulier se déstabilise par la dynamique profondément interindividuelle de l’amour et de la passion, par le décentrement de la centralité de soi, par le rayonnement de la présence de l’altérité. Ainsi, par sa poésie, Denis Emorine donne naissance à un ethos de l’immédiateté de l’autre, de l’expérience vécue partagée de l’au-delà du saisissable, du compréhensible, de l’exprimable. Les textes s’enracinent dans une sensibilité liée à la condition humaine, historique, au caractère passager de l’existence, aux bouleversements et témoignent ainsi d’une véritable maîtrise poétique et philosophique, des tours de main secrets qui revêtent le recueil de toutes les qualités propres à un chef-d’œuvre consacré à l’étude de tout l’éventail des nuances possibles de la disparition, de la perte, de l’abandon, de l’oubli, de la mort et de la remémoration, voire de l’incantation : « Des lueurs tremblantes / Qui éclairent tes yeux / Et une femme qui danse / Devant les arbres morts  / L’exil / S’empare de toi  / Lorsque tu tournes le dos / Aux mots d’amour  / évadés de ta tête / Pourquoi souligner encore la mort / Elle est toujours sur tes pas / A guetter le moment propice / Ne regarde plus les mots disparaître / Si tu l’oses ».

 

L’omniprésence des yeux n’est pas contingente ou éventuelle, au contraire  les yeux remplissent à la fois le rôle d’objet d’admiration, de surface de miroitement et d’intermédiaire entre les dimensions inhérentes, abstraites, intangibles et le monde extérieur, matérialisé et palpable : « En ouvrant les yeux / Je me sentais démuni / Je me souvenais de ta main ouverte / Que je voulais presser encore une fois », « Je mourrai avec ta beauté au fond des yeux », « Je ne sais toujours pas / Vivre les yeux ouverts / Ni m’endormir et rêver / Les yeux fermés ».

 

Dans l’écriture de Denis Emorine, l’abîme devient fertile, la métaphore vibre, la poésie vit et se déploie dans les déchirures du tissu de l’existence, dans le vide et le suspense intemporels : « Tu restes seul en scène / Et clignes des yeux devant ta vie / Tandis que la salle se vide / Dehors les papiers s’envolent / On torture encore les hommes / Qui essaient de s’enfuir sur une autre planète ». Tout détournement des paysages idylliques s’opère à partir de la position fragilisée des personnages, abordée frontalement mais respectant un certain principe de gradation, et nous présente le problème de la cohabitation conflictuelle de l’identité et de l’altérité, de la mêmeté et de l’étrangeté qui sont souvent en rupture et créent, même au sein de l’esprit d’un même individu, des ruptures, une identité poétique et philosophique mouvementée, une conscience nomade et métissée. L’ampleur et la grandeur de la poésie emorinienne réside entre autres dans sa capacité à représenter les qualités subtiles et substantielles des choses, à défaire l’opacité des diverses strates des relations humaines, à stipuler et construire un symbolisme incantatoire, une atmosphère anticipée d’imprévisibilité et de déséquilibre. Ombres, obscurités, fusillades et le vide incessamment repris, travaillé, transformé, transsubstantié et nuancé se conjuguent au long de ce recueil d’un ton à la fois personnel, intime et abstrait, neutre et distancié.

 

Cette poésie circonscrit un territoire dans toute sa polyphonie de sens et conjugue tout ce qui relève d’identité et d’enracinement aussi bien que tout ce qui est lié à la translation, au transfert, au passage : la linéarité traditionnelle s’avère désuète car les textes établissent une forme de rapport dynamique entre passé, présent et futur, entre temporel et atemporel, entre particulier (représenté par des prénoms, des éclats de vie individuels) et universel (divers instants vécus et partagés de la réalité humaine) : « Tu te bouches les yeux / Avant de quitter à jamais ta maison ouverte à tout vent / Il ne sert à rien de lever le poing vers le ciel / L’eau monte lentement / Noire si noire / Dieu s’est sauvé encore une fois ».

La syntaxe claire, le style simple et limpide s’imposent et conduisent l’équilibre naturel jusqu’à l’éclatement en touchant aux confins de l’intelligibilité et révèlent des zones de non-dit, des lieux secrets qui, enveloppés dans une opacité mystique qui imprègne les vers, s’éclaircissent graduellement et révèlent un ethos d’expérimentation raffinée, maîtrisée de manière approfondie : « Quelques feuilles mortes / Quoi d’autre / Des voix disparues / Une ancienne chanson oubliée / Une arme rouillée / Tu  serres le bras de ta mère / Ton père agite la main / Dans votre direction  / Tu ne sais plus vraiment  / Qui tu étais / Dans les souterrains de l’Histoire ». Ainsi, tout en s’ancrant dans les dimensions les plus profondes de la trivialité du quotidien, l’auteur arrive à en faire abstraction, à représenter d’une façon renouvelée des horizons jusque-là impénétrables et impraticables de la vie en leur empruntant des voix inouïes et en nous offrant ainsi des terrains successifs de recherche et de conquête nourris par ses propres expériences : nous acceptons avec plaisir de côtoyer l’auteur dans sa quête pour sonder la tension que recèle le flux, le champ de rencontre et d’interaction de l’identité et de l’identité projetée, réfléchie, l’altérité et l’altérité apprivoisée, assimilée.